• Aucun résultat trouvé

Le « Musulman » dans l’Inde britannique : une catégorisation mouvante

Le pèlerinage à La Mecque, une menace pour les empires

A. Le « Musulman » dans l’Inde britannique : une catégorisation mouvante

Le Musulman fanatique stéréotype de la colonisation britannique en Inde

Comme tout empire, l’empire britannique a construit ses propres socio-types pour déchiffrer la société indienne. En l’occurrence, la grille de lecture adoptée est de nature confessionnelle. A la figure de l’« Hindou » indolent, passif et efféminé, les orientalistes tendent alors à opposer celle du « Musulman » violent et despotique470.

Le mythe du despotisme oriental a été mis en avant au moment de la conquête pour justifier la mission libératrice des Britanniques. Dans les écrits d’Alexander Dow notamment, l’Islam est présenté comme une religion « particulièrement calculée pour le despotisme » qui, en imposant le Coran par l’épée, asservit aussi bien le corps qu’il fanatise l’esprit471. Si les empereurs moghols sont parfois célébrés pour leur humanisme, tel n’est pas le cas de leurs successeurs décrits comme des fanatiques zélés et brutaux, à l’instar de Tipû Sahîb, le sultan de Mysore qui s’opposa à la conquête britannique à la fin du XVIIIème siècle.

Tout au long de la première moitié du XIXème siècle, les mouvements de réveil d’inspiration wahhabite impulsés par Ahmad Barelwi ou les Faraizis d’Hajji Shariatullah vont conforter les Britanniques dans cette assimilation entre violence, fanatisme et Islam, si bien que ce sont les Musulmans qui sont accusés de porter la plus lourde responsabilité dans le déclenchement de la Révolte des Cipayes en 1857472. Alfred Comynn Lyall, agent de l’Indian Civil Service qui participa à la répression de la révolte, voit dans cette révolte l’œuvre d’une « grande conspiration mahométane ». Tandis que les Hindous se seraient contentés de piller, les Musulmans s’y seraient montrés « assoiffés de sang »473. La presse britannique va contribuer à stigmatiser la figure du Musulman barbare à l’occasion du massacre de Cawnpore où plusieurs centaines d’enfants et de femmes anglaises trouvent la mort en juillet 1857. Un autre épisode – bien que relevant de la pure mythologie – va frapper les imaginations, c’est celui de la tentative de viol de Mrs Wheeler, la fille du commandant général de Kanpur, qui se serait jetée dans un puits pour échapper à ses agresseurs et préserver sa virginité. Il accrédite dans l’imaginaire

470 T. Metcalf, Ideologies of the Raj (The New Cambridge History of India III.4), Cambridge University Press, 1994,

p. 133

471 Ibid., p.8.

472 P. Hardy, The Muslims of British India, Cambridge University Press, pp. 62-63. 473 T. Metcalf, op. cit., p. 138.

139 l’image du Musulman lascif et vicieux. Cette impureté naturelle du Musulman est renforcée par un certain orientalisme sanitaire qui met l’accent sur l’exotisme extrême du climat indien avec sa chaleur excessive et ses miasmes. Ainsi, dans l’esprit des Britanniques, dérèglement politique et dérèglement sanitaire, fanatisme et épidémie, se sont conjugués pendant la Grande Rébellion. Un pamphlet circule alors attribuant aux rebelles la responsabilité de la vague de choléra qui explose en Inde au cours de la même période474. Dans une société victorienne marquée par la maîtrise des corps, le Musulman est en effet accusé comme incapable de la moindre discipline sur lui-même. De son côté, le pèlerinage musulman est la cible des explorateurs britanniques. Ainsi peut-on lire sous la plume de Charles Doughty une description du danger sanitaire représenté par le hajj de 1877 que n’auraient pas reniée les délégués sanitaires de la Conférence de Constantinople :

« Le camp de La Mecque se dresse trop loin au dehors ; la masse des pauvres étrangers est contrainte de chercher à louer leurs gîtes à l’intérieur de la cité sainte ; aussi le plus longtemps s’y trouvent-ils entassés dans un tout petit espace. La plupart affaiblis par leurs longues étapes, apportent avec eux des germes de maladies ; de là, de nouveaux et horribles désordres parmi eux. Plus d’une épidémie générale a été répandue par le pèlerinage de La Mecque, jusque dans les pays les plus éloignés. »

Mais c’est la suite du discours qui surprend, puisque, l’auteur dresse aussitôt un parallèle entre la diffusion du choléra et l’expansion de l’empire musulman :

« Ce fut, en effet, un événement énorme que la formation de la faction religieuse de Mahomet. Les vieilles conceptions qu’admettait la religion des Sémites durent à ce bâtard l’estampille nouvelle de l’esprit arabe, qui est à la fois expéditif, factieux et libéral ; il en élabora un code moral aisé et sobre, s’adaptant agréablement aux désirs charnels et ne regardant pas au-delà de ce qui est possible à l’homme »475.

