• Aucun résultat trouvé

L’indigent et le clandestin : la régulation impériale des mouvements de pèlerins

La réponse des empires : l’organisation d’un pèlerinage défensif

Carte 8. Localisation des stations quarantenaires d’El-Tor et de Camaran

B. L’indigent et le clandestin : la régulation impériale des mouvements de pèlerins

Ces progrès de la statistique sanitaire viennent renforcer, de par leur souci d’exhaustivité, les chantiers de recensement à l’œuvre dans les différents empires à partir des années 1870 et que Charles Hirschman a bien mis en valeur s’agissant des possessions britanniques la Fédération malaise et des Détroits (Straits Settlement)661. Mais si les empires disposent désormais d’une meilleure connaissance de leurs flux de pèlerins, ont-ils tous cherché à l’exploiter à des fins de contrôle politico-social ?

Liberté de pèlerinage et gestion des indigents dans l’Inde britannique

Dans l’Inde britannique, la question du passeport est directement liée à l’afflux des pèlerins indigents au Hedjaz. Confronté chaque année à cette situation pénible, le consul de Djeddah Reyts recommande, dès le milieu des années 1870, de recourir à un système de passeports qui, délivrés par « des notables musulmans, respectables, intelligents et non bigots », faciliteraient toute enquête sur les ressources effectives des pèlerins et permettraient « d’éviter à

660 Pour les effectifs indiens, seules les sources du Foreign Office ont été prises en compte. Ils comprennent les

pèlerins afghans pour les années 1907 à 1912 et pour l’année 1914. S’agissant des pèlerins d’“Afrique du Nord”, les sources du ministère français des Affaires étrangères ont été privilégiées. Ces pèlerins intègrent indifféremment les effectifs algériens, tunisiens et marocains puisque, comme nous l’avons noté, c’est souvent la catégorie générique des « Maghrébins » qui prévaut. En effet, les trois nationalités ne sont que très rarement recensées isolément (années 1893, 1896, 1901, 1902, 1905 et 1914).

661 C.Hirschman, « The Meaning and Measurement of Ethnicity in Malaysia : An Analysis of Census

Classification”, Journal of Asian Studies, 46, 3, août 1987, pp. 552-582.

184 de pauvres ignorants et fanatiques de venir mourir de faim sur les rives inhospitalières de l’Arabie »662. Une taxe sur les visas, similaire à celle imposée par les autorités françaises et hollandaises, permettrait par ailleurs de financer des secours d’urgence. C’est donc, selon Reyts, principalement pour des raisons d’humanité que le gouvernement de l’Inde devrait imposer des restrictions à la liberté de voyager de ses sujets663. En écrivant ces mots, le consul était parfaitement conscient de l’hostilité que de telles propositions provoqueraient à Calcutta alors que le gouvernement de l’Inde venait précisément, lors de la Conférence de Vienne, de réfuter le principe des visas en estimant qu’il s’agissait d’une contrainte inutile pour les pèlerins ainsi qu’un obstacle au pèlerinage susceptible de lui aliéner ses sujets musulmans. Hanté par le panislamisme, son successeur, le consul Charles Zorhab, y voit un instrument efficace de surveillance politique et, en étendant sa juridiction extraterritoriale, le seul moyen de forcer les « barrières du fanatisme »664. En effet, selon lui, seule la détention d’un passeport permettrait aux sujets indiens victimes de mauvais traitement d’en appeler à la protection de la nation civilisée qu’est la Grande-Bretagne.

En 1880 cependant, l’Empire ottoman décide d’imposer à tous les pèlerins la détention d’un passeport. Officiellement, le Conseil supérieur de santé de Constantinople justifie cette décision par la volonté de remédier à la question du rapatriement des indigents et son règlement du 10 février assortit l’obligation du passeport de la détention d’une somme de deux cents dollars. Une autre explication intègre le facteur impérial : convaincu de l’existence d’une conspiration fomentée au Hedjaz par les Britanniques avec l’appui du grand chérif Hussein, Abdülhamid II aurait cherché par cette mesure à mieux contrôler les flux de pèlerins étrangers665. Dès l’année suivante, les gouvernements britanniques de Malaisie et des Détroits s’exécutent en imposant à tous leurs pèlerins la détention de passeports payants. Sous l’effet d’un curieux jeu de miroir, cette décision tient largement aux obsessions panislamiques du gouvernement hollandais d’Indonésie666. Les Javanais et les Malais des deux empires ayant contracté l’habitude de voyager et de séjourner ensemble dans les Lieux Saints, il semble alors naturel que des règles similaires leur soient appliquées. D’autant qu’en pratique, les consuls britanniques de Djeddah ont peu affaire à ces pèlerins réputés dociles et soumis à leurs guides de pèlerinage.

