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Le temps des convergences Vers une Entente Cordiale sanitaire ?

La réponse des empires : l’organisation d’un pèlerinage défensif

Carte 8. Localisation des stations quarantenaires d’El-Tor et de Camaran

C. Le temps des convergences Vers une Entente Cordiale sanitaire ?

En 1892, sur une initiative autrichienne, une nouvelle conférence sanitaire est réunie à Venise. En amont de la conférence, les Anglais se sont rapprochés des Autrichiens afin de signer un protocole relatif à la question – cruciale pour l’empire britannique – du libre passage en quarantaine des navires militaires par le canal de Suez. Les délégués français – Barrère, Proust et Brouardel – dénoncent cet accord et réaffirment le principe de la désinfection et de l’isolement en station quarantenaire des navires contaminés. Toutefois, malgré les tensions apparentes, un rapprochement est à l’œuvre entre Français et Anglais.

« Jamais, écrit alors Adrien Proust, l’entente n’avait été si près de se réaliser entre l’Angleterre et la France. »600

598 « Une nation qui interdit le pèlerinage s’attire la haine du pèlerin » écrit alors le vice-consul français à son

ministre de tutelle. AOM, GGA, 16h/84, dépêche du 31 mai 1882. « Peut-être enfin – écrit le ministre des Affaires étrangères au gouverneur général de l’Algérie – y a-t-il lieu de craindre que, si le gouvernement turc, les autorités provinciales de l’Hedjaz [sic] et le grand chérif de La Mecque doivent renoncer aux ressources considérables que leur apporte le mouvement des pèlerins algériens, ils ne surexcitent contre nous tous les visiteurs de La Mecque et n’envoient des émissaires porter l’agitation sur notre territoire. Ces différentes raisons, auxquelles la compétence spéciale de notre agent à Djeddah donne une valeur qui ne saurait vous échapper, me portent à penser qu’au point de vue politique, il serait peut-être plus sage de ne pas gêner les musulmans d’Algérie et de Tunisie dans l’accomplissement de leur pèlerinage annuel ». AOM, GGA, 16h/84, dépêche du 17 juillet 1882.

599 P. Boyer, art. cit., pp. 283-289.

168 Ce dernier reconnaît en effet que les restrictions quarantenaires ne sont que la conséquence de l’absence de désinfection dans les ports de départ et à bord des navires. Priorité doit donc être donnée aux mesures prophylactiques ainsi qu’à l’inspection sanitaire, mesures susceptibles de remporter l’assentiment des Britanniques. A l’issue de négociations privées, un compromis est finalement trouvé entre les deux pays sur le régime quarantenaire applicable aux navires601. Il n’y a plus d’objection formelle des puissances à la signature puis à la ratification d’un traité international engageant les différents Etats présents. Pour preuve de leur bonne volonté, les Britanniques acceptent de réviser le statut du Conseil sanitaire d’Alexandrie en réaffirmant son caractère international et en lui confiant la responsabilité de réglementer le transport des pèlerins transitant par le canal de Suez602.

La convergence se poursuit, sur le plan médical cette fois-ci, à l’occasion de la Conférence de Dresde de 1893, convoquée afin de parer à une nouvelle vague de choléra menaçant l’Europe par la Russie. Les Britanniques y reconnaissent officiellement, par la voix de leur représentant, la validité scientifique de la thèse contagionniste et un système de notification est approuvé, faisant peser sur les Etats signataires une obligation d’information mutuelle en cas d’apparition du choléra.

La catastrophe humanitaire du hajj de 1893 place le pèlerinage à La Mecque au cœur de la Conférence sanitaire internationale organisée à Paris en 1894. L’Empire ottoman est directement mis en accusation. A cette occasion, un délégué italien propose de placer le Hedjaz sous contrôle international. Si les débats sont marqués par des échanges vifs entre délégués sanitaires français et britanniques603, une convention internationale est finalement adoptée par l’ensemble des parties. Les pèlerins sont désormais soumis à une surveillance sanitaire accrue qui comporte une visite médicale obligatoire au moment de l’embarquement ainsi que des mesures de désinfection de tout objet contaminé ou suspect. Tout pèlerin atteint du choléra se voit désormais interdire l’embarquement. Un article – ayant fait l’objet d’une réserve de la part des Britanniques – vient spécifier que « les pèlerins sont tenus de justifier des moyens strictement nécessaires pour accomplir le pèlerinage à l’aller et au retour et pour le séjour dans

601 Trois classes de navires sont alors distinguées : d’une part les navires déclarés « indemnes » à l’entrée du Canal

et qui sont libres de poursuivre leur route, d’autre part les navires « suspects » (n’ayant pas eu de nouveaux cas de choléra à bord depuis sept jours) et enfin les navires « infectés » soumis à des régimes gradués de quarantaine et de désinfection.