Les récits des voyageurs britanniques ont très largement contribué à véhiculer cette image du Musulman souvent assimilé à l’« Arabe » immoral et grossier476. Les orientalistes italiens Giovanni Rossi et Amedeo Alberti qualifient ainsi les fêtes de Mina, le premier de « vrais saturnales », le second de « libertinage effréné » tout en ajoutant que les Orientaux sont réputés pour leur « saleté proverbiale »477.

474 Voir à ce sujet l’ouvrage de John Edward Warton Rotton, The Chaplain’s Narrative of the Siege of Delhi from

the Outbreak at Leerut to the Capture of Delhi, Londres, Smithe, Elder and Co, 1858.

475 C. Doughty, Travels in Arabia Deserta, Paris, Payot, 2001 (traduction française), pp. 71-73. L’édition originale

date de 1888.

476 V. G. Kiernan, The Lords of Humankind : European Attitude to the Outside World in the Imperial Age, Londres,

Penguin Books, 1969, pp. 124 à 139.

140 De leur côté, après avoir été longtemps suspectés par les autorités d’être des centres d’intrigues et d’abriter des réunions séditieuses478, les pèlerinages hindous sont tout autant stigmatisés par les missionnaires protestants comme des lieux d’impureté et de débauche. Sont particulièrement visés les rites associés au temple de Jagannath à Puri, dans l’Orissa. De Puri à La Mecque, les diagnostics des missionnaires et des explorateurs se répondent et ne sont pas sans rappeler les propos de Luther considérant les pèlerinages comme propices à l’idolâtrie, l’ivrognerie et la fornication, ou les attaques de Calvin contre ces « entreprises vaines et folles »479. Leur traitement va pourtant emprunter des voies divergentes pour ne pas dire opposées. Ainsi, une commission d’enquête déléguée à Puri après la Conférence de Constantinople conclut à l’existence d’un lien entre les pèlerinages hindous et les vagues d’épidémie cholérique480. Par la suite, des mesures contraignantes sont adoptées sur certains sites allant de la réglementation des pratiques cultuelles jusqu’à la dispersion des pèlerins en cas de signalement de cas de peste ou de choléra481.

S’agissant du hajj en revanche, les autorités anglo-indiennes se refusent à toute pratique intrusive. Car le hajj épouse les voies du commerce international et son encadrement sanitaire pourrait avoir des conséquences dommageables sur le volume des échanges entre l’Europe et le sous-continent. A ce non-interventionnisme sanitaire issu des théories anti-contagionnistes du docteur Cunningham, fait écho le principe de non-ingérence dans les affaires religieuses, conséquence directe de la révolte des Cipayes et de la Déclaration de la Reine Victoria de 1858 sur le respect de la liberté et des coutumes religieuses. Les deux dimensions se conjuguent jusqu’à constituer les deux piliers d’une véritable doctrine impériale de non-intervention. Ainsi, bien que, à une échelle plus locale, de nombreux médecins soient convaincus de la nécessité des quarantaines, la grande enquête sanitaire des années 1867-69 conclut au refus de toute ingérence dans les pratiques religieuses482.

L’appui indispensable des élites musulmanes

Convaincu que le choléra représente un danger pour l’Europe, William Hunter, un agent de l’Indian Civil Service, se prononce à titre personnel pour l’interdiction des pèlerinages tout en

478 C.A. Bayly, Empire & Information. Intelligence Gathering and Social Communication in India, 1780-1870,

Cambridge, Cambridge University Press, 1996, pp. 147-148.

479 D. Julia, « Le renouveau du pèlerinage chrétien », Géopolitique, 2003/83, pp. 14-15. 480 D. Arnold, op. cit., p. 187.