662 FO 78/2418, dépêches des 30 avril et 27 mai 1875. 663 Ibid.

664 Dépêche du 4 mai 1881, cité in R. Singha, “The problem of the pauper pilgrim” in colonial India c./ 1882-1925”

in A. Tambe et H. Fischer-Tiné, The Limits of British Colonial Control in South Asia. Spaces of Disorder in the

Indian Ocean Region, Routledge, 2008, p. 55.

665 Telle est la thèse défendue par S. T. Buzpinar, « Vying for power and influence in the Hijaz : Ottoman rule, the

last emirate of Abdulmuttalib and the British (1880-82), The Muslim World, vol.95, I, janv. 2005.

185 La question va s’avérer beaucoup plus sensible s’agissant des pèlerins indiens. En août 1881, le gouvernement de Bombay adopte une résolution imposant la délivrance de passeports aux pèlerins de La Mecque, passeports destinés à fournir la preuve que chaque pèlerin dispose de quarante roupies avec obligation de dépôt au consulat de Djeddah afin de financer le billet retour. Cette décision a pour effet de mécontenter fortement l’opinion publique de la colonie. Un journaliste de la très influente Bombay Gazette écrit alors :

« Nos sujets musulmans sont très ombrageux sur tout ce qui touche à leurs pratiques religieuses, et il est important en conséquence que lorsque le gouvernement prend toutes les précautions possibles pour leur protection, il ne prête pas le flanc aux schémas proposés par le gouvernement turc » 667.

Non sans avoir consulté des associations musulmanes, le gouvernement de l’Inde finit par généraliser cette obligation668. Celle-ci prend la forme d’un passeport gratuit, spécifique au pèlerinage, et délivré par le Home Department, à la différence du passeport de droit commun, délivré par le Foreign Department et soumis au versement d’une taxe. Ce passeport spécial est une nouvelle fois la preuve qu’en Inde, le pèlerinage à La Mecque participe davantage d’un un enjeu colonial que d’une affaire diplomatique.

Paradoxalement, ce sont les mêmes autorités qui ont établi cette obligation qui vont contribuer à la vider de son sens. En effet, en renforçant l’autorité des consuls sur leurs sujets, l’exigence d’un passeport entre directement en conflit avec l’aspiration du sultan-calife à protéger tous les Musulmans présents dans les Lieux Saints. Imposer un passeport aux pèlerins ne conduirait-il pas à reconnaître de facto certaines situations, à ses yeux inadmissibles, comme le protectorat français en Tunisie ? Ainsi, les autorités ottomanes du Hedjaz, loin de refouler les pèlerins dépourvus de passeports, leur fournissent-elles en réalité des permis de séjour, appelés

tezkirah marur ou « teskérés » pour les consuls, contre le versement de huit piastres, espérant

ainsi couper les pèlerins des empires de toute protection consulaire. Les passeports étrangers ne sont donc plus visés, ce qui ne chagrine nullement le nouveau consul britannique Moncrief qui, à la différence de ses prédécesseurs, s’oppose fermement à l’existence de tels documents. Contre l’avis de son vice-consul Abdur Razzack, pour qui le système des passeports obligatoires permettrait de mieux évaluer les départs annuels ainsi que les pèlerins restés au Hedjaz afin de contrôler les mouvements suspects, le consul estime en effet que ce contrôle, vanté par les

