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Être ou ne pas être

Si l’on admet que l’enjeu de la “reconnaissance” de l’autre, et d’abord de son identité, voire de son nom, est celui de la répartition des places, des rôles et des comportements de chacun dans l’espace social, économique et politique, on comprend que cette reconnaissance d’une part, et cette revendication qu’on dit “identitaire” d’autre part, interrogent l’existence elle-même. La reconnaissance de soi peut être vitale dans les situations de menace de mort. C’est d’elle que va dépendre l’intervention ou la non-intervention de l’autre, ou tout au moins d’un autre, qui peut être l’aide internationale par exemple. Le

Communication présentée en 2000 au colloque : “La reconnaissance de l’autre en

question”, organisé par le laboratoire VECT du département de Sociologie de l’université de Perpignan, 11-13 mai.

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L’introduction de cette communication comportait des éléments de présentation du conflit, qui ont été supprimés pour limiter les doublons.

HCR nourrit les réfugiés, mais pour bénéficier de cette nourriture, il faut avoir été préalablement reconnu comme “réfugié”, qu’on vous en ait accordé le statut. Ne pas reconnaître l’identité de l’autre, c’est lui refuser le droit si ce n’est de subsister au sens premier, biologique du terme, mais de manifester librement son existence. C’est lui refuser le droit d’être ce qu’il est, ou plutôt ce qu’il prétend être, et de l’exprimer, de l’éprouver, et de le vivre de la manière qu’il entend. On ne peut donc pas réduire l’analyse des enjeux d’un conflit comme celui du Sahara Occidental à une rivalité d’intérêts matériels ou de pouvoir. On doit y ajouter la part symbolique - également vitale - qui est au cœur de toute réalité. Quand les Marocains tentent de sortir du conflit en proposant une autonomie quasiment complète de “leur Province du Sud”, le Maroc pouvant se contenter “du drapeau et du timbre”, on mesure l’importance de cette part symbolique dans la question politique ; une part symbolique dont dépend aussi l’imaginaire, c’est-à- dire la possibilité de produire une image de soi, et de s’en nourrir, qui soit à la fois connue (c’est bien moi dont il s’agit) et reconnue, donc acceptée, renvoyée par l’autre à l’identique. À l’inverse, réduire la question politique à l’image, c’est masquer la part de réel (les avantages économiques, les forces sociales et leur répartition, les rapports hiérarchiques et de pouvoir) qui participent tout autant de la réalité des enjeux de la bataille.

Le conflit en lui-même, c’est-à-dire la violence, telle qu’elle s’exerce sous différentes formes, manifeste déjà la reconnaissance de l’autre : c’est bien parce qu’on l’a reconnu comme ennemi qu’on s’arroge le droit de le tuer. Ce qui s’est joué dans la guerre du Sahara, et ce qui se joue depuis le cessez-le-feu dans la négociation politique, ce sont les termes dans lesquels cette reconnaissance va se stabiliser, l’image qu’on va retenir : les Sahraouis - puisque Sahraouis il y a - seront-ils “marocains” ou “sahraouis” ? Telle est la question. La réponse s’inscrit dans un rapport qui dépasse les parties, puisque tout conflit extérieur engage désormais une prise de position de la communauté internationale. Et comme cette communauté est divisée, chacun inscrit sa réponse d’un côté ou de l’autre, se référant pour ce faire à des normes, des langages, des codes et des symboles, acceptés par tous mais différemment interprétés comme le droit international, le politiquement correct, ou le politiquement incorrect de la soi-disant “realpolitik”.

Un des arguments avancés a été par exemple de dire : “à quoi bon créer un État supplémentaire au moment de la mondialisation et de la décentralisation ?” ; ou bien encore : “cet État serait-il économiquement viable ?”. Pourtant, depuis la chute du mur de Berlin, le nombre d’États inscrits à l’ONU a considérablement augmenté, et continue d’augmenter, ce qui montre, s’il en était besoin, que la

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mondialisation de l’économie, de l’information, etc., génère ses propres forces de résistance. Il se pourrait en effet que le regain des revendications qu’on dit “identitaires”, et qui jaillissent un peu partout, soit un effet structurel des contradictions internes du système “mondial”… si tant est qu’il existe.