602 Les représentants européens, au nombre de quatorze y détiennent la majorité tandis que les représentants

égyptiens voient leur nombre diminuer de neuf à quatre. Voir à ce sujet Edouard Bérard, Le Conseil Sanitaire

Maritime et Quarantenaire d’Egypte, Alexandrie, Penasson, 1897.

603 Henri Monod ayant fait remarquer au docteur Cunningham que « l’Europe ne connaissait pas le choléra avant

que les Indes fussent possession anglaise », ce dernier lui aurait sommé de fournir les statistiques sanitaires de l’Algérie et du Tonkin. N. Howard-Jones, op. cit., p. 82.

169 les Lieux Saints »604. Quant aux navires, seuls les vapeurs sont autorisés à transporter des pèlerins et encore doivent-ils faire l’objet de visites d’inspection et de mesurage rigoureuses au départ605. Enfin, une série d’améliorations est envisagée afin de contribuer à la modernisation des stations quarantenaires d’El-Tor et de Camaran606.

A la demande du Quai d’Orsay et de Whitehall, la plupart de ces dispositions sont transposées dans la réglementation des empires607. En Algérie, un règlement relatif au transport des pèlerins à La Mecque est adopté le 10 décembre 1894. Composé de trente-quatre articles, ce texte va servir de référence pendant toute la période coloniale. La précision de ces prescriptions sanitaires et alimentaires en fait un modèle de bureaucratie du pèlerinage ainsi que la manifestation éclatante d’un « bio-pouvoir » colonial608. L’empire des Indes connaît un mouvement similaire. Critiqué de toutes parts pour son attentisme609, le gouvernement de l’Inde est finalement contraint d’adapter sa réglementation aux nouvelles dispositions internationales. Un texte spécifique au pèlerinage, l’« Indian Pilgrimage Navigation Act », est adopté en 1895, non sans avoir aménagé un certain nombre de mesures afin de ne pas heurter tant la communauté musulmane – les pèlerines ne pourront être inspectées que par des femmes médecins –, que les intérêts commerciaux en jeu – il est ainsi prévu que l’espace minimal réservé à chaque pèlerin sera inférieur à celui stipulé dans la convention de 1894.

Les dernières résistances indiennes vont pourtant être mises à mal par l’épidémie de peste qui éclate à Bombay en septembre 1896. La réaction internationale est immédiate. Des quarantaines sévères sont imposées à Suez sur les vaisseaux indiens. La Porte ordonne de repousser tout navire contaminé. Cet embargo sanitaire et commercial ayant pour effet d’entraîner une chute des exportations indiennes à destination de l’Europe constitue une arme efficace. Il va en effet contraindre les Anglo-indiens à définir et appliquer une véritable politique

604 Conférence Sanitaire Internationale de Paris. 7 février - 3avril 1894. Procès verbaux, Paris, Imprimerie

Nationale, 1894, article 5, p. 227.

605 Les commissions d’inspection doivent ainsi vérifier la propreté du navire, l’existence d’espaces suffisants pour

les pèlerins ainsi que de locaux adaptés pour les cuisines, infirmeries et autres lieux d’isolement. La présence de médicaments et d’appareils distillatoires afin d’assurer aux voyageurs une quantité d’eau douce donnée par jour font notamment l’objet d’une vigilance particulière.

606 Ibid., Annexe II. Surveillance sanitaire des pèlerinages dans la mer Rouge, pp. 236-244. 607 AOM, GGA, F80 1747, dépêche du 17 mars 1894.

608 Michel Foucault définit le « bio-pouvoir » comme une « prise en charge politique de la vie » qui passe par la

multiplication de normes régulatrices et une « prolifération des technologies politiques, qui vont investir le corps, la santé, les façons de se nourrir et de se loger, les conditions de vie, l’espace tout entier de l’existence », Histoire de la

sexualité, op. cit., p. 189.

609 H. Monod, Le Choléra, Réformes Administratives Nécessaires, 1894, Melun, Imprimerie administrative. Le

docteur Monod fut délégué de la France à la Conférence sanitaire de 1894 et membre du Comité consultatif d’Hygiène.

