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DE LA PATRILOCALITE A LA MATRILOCALITE DANS LES CAMPS DE REFUGIES SAHRAOUIS ♦

Conclusions et perspectives

DE LA PATRILOCALITE A LA MATRILOCALITE DANS LES CAMPS DE REFUGIES SAHRAOUIS ♦

Jean Duvignaud n’aime pas qu’on parle de lui, mais c’est un amoureux des femmes. Aussi, pour lui rendre hommage, ai-je préféré parler des femmes plutôt que de lui. On reconnaîtra peut-être, à travers mes propos, une démarche, un état d’esprit qu’il m’a transmis, de cette manière si particulière qu’il a de transmettre les choses essentielles, si pleine de réserve, presque de pudeur, qui fait qu’on se rend compte un jour que la part la plus précieuse de son message était, presque cachée, dans ce qu’il n’a pas dit.

Les femmes dont il va être question sont d’étonnantes révolutionnaires, celles du Sahara Occidental auxquelles le Front Polisario et l’ensemble du peuple sahraoui doivent d’avoir créé, dans un des endroits les plus déshérités du monde - la hamada de Tindouf, en Algérie -, et dans des conditions extrêmes - la guerre, l’exil, le plus dur des déserts, et le dénuement absolu -, des “camps de réfugiés” qui ont stupéfié tous ceux qui les ont visités.

Depuis plus de vingt ans, et pendant que les hommes s’occupaient à l’extérieur de la guerre et de la politique - comme ils l’ont toujours fait -ces femmes se sont unies pour prendre en charge le destin collectif de la société tout entière. Destin, le mot est fort sans doute, mais quel autre terme utiliser pour désigner ce travail quotidien de construction, d’organisation, de réflexion, de remises en cause et d’éducation qui a permis à la fois la mise en œuvre du changement social et la préservation des valeurs fondamentales de la culture bédouine, pour ne pas dire de l’identité sahraouie.

De l’analyse des transformations de la famille à travers le processus révolutionnaire développé dans les camps de réfugiés1, je retiendrai un élément qui m’est apparu lors de mon dernier séjour à Tindouf, au

Paru en 2000 dans : Internationale de l'imaginaire, Nouvelle Série, n° 12 : “Jean

Duvignaud, La scène, le monde, sans relâche”, Paris, Babel - Maison des Cultures du monde, Paris, 211-221.

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printemps 1995, où pour la première fois j’ai été admise à séjourner pour y entreprendre une véritable recherche : pendant plus d’un mois, les autorités sahraouies m’ont laissée libre de circuler dans les campements sans accompagnateur, et d’interroger qui bon me semblait.

Sur le plan de la méthode, je me suis gardée de procéder à une “enquête” au sens scolastique du terme, préférant aller m’installer dans une famille que j’avais connue vingt ans auparavant, puisqu’elle résidait en Mauritanie lorsque j’ai commencé mes recherches sur les grands nomades, et avec laquelle, malgré le temps et la distance, j’avais pu garder des liens étroits. Invitée par le fils - un étudiant rencontré à Paris en 1973 -, adoptée par le père - un cheikh de lignage important retrouvé à Zouérate, en Mauritanie -, c’est par cette famille que j’avais été introduite dans la tribu. C’est grâce à son appui, et à cette position qu’elle m’avait permis d’occuper dans la société pastorale, que j’avais pu, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, circuler au sein des campements nomades et réunir les éléments nécessaires à la rédaction de ma thèse d’État (entreprise sous la direction de Jean Duvignaud). Il s’agit d’une famille éclatée, à l’image du peuple sahraoui tout entier, puisqu’une partie réside dans les camps de réfugiés de Tindouf, une autre nomadise entre la Mauritanie et les zones libérées, une autre est sédentaire et se partage entre Nouakchott, Nouadhibou et les palmeraies de l’Adrar, une dernière se trouve quelque part, de l’autre côté du mur, en territoire occupé, et d’autres encore vivent à l’étranger. Ce lignage, fort connu au sein de la population sahraouie, est donc le point d’ancrage de l’espace social auquel les nomades du Sahara Occidental et de Mauritanie qui connaissent mon existence - et comme chez les Bédouins “tout” se sait, ils sont nombreux - m’associent. Je n’avais pas revu les membres de cette famille qui avaient opté pour la lutte et l’exil, et en particulier le cheikh qui m’avait accueillie en 1975 et qui est maintenant un vieillard demeurant pratiquement en permanence dans les camps, comme la plupart des hommes âgés et les blessés de guerre2.