481 S. Mishra, op. cit., pp. 31-33. 482 D. Arnold, op. cit., pp. 171-187.

141 reconnaissant qu’une telle mesure constituerait un outrage pour les fidèles483. Profondément marqué par la révolte des Cipayes, celui-ci est partisan d’une nouvelle politique d’association des élites musulmanes. Dans son ouvrage The Indian Musalmans, il appelle ses contemporains à une vision moins hostile des Musulmans. Il prend soin de distinguer de la masse des Musulmans fanatiques l’élite terrienne et religieuse que la Grande-Bretagne aurait tout intérêt à s’attacher. Selon lui, le succès du wahhabisme en Inde serait lié à l’éducation trop longtemps négligée des jeunes Musulmans. Ainsi est-il du devoir du gouvernement de l’Inde d’adapter son système éducatif pour faire émerger de nouvelles élites musulmanes plus loyales484. Hunter va être relayé dans son projet tant par les vice-rois Mayo et Northbrook que par ces nouvelles élites musulmanes qu’il appelle de ses vœux, à l’instar de Sayyid Ahmad Khan qui fonde en 1875 le Muhammadan Anglo-Oriental College d’Aligarh, destiné, sur le modèle d’Oxford, à former ces nouvelles élites européanisées485.

A l’heure où commence à émerger la force d’opposition représentée par le Parti du Congrès, le pouvoir anglo-indien mesure tout l’intérêt politique qu’il peut avoir à s’appuyer sur les populations musulmanes. Emerge alors la nouvelle figure d’un « Musulman » réputé loyal et conservateur. Cette construction politique trouve une traduction concrète lors de la partition du Bengale ou de la constitution de collèges électoraux séparés, en application de la célèbre maxime « divide ut imperes »486. Mais cette catégorie religieuse est progressivement traversée par une

nouvelle distinction, de nature sociale cette fois-ci. Le recensement décennal organisé par les Britanniques à partir de 1872 obéit en effet au modèle hindou de la caste, utilisée comme un équivalent des classes sociales anglaises. En fonction de leur éducation et de leur statut social mais également des valeurs morales de l’époque, les Indiens se voient alors répartis entre groupes « respectables » et groupes « non respectables »487. Se trouve ainsi reproduite en Inde la logique duale qui guide la société victorienne : d’un côté, le monde des notables et des possédants, projection d’un ordre aristocratique métropolitain très largement sublimé488, de l’autre, celui de la masse silencieuse des pauvres, privés de droits politiques pour la plupart d’entre eux489. Cette distinction trouve pleinement à s’appliquer s’agissant des pèlerins

483 W. W. Hunter, Orissa, Londres, Smith, Elder & Co, 1872

484 W. W. Hunter, The Indian Musalmans, Londres, Trübner & Co, 1872 (2e ed.), pp. 146-152.

485 B. Metcalf, Islamic Revival in British India: Deoband, 1860-1900, Princeton, Princeton University Press, 1982. 486 P. Robb, A History of India, New York, Palgrave, 2002, p. 187

487 M. Boivin, « Les musulmans et la nation dans l’Inde britannique : approche historique d’une représentation », in

D. Borde et B. Falaize, Religions et Colonisation, Paris, Les Editions de l’Atelier, 2009, p. 265. K. Jones, « Religious identity and the Indian Census », in N.G. Barrier (éd.), The Census in British India. New Perspectives, Delhi, Manohar, 1981, pp. 73-101. S. Bayly, Caste, Society and Politics in India from the Eighteenth-Century to the

Modern Age, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.

488 D. Cannadine, Ornamentalism. How the British saw their Empire, Londres, Penguin Books, 2001. 489 P. Chassaigne, Histoire de l’Angleterre, op. cit., pp. 305-308.

142 musulmans où aux « ignorant and fanatical paupers », il convient désormais d’opposer les « respectable, intelligent and unbigotted Mahomedan gentlemen »490. Tandis que les pèlerins pauvres concentrent toutes les critiquent, les notables musulmans sont traités avec les faveurs qu’ils méritent491. Dans la gestion du pèlerinage, ces Musulmans « éduqués » vont constituer des médiateurs indispensables. C’est ainsi en grande partie par le truchement de ces derniers que le scandale des pèlerins indigents est porté à la connaissance des autorités anglo-indiennes492.

Le Musulman indigent, cible des critiques britanniques du hajj

L’accroissement de l’offre de transport vers le Hedjaz a en effet entraîné une recrudescence des départs de pèlerins pauvres. En se fondant sur l’indicateur du non-paiement des taxes sanitaires, le Conseil supérieur de santé de Constantinople (tableau 4) constate une explosion du nombre de ces pèlerins pauvres, qualifiés d’« indigents ». Avec une moyenne de 20% des effectifs débarqués entre 1874 et 1888 – soit environ 8 000 pèlerins par an – ceux-ci dépasseraient certaines années le tiers du total des pèlerins étrangers débarqués au Hedjaz.