667 Article du 12 juillet 1881 cité in M. Harrison, art.cit, p. 124. 668 Résolution n°4-198-214 du 12 juillet 1882.

186 Hollandais, ne permettra jamais de détecter les conspirateurs les plus habiles669. Pour des raisons d’humanité comme d’ordre public, il se refuse à renvoyer des pèlerins dépourvus de passeport, estimant que la sanction doit d’abord venir des autorités turques670. Convaincu que « politiquement parlant, il vaut mieux faire peu que trop faire », il estime que l'ingérence dans les affaires du pèlerinage doit être minimale car, au Hedjaz, « le pèlerin se considère d'abord comme le serviteur d'Allah davantage que comme le sujet de Sa Majesté »671. Ces arguments, on s’en doute, ne pouvaient que rencontrer un écho favorable à Calcutta. Aussi c’est sans difficulté que le consul obtient de Calcutta le principe de la gratuité et de l’inconditionnalité des passeports ; lesquels, de fait, perdent toute utilité. Ainsi, en 1889, plus de 15% des pèlerins indiens qui prennent la mer à Bombay sont dépourvus d’un tel document et nombre d’entre eux oublient de le déposer au consulat, rendant difficile toute statistique fiable en dehors de celles fournies par l’office sanitaire672. Pour le gouvernement de l’Inde en effet, l’existence de tels passeports présentait le double avantage de prouver aux yeux des autres nations européennes sa volonté de rationaliser le pèlerinage, tandis que leur caractère facultatif – la non possession d’un passeport n’entraînant aucune sanction – constituait pour les Musulmans indiens la garantie que leur liberté religieuse serait bien respectée673. Cet équilibre politique ne va pas être modifié jusqu’à la Grande Guerre, malgré les appels répétés de la Sublime Porte, en 1895 et en 1909, en faveur de l’obligation du passeport674.

De fait, si le nombre des pèlerins indiens nous est connu dans ses grandes masses grâce aux statistiques de l’office sanitaire, il est plus complexe de dresser un inventaire sociologique précis de ces mêmes pèlerins. En effet, en l’absence de système de passeports obligatoire, une typologie des pèlerins indiens par âge et profession est un exercice délicat et peut donner lieu à des appréciations divergentes.

669 FO 881/1451, 13 mai 1883.

670 FO 195/1375, dépêche du 29 juillet 1881. 671 Ibid..

672 R Singha, art. cit., note 85, p. 76. 673 Ibid., p. 59.

674 Voir ainsi la loi du 21 mai 1895 qui stipule dans son article 11 que « les sujets des Etats étrangers amis de l’Etat

ottoman qui désirent se rendre en Turquie sont tenus de se munir de passeports en règle. Ils doivent être visés par un représentant diplomatique ou consulaire du gouvernement impérial » contre le versement d’un droit de visa de 20 piastres (article 12). Mais également la note verbale de la Sublime Porte datée de 13 novembre 1909 en vertu de laquelle « il résulte d’une communication du département impérial de l’Intérieur que la plupart des Africains dont la sujétion est incontestable et qui se rendent en pèlerinage aux Villes Saintes, sont dépourvus de passeports. Comme tout voyageur arrivant dans l’Empire doit être, aux termes du règlement en vigueur, munis d’un passeport en règle, il a été décidé de ne plus admettre dans l’Empire les pèlerins étrangers qui ne seraient pas porteurs de tels documents ». ASMAE, Archivio Eritrea/ 431/ fasc XII-67, circulaire du gouverneur de l’Erythrée du 12 avril 1910 et sa dépêche du 24 novembre 1914 au ministère des Colonies.

187 Christopher Bayly note ainsi que l’essor de la navigation à vapeur a pu faciliter le départ en pèlerinage de nombreux Indiens de la classe moyenne675. Les nombreux récits de pèlerinage publiés à cette époque nous fournissent en effet un éventail sociologique varié de ces classes moyennes : à côté de professions économiques comme des propriétaires de manufactures de textile ou de grands domaines agricoles, tel Mohammad Zakariya, du district de Jaunpur qui effectue son hajj en 1911676, on trouve des représentants de professions judiciaires comme l’avocat Nadir Ali de Meerut parti en 1902, le chief justice de la Haute Cour de Lahore Jalaluddin Haider,677 ainsi que de la fonction publique à l’instar de Mizran Ali Beg, deputy collector de l’Uttar Pradesh678. On trouve également des représentants des mouvements réformistes, tel Shibli Nomani, professeur d’arabe à l’Université d’Aligarh ou encore le principal du séminaire de Deoband Maulana Mahmud Hasan679.

De son côté, l’historien indien Saurabh Mishra relève que la baisse des coûts de transport a surtout conduit à une affluence sans précédent des pèlerins issus des classes inférieures, ouvriers du textile ou de l’agriculture680, artisans et petits commerçants des villes ou des communautés villageoises681. S’agissant de ces différents publics, les rares données chiffrées disponibles, quoiqu’enregistrées de manière irrégulière, sont relatives au sexe, à la présence d’enfants et surtout à la proportion de sujets indigents parmi les cohortes annuelles de pèlerins682.