Préférant “laisser le terrain parler”, j’ai donc pendant quelques semaines vécu au rythme de la quotidienneté, suivant l’une ou l’autre des femmes de la famille dans ses occupations, et demandant à chacune et à chacun de me “raconter” ce qui s’était passé depuis que nous nous étions séparés, vingt ans auparavant.

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Dih ould Daf, citoyen sahraoui, originaire de la famille Daf de la fraction des oulad Lahsen des oulad Moussa des Rgaybat Sahel, à la mémoire duquel est dédié ce livre, est mort en juillet 2000 dans le camp d’Aoussert qu’il avait rejoint avec une partie de sa famille en mars 1979. Cf. Caratini, S., 1993, chapitre 2.

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On ne rencontre dans les camps pratiquement que des femmes et des enfants en bas âge, puisque les autres partent étudier ailleurs à partir de onze-douze ans, et que tous les hommes en âge de travailler sont soit dans les régions militaires (entre la frontière et le mur de défense marocain), soit au siège du gouvernement (sis dans des bâtiments “en dur” à une trentaine de kilomètres au sud de l’oasis de Tindouf). Si les hommes ne sont pas là, ils passent tout de même de temps en temps. C’est donc de cette absence et de ces passages dont il va être question, puisque parler des femmes, c’est évoquer le rapport femmes/hommes (pourquoi toujours dire hommes/femmes ?), sans lequel il n’y a que des êtres humains (ce qu’on appelle les “hommes” au sens générique du terme).

Sur le terrain, les “camps de réfugiés” se présentent de la manière suivante : entre 150 000 et 200 000 personnes, pour la plupart des femmes, sont réparties entre quatre centres de sédentarisation situés en plein désert et distants les uns des autres de 30 à 140 km ; le centre administratif de la RASD, qui regroupe les ministères et les grands services, étant également isolé, mais dans une position centrale équidistante de l’oasis de Tindouf d’une part, et des trois principaux camps de l’autre. Chaque camp est considéré comme une “région”, une

wilaya, et porte le nom d’une ville ou d’un village du Sahara

Occidental occupé par les Marocains. Une wilaya réunit autour de quelques bâtiments administratifs cinq ou six “quartiers”. Chaque quartier est composé d’un ensemble de tentes disposées en lignes, et dont le modèle est le plan également carré des camps romains utilisé par les nomades à l’époque des grands rassemblements. Les tentes de fortune des premières années ont été remplacées par des tentes “réglementaires” spacieuses, dont la coupe et le plan (carré) ont été adoptés à la suite d’un concours organisé par les femmes sur l’art et la manière de tailler sa demeure3.

Le projet révolutionnaire, qui s’est d’abord fondé sur l’abolition du tribalisme (“le tribalisme est un crime contre la nation”), a eu pour première conséquence le mélange des populations. Délibérément, et au fur et à mesure que les réfugiés arrivaient, le Front Polisario s’est efforcé d’empêcher - ou tout au moins de limiter - les regroupements tribaux et même lignagers. De plus, dans l’urgence de transformer en peuple cet ensemble de tribus (dans un objectif de révolution sociale, certes, mais aussi de stratégie politique internationale), une pseudo- “révolution culturelle” s’est mise en place avec l’interdiction, pour chacun, de dévoiler à l’autre son origine tribale. Interdiction également

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Ces tentes, différentes, dans leur conception, de la tente (khaïma) bédouine, de plan carré et non rectangulaire, et plus vastes, sont appelées “Guitounes”.

aux parents de transmettre à leurs enfants le nom de leur groupe d’appartenance, les récits de leur lignage, l’histoire des tribus et les mythes de fondation. Ainsi des femmes se sont-elles retrouvées côte à côte, et c’est par la lutte pour la survie et dans le travail quotidien qu’elles ont développé de nouveaux liens, nourris plus par le voisinage que par la parenté. En l’absence des hommes, les relations mère-filles et les relations entre les sœurs, déjà très fortes en temps de paix, se sont encore renforcées.