170 de santé publique, laquelle contredit sous de nombreux aspects les pratiques antérieures610. Le gouvernement et la municipalité de Bombay décident ainsi de délaisser temporairement les inspections sanitaires pour privilégier des mesures d’isolement et de désinfection. Plus encore, c’est à un véritable « assaut des corps » que vont se livrer les médecins anglais. Mais les campagnes de vaccination comme les pratiques d’hospitalisation forcée suscitent des réactions violentes de la part des habitants de Bombay. Au plus fort de la crise, circule la rumeur folle d’un écroulement prochain du Raj. Afin de rassurer l’opinion publique internationale, un « Epidemic Disease Act » est adopté le 4 février 1897611. L’hypothèse d’une interdiction des fêtes et pèlerinages et la nécessité de retenir les voyageurs sont désormais clairement envisagées. Restait à passer à l’acte. Sous la pression des Etats européens – une nouvelle Conférence sanitaire consacrée au cas spécifique de la peste en Inde se réunit cette même année à Venise612 – , l’India Office vient à bout des dernières résistances du vice-roi. Le 20 février 1897, pour la première fois de son histoire, le départ du pèlerinage à La Mecque est officiellement suspendu en Inde613. A l’appui de sa décision, Lord Hamilton invoque une interdiction similaire prise en Algérie614. L’un des derniers bastions de la résistance à l’hygiène internationale est ainsi tombé.

L’année suivante, la peste continuant à sévir en Inde, c’est au tour du Conseil sanitaire d’Alexandrie de décider à l’unanimité d’interdire le départ des pèlerins égyptiens. Il est soutenu dans cette volonté par le Haut commissaire britannique Lord Cromer. Mais le khédive, après avoir consulté les autorités religieuses du pays, se refuse à toute interdiction. En conséquence, il est seulement conseillé aux pèlerins, avertis des difficultés sanitaires, d’ajourner leur projet de départ615.

610 D. Arnold, Colonizing the Body, op. cit.. M. Harrison, Public Health in British India: Anglo-Indian Preventive

Medicine, 1859-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.

611 M. E. Couchman, Account of the Plague Administration in the Bombay Presidency from September 1896 till May

1897, Bombay, Gouvernment Central Press, 1898.

612 L’Allemagne et l’Italie se rallient à la position française afin d’interdire toute importation d’Inde et sommer le

gouvernement indien de prendre des mesures rapides afin de juguler l’épidémie. Le délégué diplomatique français, Camille Barrère, formule même la proposition– non adoptée – d’une interdiction collective du hajj, comme un lointain écho au pamphlet de Céleste Artusiat. C’est à l’occasion de cette conférence que l’Empire Ottoman ratifie la convention de 1894.

613 D. Hamilton, art. cit., pp. 140-141.

614 Averti par le consul de France à Bombay que la peste s’était propagée au nord de Bombay, « avant que le

pèlerinage des sujets indiens vers La Mecque n’ait pris son existence », le Comité d’hygiène informe alors le ministre de l’Intérieur par une dépêche du 13 janvier 1897 qu’il est d’avis d’interdire le pèlerinage pour cette année. Ce dernier en informe le ministre des Affaires étrangères en date du 15 avant de transmettre ses instructions au gouverneur général de l’Algérie le 19, à charge pour ce dernier d’adresser les mêmes au résident général de Tunis. ADN, Unions Internationales (UI), Premier versement, 527, dépêche de la direction de l’Assistance et de l’Hygiène Publique du 13 janvier 1897, dépêche du Ministre de l’Intérieur 15 janvier 1897.

171 En Algérie, le hajj est interdit à quatre reprises, de 1897 à 1900 puis de nouveau autorisé616. Mais, lorsqu’en 1903, le gouvernement de l’Inde décide de lever les dernières interdictions, le Quai d’Orsay, qui décrit la peste comme un « produit d’importation britannique, trouvant à Djeddah même son centre de distribution »617, approuve le choix algérien d’une nouvelle interdiction et recommande en retour au corps consulaire en Egypte d’encourager le gouvernement égyptien dans la réglementation du hajj. Ainsi, lorsque le gouvernement égyptien se résout à adopter un règlement encadrant les départs en pèlerinage, le vice-consul de Suez peut ajouter, comme triomphant :

« Cette réglementation diffère peu en effet de celle que nous avons adoptée nous-mêmes dans nos possessions d’Algérie et de Tunisie et qui ont imposé à peu près les mêmes conditions et les mêmes itinéraires. La restriction presque prohibitive à laquelle elle équivaut est la seule garantie sérieuse aussi bien contre la propagation des épidémies que contre celle du germe du fanatisme que les pèlerins rapportent du Hedjaz. Enfin, il n’est pas sans intérêt pour nous de voir un gouvernement musulman prendre les mêmes mesures dont les musulmans ont fait souvent un grave grief à nos administrations algérienne et tunisienne »618.

Se fondant sur la persistance de son influence en matière de santé publique en Egypte, la France est alors convaincue d’être la cheville ouvrière de l’hygiène internationale, ce qui va justifier l’implantation à Paris de la première organisation internationale permanente en matière de santé publique.