Car il en va de la question des pèlerins indigents comme de celle passeports : c’est, une nouvelle fois, l’absence de contraintes qui prévaut. Le consul Moncrief s’oppose ainsi de manière virulente à la décision du gouverneur d’Aden d’imposer aux pèlerins un dépôt de quarante roupies pour lutter contre l’affluence des pèlerins indigents, alléguant qu’une telle

675 C. Bayly, The Birth of the Modern World, 1780-1914. Global Connections and Comparisons, Londres,

Blackwell, 2001, pp. 347-60.

676 M. Hasan et R. Jalil (ed.), Amir Ahmad Alawi. Journey to the Holy Land, Oxford, Oxford University Press, pp.

25-26. On constatera avec regret que la très grande majorité de ces récits de pèlerinages n’ont pas été traduits en anglais.

677 B. Metcalf, Islamic Revival in British India, 1860-1900, Princeton, Princeton University Press, 1982, p. 296. 678 Pour une analyse plus précise de son voyage, voir chapitre 3.

679 M. Hasan et R. Jalil (ed.), op. cit., pp. 27-28.

680 S. Bose, Peasant labour and colonial capital: rural Bengal since 1770, Cambridge, Cambridge University Press,

1993.

681 S. Mishra, op. cit., p. 39. Une liste détaillée de ces ajlaf de basse condition, parmi lesquels on trouve différents

métiers du textile (ouvriers cardeurs, tisserands, teinturiers) mais également des barbiers ou des porteurs d’eau, est fournie par M. Hasan et R. Jalil (ed.), op. cit. p. 39.

682 En la matière, l’Inde britannique ne constitue pas un cas isolé. D’autres puissances coloniales, comme l’Italie,

accordent également un crédit limité à ces passeports. Ainsi, si le gouverneur de Somalie décide en 1910 de se conformer aux souhaits des autorités de Constantinople en délivrant à ses pèlerins des passeports spéciaux, rédigés en italien et en arabe, celui d’Erythrée estime n’avoir pas les moyens de contrôler de tels documents et maintient le principe d’une simple feuille de route (foglia di via) délivrée par les services de police de la colonie. ASMAE, Africa II, pos. 169/1, fasc.1, dépêches des 14 et 20 janvier, 10 avril et 3 juillet 1910.

188 disposition ne pourrait qu’encourager les compagnies à hausser leurs tarifs pour le voyage retour683. Une telle position fait bien évidemment le jeu des transporteurs comme de la majorité des Musulmans de l’Inde, soucieux de voyager à moindre coût. D’autant que le gouvernement de l’Inde se refuse à apporter tout secours aux indigents au motif « que ces aides outrepasseraient ses compétences »684. Pressés par les autorités du Hedjaz de les débarrasser de ces indésirables, les consuls n’ont d’autre solution que de s’en remettre à l’initiative privée, notamment à l’importante communauté des marchands indiens du Hedjaz, forte de ses vingt mille membres. C’est ainsi qu’ont été créés un Famine Fund ou encore un Indian Charity Fund. A l’occasion du Jubilé de la reine Victoria, un « Jubilee Indian Pilgrim Relief Fund » est instauré à partir d’une souscription lancée par les résidents indiens de Djeddah afin de permettre aux indigents de regagner leur pays. Ce fonds est supervisé par le vice-consul et deux notables musulmans685. L’importance prise par ce phénomène va conduire à la création d’une association pour la protection des pèlerins indiens, l’« Anjuman-i-Himait-ul-Hujjaj » en 1908686. Mais en s’adressant directement au grand chérif ou à l’ambassade britannique de Constantinople, cette association charitable remet en cause l’efficacité de la protection consulaire. Enfin, les consuls doivent également composer avec la bonne volonté des compagnies privées de navigation qui peuvent décider de baisser leurs prix ou d’accorder des passages gratuits aux indigents. En 1911 cependant, alors qu’en pleine guerre italo-turque, la navigation italienne vient à faire défaut pour assurer le transport des pèlerins, le gouvernement de l’Inde se voit contraint de débloquer en toute urgence la somme de dix-sept mille roupies pour assurer le rapatriement des Indiens indigents. Inquiet du caractère dissuasif d’un tel procédé – les compagnies privées pourraient être amenées à renoncer à l’avenir à toute tarification préférentielle -, le gouvernement envisage de lui substituer en 1913 le principe, largement répandu chez les autres nations européennes, du billet retour obligatoire. Mais, consultés à ce sujet, les notables musulmans critiquent le caractère discriminatoire d’une telle mesure si bien que le gouvernement renonce rapidement à son initiative687. La non-ingérence dans les affaires religieuses, lointain héritage de la révolte des Cipayes, devait ainsi, jusqu’à la Grande Guerre, rester la clé de voûte de la politique britannique du hajj.