Mais c’était la guerre, or en temps de guerre l’instinct de vie se fait plus fort, et l’angoisse de la mort décuple les pulsions sexuelles. Donc elles ont épousé ces hommes qui passaient, d’autant plus facilement - et d’autant plus souvent - que le Front Polisario développait toujours davantage une politique nataliste, s’efforçant d’aplanir toutes les difficultés inhérentes aux mariages et aux divorces - le divorce étant lui-même promesse de remariage. “Faites des enfants”, tel fut le maître mot de la politique sociale du gouvernement sahraoui, toujours en manque non seulement de combattants, mais de citoyens, car le peuple sahraoui est petit, et la démographie est un atout d’importance. Les besoins de la politique favorisant la satisfaction des besoins sexuels, on a assisté, en quelques années, à une accélération des unions. Accélération parce que les hommes étant absents, les couples se défaisaient aussi vite qu’ils se formaient. Heureusement, la morale bédouine est plus libre que la morale sédentaire, et les femmes maures n’ont jamais été dévaluées - symboliquement et matériellement - par les mariages successifs. On peut le vérifier en Mauritanie, où l’on remarque, en particulier en ville, des phénomènes du même ordre, et où le montant de la dot d’une femme s’accroît de mariage en mariage, comme si l’expérience matrimoniale apportait à la femme une “valeur ajoutée”, pourrait-on dire, ce qui est impensable au nord du Maghreb.

Chez les Sahraouis, la dot a été supprimée, ce qui a encore facilité les choses, puisque l’argent - qui d’ailleurs n’a pas circulé dans les camps jusqu’en 1991 - n’était même plus un frein à la noce. Dans le même temps, et toujours pour des raisons “révolutionnaires”, mais cette fois dans la perspective de mettre en acte une république démocratique (qui n’est pas islamique, remarquons-le), la femme a acquis le droit à la parole, et plus personne n’a pu marier sa fille sans qu’elle ait donné son consentement. Le seul obstacle possible était tout de même l’accord des parents, qui restait essentiel, et auquel on n’a pas osé toucher. Mais sur ce plan aussi, le droit des femmes à la parole a modifié les choses, puisque la nécessité du consentement du père (des pères, en fait) s’est vue doublée du consentement des mères, ce qui a pu, selon les cas, aider ou au contraire entraver les négociations relatives à l’alliance.

Voilà donc que surgit sur la scène un personnage universellement redoutable et redouté : celui de la belle-mère, dont les pouvoirs se sont

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trouvés également renforcés. Avoir une belle-mère, pour une femme, c’est déjà difficile, mais en avoir plusieurs, et en changer tout le temps... c’est fâcheux.

Dans la société saharienne, comme dans l’ensemble du monde arabe, la patrilocalité est la règle. C’est-à-dire que lorsqu’une femme se marie, elle va dresser sa tente dans le campement de son époux, donc à côté de sa belle-mère (si ce n’est au lendemain du mariage, du moins dès la naissance de son premier enfant). C’est ce qui s’est passé, au début, dans les camps de réfugiés. Toute jeune mariée recevant du gouvernement la toile dont elle fait sa tente, allait installer la demeure du jeune couple à proximité de sa belle-mère, dont elle devenait en même temps l’obligée dans la quotidienneté des travaux domestiques. Une fois divorcée, elle pliait bagage et revenait près de la tente de sa mère. Mais avec le temps et l’importance de la relation mère-fille, accrue par l’épreuve commune et par l’affaiblissement de la mère prenant de l’âge et n’ayant plus la présence de ses fils pour la réconforter, quelques résistances sont apparues.

De surcroît, depuis le cessez-le-feu de 1991, toutes ces femmes réfugiées, désespérant de rentrer rapidement au Sahara Occidental, ont commencé à construire des petites pièces en brique sèche, pour améliorer leur habitat. En quelques années, chaque tente s’est trouvée ainsi agrandie par une petite cuisine et un “salon”, pièce fermée, plus confortable par mauvais temps (le froid, la chaleur, le vent de sable) et dans laquelle quelques maigres trésors ont pu être entreposés, car la circulation de l’argent et les liens renoués avec les familles lointaines ont permis à certains d’avoir quelques effets supplémentaires : des tapis, des coussins, des couvertures, quelques denrées que la rareté rendait précieuses. Déménager après avoir fait l’effort de la construction devenait plus difficile. Alors, en l’absence des hommes, on s’est “arrangées” entre femmes, et les jeunes mariées en ont profité pour rester frileusement à côté de leurs mères, ce que n’ont pas contesté les belles-mères, qui, faisant de même, pouvaient ainsi garder leurs filles à proximité. Insensiblement, la tendance s’est inversée, et l’on est passé de la patrilocalité à la matrilocalité. Le phénomène n’est pas général, mais il est bien présent. On négocie selon les situations, et si la belle-mère n’a pas de fille pour prendre soin d’elle, on y va quand même... en traînant les pieds. Quant à la mère, même si elle laisse partir ses premières filles, elle gardera toujours au moins la plus jeune à proximité.

