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Rôle et pouvoir du cheikh

Au début du XXème siècle, alors que les forces françaises installées au Sénégal s’apprêtent à pénétrer en Mauritanie, les Rgaybat exercent le contrôle de leurs terrains de parcours. Ils entretiennent, pour ce faire, des rapports de guerre ou d’alliance avec leurs voisins immédiats. Guerre avec ceux qui menacent leur hégémonie et ceux dont ils veulent s’approprier les richesses pastorales, alliance avec ceux qu’ils dominent où qui constituent une force puissante qu’il est prudent de ne pas affronter.

À cette époque, la fraction rassemble, autour d’un lignage dominant - celui du cheikh - un ensemble de parents plus ou moins proches. Tous se disent descendants d’un ancêtre éponyme commun, petit-fils de Sid Ahmed Rgaybi, l’ancêtre fondateur de la qabila. Théoriquement, c’est le descendant aîné de la lignée aînée de la fraction qui en est le cheikh. En fait, la préséance des aînés n’est qu’une tendance qui peut être renversée lorsque le représentant de la branche aînée n’est pas digne de son rang, ou s’il a été supplanté par un cadet proche. Quant aux “parents” officiellement descendants de branches collatérales, ils forment en réalité un groupement de familles aux origines hétérogènes, puisque les mécanismes d’intégration d’éléments extérieurs sont permanents dans l’histoire des lignages. À l’intérieur de la fraction, on distingue les “Rgaybat de sang” et les “Rgaybat de nom”. Les premiers

seuls sont des chorfa (au sing. : chérif), des “nobles”, puisque le sang de l’ancêtre fondateur coule dans leurs veines, et que cet ancêtre, selon les traditions locales, était descendant du Prophète. Vis-à-vis de l’extérieur, cette distinction est soigneusement cachée, et tous les Rgaybat s’affirment chorfa à l’exception des forgerons et des esclaves qui résident dans les campements. Les mécanismes d’intégration sont gommés, et le langage de la parenté agnatique domine.

Le cheikh de la fraction dirige l’assemblée des hommes dans laquelle les décisions sont prises à l’unanimité à l’issue d’un débat général. Il est clair que les status - sinon les statuts - des différents chefs de famille ne pèsent pas du même poids dans les discussions. Selon les moments et les circonstances de l’histoire de chaque fraction, on peut voir apparaître des oppositions très fortes entre les principaux personnages ou les lignées les plus nobles. Une ligne de rupture potentielle partage alors la fraction, et chaque leader tente de réunir autour de lui le maximum de partisans, par diverses stratégies (alliances matrimoniales, dons et prêts de bétail, marques de considération, etc.). Le point de scission, qui entraînera une fraction devenue trop large à se diviser ultérieurement en deux unités de nomadisation autonomes, est ainsi marqué. Le cheikh de la fraction potentielle est désigné de fait.

À la base de cet édifice est l’assemblée qui réunit les hommes d’une grande famille pour désigner celui qui les représentera à l’assemblée de la fraction ; au sommet est l’assemblée générale des dix chioukh qui représentent les dix grandes fractions de la qabila, auxquels peuvent se joindre quelques notables influents. Tous les hommes libres sont ainsi représentés et participent directement ou indirectement, au cours de longues délibérations, aux décisions qu’il sied de prendre pour préserver les intérêts collectifs. Il s’agit donc d’une structure très peu hiérarchisée puisqu’il n’y a pas de cheikh unique, ni d’émir, ni de chef, et que chaque cheikh est avant tout le représentant de l’ensemble des patriarches de sa fraction, eux-mêmes simples porte-parole des membres masculins de leurs familles.

Le rôle politique du cheikh consiste à maintenir la cohésion des forces avec les autres chioukh de fraction, en particulier au niveau du contrôle territorial, et à désigner les hommes qui seront chargés d’exécuter ou de faire exécuter les décisions (l’aït arbaïn)4. Son rôle économique l’amène à décider, avec les autres chioukh, de la répartition des ressources pastorales entre les fractions, et,

4

Ou “Conseil des quarante”. Institution d’origine berbère, nommé par la jemaa qui attribue, temporairement, la direction d’une fraction ou de la qabila toute entière aux plus valeureux d’entre eux. Cf. Caratini S., 1989c.

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éventuellement, de prévoir l’élargissement de l’espace pastoral. Dans le même temps, il s’efforce non seulement de conserver à sa propre fraction son rang dans la qabila, mais aussi de l’élever autant que faire se peut.

Au niveau de l’assemblée de la fraction, le cheikh cherche à conserver à son lignage la suprématie, ce qui lui permet de maintenir sa place dans l’assemblée générale de la qabila. Il veille à ce que les décisions prises par cette dernière soient appliquées et assure la répartition des ressources pastorales entre les troupeaux, en concertation avec ses compagnons de nomadisation. Il représente en outre le principal pôle de concentration/distribution des biens autour duquel gravite un groupe de partisans mouvant, qu’il s’efforce d’accroître et de s’allier de manière durable.

Retenons schématiquement ces trois éléments constitutifs du pouvoir du cheikh :

- l’appartenance généalogique (lignée noble et premier rang dans la phratrie) ;

- le prestige du savoir (en l’occurrence guerrier et politique, mais le savoir peut aussi être religieux, littéraire et scientifique) ; - les réseaux d’alliance et de protection : le cheikh cherche à

maintenir dans son sillage ses lignages cadets ainsi que les individus ou familles intégrées à la qabila au niveau de sa fraction. Ces “Rgaybat de nom” sont assimilés à des cadets ou descendants de cadets éloignés. Leur statut dépend très largement de l’ancienneté de leur intégration ainsi que de leur origine sociale précédente.