683 FO 195/1375, dépêche du 23 juillet 1881. 684 FO 195/1987, dépêche du 14 décembre 1897. 685 Ibid, dépêche du 25 juin 1897.

686 FO 195/2376, rapport de pèlerinage pour l’année 1907-1908. 687 R. Singha, op. cit., pp. 53-54.

189

Dans l’empire français : le passeport et le clandestin

La logique des passeports est plus familière aux autorités algériennes qui ne font que reproduire une tradition métropolitaine héritée de l’Ancien Régime et de la Révolution. Les raisons qui conduisent le gouverneur Bugeaud à imposer, dès 1846, le passeport aux pèlerins se rendant à La Mecque participent du même esprit de contrôle des déplacements. En effet, alors qu’en métropole le développement du chemin de fer tend à rendre caducs de tels documents688, leur utilisation s’en trouve renforcée dans les colonies. Mais loin de s’opposer, les logiques de surveillance et de protection se complètent. Ainsi, tandis que le pouvoir colonial entendait durcir, sur fond de révoltes confrériques, les conditions au départ, le ministère des Affaires étrangères obtenait de ces mêmes autorités de faire figurer dans les textes l’obligation pour tout pèlerin de déposer son passeport à l’arrivée au consulat de Djeddah afin de lui ouvrir un éventuel droit à la protection et au secours689. A la différence du cas indien où il est accordé de manière inconditionnelle, le passeport français de pèlerinage n’est délivré qu’avec parcimonie. Accordé comme une faveur – au cours de la décennie 1880, il est demandé aux autorités préfectorales de ne délivrer de passeport qu’à des individus « dont les antécédents sont connus ainsi que la conduite actuelle »690 – le passeport acquiert une signification morale en tant qu’il permet de distinguer le « bon pèlerin » en règle du « mauvais pèlerin » qualifié de « clandestin » ou d’« indigent ». Cette logique de ségrégation sociale mérite toutefois d’être nuancée ; nombreux sont en effet les pèlerins « en règle » qui ne font pas viser leurs passeports tout simplement par oubli ou par souci d’économiser le prix du visa691.

Dans une optique où il s’agit de protéger le pèlerin contre lui-même, le pouvoir algérien s’appuie sur la prescription coranique des moyens nécessaires, pour imposer à tout candidat au pèlerinage une série d’obligations : s’être acquitté de ses impôts, ne pas laisser sa famille ou ses affaires en souffrance, disposer d’un pécule minimal692 afin de faire face à ses dépenses au

688 G. Noiriel, « Le passeport au XIXe, entre archaïsme et modernité » in Alain Corbin (dir.) et alii, L’Invention du

XIXe, Paris, Klincksieck-Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1999. Dans Le Guide des Consulats de De Clerq , daté de

1851, on peut lire : « Le passeport a été considéré autrefois comme une précaution indispensable pour suivre et surveiller le mouvement des personnes, pour faciliter l’action de la police administrative et de la justice criminelle. La foi dans l’efficacité de ce moyen de contrôle se trouvait déjà singulièrement ébranlée lorsque l’extension des voies ferrées et le développement du réseau télégraphique, aidés par l’accroissement des échanges internationaux et les facilités données au déplacement des personnes étaient venus en démontrer la complète inanité et le caractère aussi vexatoire qu’onéreux ».

689 AOM, F80, 1747, dépêche de l’Amiral de Gueydon du 19 mai 1873. Un exemplaire de passeport délivré par la

préfecture de Constantine est reproduit en annexe (n°28).

690 AOM, GGA, 16h/84, circulaire n°22 du 6 juillet 1880. 691 On les estime à près de la moitié en 1893, à 40% en 1901.

692 Le montant de cette somme minimale s’élève à mille francs dans les décennies 1880 et 1890. AOM, 16h/83,

lettre du gouverneur Tirman du 21 juillet 1887. La non possession effective de la somme de mille francs constitue aussi un délit courant. Il est souvent fait mention de la pratique consistant à faire circuler ladite somme entre pèlerins