Et les hommes, dans tout ça ? Ils n’ont rien, mais n’ont jamais rien eu. Chez les nomades, la tente est à la femme. Non seulement elle en est propriétaire (qu’elle soit mariée ou divorcée), mais en l’absence de son épouse jamais le mari ne pourrait l’occuper. S’il n’y a pas de femme dans une tente, l’homme doit dormir dehors, du moins en était-

il ainsi au temps de la vie nomade, où le guerrier (tout comme le berger) se serait couvert de ridicule en agissant autrement. Dans la vie bédouine, chaque homme avait son campement, ou du moins sa place dans le campement de son père et de ses frères. Or là, il n’y a plus de campement, il n’y a que des tentes de femmes. Le marié, piégé par la matrilocalité, se retrouve donc isolé dans un clan de femmes que domine sa belle-mère, où son autorité est considérablement fragilisée, puisque la société est patrilinéaire et que le pouvoir appartient aux hommes du lignage, soit au beau-père (s’il est là) et aux beaux-frères : quand les hommes de la famille sont sous la tente, et en particulier quand le pater

familias est là, les femmes et les enfants baissent le ton. En quelque sorte

l’homme, quand il est gendre, n’est “pas chez lui” à double titre. En cas de divorce, c’est lui qui ramasse ses affaires et s’en retourne... chez sa mère, du moins le temps de se trouver une nouvelle épouse...

Le pire, pour un homme marié, est lorsque son beau-père est là. Et il est souvent là, du moins s’il est vieux. Et quand le vieux père est là, c’est l’Arlésienne permanente (d’autant qu’un ex-beau-père reste toujours un beau-père, surtout lorsqu’il y a des enfants). Ce que j’appelle “arlésienne” est ce jeu de cache-cache caractéristique de la société saharienne et que génère l’interdiction, pour un homme, d’entretenir des rapports directs avec son gendre et son beau-père. Si la distance est de mise entre les générations d’une manière générale, et particulièrement entre la belle-fille et son beau-père, elle doit être absolue entre le gendre et le père de sa femme, qui ne peuvent ni se parler, ni se regarder dans les yeux, ni même s’apercevoir de loin. Ce qui n’implique pas pour autant que les échanges - en particulier de dons ou de services - ne doivent pas avoir lieu, au contraire, mais toujours par personne interposée.

J’avais fait l’apprentissage de cet étrange ballet auquel se livrent les hommes dans la société bédouine pré-révolutionnaire. Un ballet qui ne concerne d’ailleurs pas seulement le gendre et le beau-père, mais tous les hommes qui lui sont associés, comme les beaux-frères aînés, les oncles et les cousins plus âgés que la femme, etc. Mais la patrilocalité y préservait tout de même des espaces masculins qu’on pourrait dire

safe, où l’on ne risquait pas de se rencontrer. Ici, il n’y en a plus, et en

exagérant un peu le trait, on pourrait dire que tout homme marié qui vient passer quelque temps dans sa famille doit s’assurer, chaque fois qu’il veut sortir de chez lui, que “l’autre” n’est pas dans les environs, ou qu’il ne s’apprête pas à sortir justement au même moment. Tranquilles, au contraire, les femmes (et les enfants) vont et viennent d’une tente à l’autre, de l’un à l’autre, apportent au prisonnier la nourriture et l’information cruciale (“Il dort, tu peux y aller ; il arrive fais attention ; tais-toi, il peut t’entendre”, etc.), car désormais, l’espace social tout entier est devenu leur territoire. Un territoire féminin.

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Sans domicile fixe, les hommes sahraouis sont donc condamnés à tourner dans cet univers de femmes dont ils sont dépossédés.

C’est pour cette raison, et parce que, connaissant un peu la langue, les coutumes et surtout les gens et leurs liens de parenté, ce jeu permanent m’est apparu et m’a fait quelque peu sourire, que j’ai appelé cette communication, certes un peu par provocation : “La revanche des femmes”. Provocation parce qu’en réalité la situation des réfugiés ne prête pas à rire.

Au moment où l’on espère que le référendum d’autodétermination du peuple sahraoui pourra enfin avoir lieu, on peut néanmoins se poser la question : de cette matrilocalité, comme de tout ce qu’a réalisé cette génération de femmes en exil, que restera-t-il ? Peut-être beaucoup, peut-être rien. Mais même s’il n’en restait rien, cette période de leur histoire en train de se faire est déjà, pour les femmes du Sahara Occidental, leurs filles et petites-filles, un moment fondateur, une référence exemplaire, un repère dans le temps que la mémoire collective n’effacera pas de sitôt.