On peut se demander ce que l’individu lambda sahraoui qui se dit prêt aujourd’hui à reprendre les armes aurait à gagner ou à perdre à être finalement gouverné par le roi du Maroc ou par l’appareil d’État de la RASD. L’intégration du Sahara Occidental à la nation marocaine, c’est-à-dire à un pays dont les ressources diversifiées permettent, en théorie du moins, non seulement des investissements lourds mais des redistributions aux habitants des régions défavorisées en cas de crise ou de catastrophe naturelle, pourrait en effet lui être profitable, ne serait-ce qu’au niveau de sa survie. Or lui, le combattant lambda, et même la femme, jeune ou vieille, qui vit dans le plus grand dénuement dans les camps de réfugiés de Tindouf, que vont-ils répondre ? Que non, qu’ils ne veulent pas être marocains, et qu’ils se battent pour la “liberté”. Ils se battent, et ils meurent, comme tant d’autres dans le monde, pour la “liberté”, même si cette “liberté” doit les conduire à des difficultés accrues. Mais qu’est-ce que la liberté ? La question est vaste et je n’aurais pas la prétention d’y répondre. Il me semble cependant que dans le cas présent, c’est aussi la liberté de souffrir qui s’exprime, c’est pouvoir choisir entre être là-bas - chez l’autre reconnu comme ennemi - ou ici, entre soi, avec le même. C’est la liberté, pour un groupe donné, de pouvoir décider de son mode de vie, de ses codes sociaux, de son organisation politique interne, et de tout ce qui fait langage entre les membres du groupe, entre les sexes et les générations. En ce sens, la liberté est une référence obligée de la construction identitaire. Et de fait, c’est-à-dire historiquement, c’est en refusant à l’autre, espagnol d’abord, puis maintenant marocain, la place de l’oppresseur, donc le droit d’aliéner leur liberté, que les Sahraouis ont construit leur identité et qu’ils sont passés d’une identité tribale à une identité de peuple. Ce faisant, ils se sont réappropriés les codes, les signes de reconnaissance dominants, ceux des instances internationales qui n’accordent qu’aux “peuples” le droit à disposer d’eux-mêmes : aucun texte ne stipule qu’une “tribu” puisse légitimement disposer d’elle-même. Aussi l’une des formes premières de la résistance Sahraouie a-t-elle bien été celle-là : se transformer en peuple et se faire reconnaître comme tel, c’est-à-dire produire et diffuser une image de soi, et s’en servir comme d’une arme politique.

On voit donc à travers cet exemple qu’il y bien naissance, co- naissance et re-connaissance d’une image de soi dans le processus de construction identitaire, et que le moment de l’approbation de cette image par l’autre peut être décisive pour garantir l’issue du conflit, ou

du moins pour la reconnaissance de sa légitimité ; reconnaissance à ses propres yeux, et reconnaissance aux yeux des nations qui le veulent bien. Actuellement 76 pays ont reconnu la RASD, pour la plupart situés en Afrique, en Asie, en Océanie et en Amérique latine. Les instances internationales, quant à elles, divergent sur ce point de la reconnaissance de la RASD2, mais s’accordent sur l’existence du peuple Sahraoui et sur la légitimité du Front Polisario à le représenter.

C’est donc parce qu’ils ont été reconnus comme “peuple” que les Sahraouis ont acquis le droit à l’autodétermination, et c’est bien parce que l’identification du corps électoral est maintenant terminée que le processus de paix est à nouveau dans l’impasse. Tout le monde sait que si le référendum d’autodétermination est organisé, le Sahara Occidental sera indépendant. Or le Maroc, qui a profité de toutes ces années d’immobilisation pour investir le terrain, voire le coloniser, ne veut évidemment pas passer au vote. Si le processus est bloqué, c’est bien parce que la reconnaissance de l’identité sahraouie, soit ne suffit pas, soit n’est pas entièrement acquise. Et de fait, si le pouvoir marocain et les médias qui peuvent s’exprimer dans ce pays admettent depuis quelques années qu’il existe des Sahraouis, ils distinguent entre les “séparatistes” et les autres. Ces autres sont les populations des territoires occupés, augmentées de tous les civils marocains qui ont été déplacés et installés là, ainsi que ceux qui tentent de s’inscrire sur les listes électorales (poussés par les autorités) et qui, pour la plupart, sont des sédentaires de la zone d’Ifni, située en territoire marocain, au nord de la frontière du Sahara Occidental.

Mais peut-on raisonnablement restreindre l’enjeu politique d’une guerre à une question d’image ? Pour y voir plus clair, examinons de plus près ce que les uns et les autres ont à gagner ou à perdre dans cette histoire.