Tableau 4. Part des pèlerins arrivés au Hedjaz

n’ayant pas acquitté leurs taxes quarantenaires entre 1874 et 1888

1874 1875 1876 1877 1878 1879 1880 1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887 1888 14% 12% 11% 14% 18% 14% 10% 14% 21% 23% 19% 23% 31% 36% 36% Source : « Mémoire adressé au Conseil Supérieur de Santé de Constantinople sur la proportion sans cesse croissante des indigents parmi les pèlerins musulmans qui se rendent à La Mecque et sur les inconvénients sérieux qui en résultent », Tableau n°IV. 16 juillet 1889.

Cette question des pèlerins indigents requiert toute l’attention des autorités anglo- indiennes. En effet, chaque année, un pèlerin indien sur trois n’est pas en mesure de subvenir à ses frais de passage et de séjour au Hedjaz. Si cette part est un peu surévaluée en raison de la forte présence parmi ces indigents d’Afghans et de Boukariotes embarqués à Bombay, le nombre d’indigents ne cesse de croître jusqu’à constituer certaines années la moitié des départs en pèlerinage493. D’ailleurs, comme le souligne le Conseil sanitaire de Constantinople,

« La proportion de ces non-payants est, toutes choses égales d’ailleurs, absolument plus forte parmi les pèlerins indiens que parmi les pèlerins des autres nationalités. Cette proportion

490 Les deux expressions sont du consul Reyts. FO 195/870, dépêches du 27 mai et du 20 août 1875. 491 Voir chapitre 3.

492 FO 881/2174, 2 avril 1904. Pétition de trente-et-un pèlerins originaires de la principauté de Bhopal débarqués à

Djeddah sans billet retour ni ressources. Après avoir vérifié la réalité des allégations, le vice-consul demande que la pétition soit transmise au gouvernement de l’Inde en vue d’un remboursement par la Bégum.

493 C’est le cas notamment lors du pèlerinage de 1905-1906. En 1883, le nombre de ces indigents est évalué à 2 515

par le vice-consul Abdur Razzack ; en 1884, leur nombre diminue à 1 580, avant de remonter les années suivantes à 2 586 et 3 295. En 1888, les pèlerins indigents atteignent le chiffre record de 4 955.

143

graduellement croissante d’indigents est un double danger pour l’alimentation indispensable de la Caisse des Quarantaines et pour la santé publique du pèlerinage »494

Cette augmentation des pèlerins pauvres peut être imputable à la dégradation des conditions économiques des Etats indiens particulièrement éprouvés par des vagues de famine dans le dernier quart du XIXème siècle495. Mais aussi à la coutume héritée de l’empire moghol en vertu de laquelle les riches princes ou marchands envoient chaque année au Hedjaz des pèlerins pauvres afin d’accomplir le hajj en leur nom et place. Les souverains des Etats de Bhopal, de Rampur et d’Hyderabad figurent au banc des accusés. Car la plupart du temps les pèlerins de ces principautés ne se voient offrir que le voyage aller, à charge pour eux d’en financer le retour. Soucieux de ménager les notables musulmans, le docteur Dickson, délégué britannique au Conseil supérieur de Constantinople, s’appuie sur l’historien Al-Razi pour faire remonter cette pratique, non à l’Inde moghole, mais au calife Harûn Al-Rashid qui, les années où il était empêché d’accomplir son devoir religieux, envoyait trois cents pauvres richement habillés au Hedjaz496.

L’afflux de pèlerins indigents constitue l’un des principaux griefs des associations de notables musulmans, telle la National Muhammadan Society fondée en 1877 par Sayyid Amir Ali. Se faisant l’écho d’une certaine presse musulmane497, ce dernier reconnaît que ces indigents qui se rendent chaque année en pèlerinage et qui y mendient sont une nuisance et ne manque pas de rappeler la prescription coranique des moyens suffisants498. Ces récriminations sont relayées au Hedjaz par les médecins indiens. Comme le rappelle le vice-consul Abdur Razzack, c’est parmi les indigents que l’on trouve la plus forte mortalité. Elle serait liée tant au manque de nourriture qu’aux effroyables conditions de transport dans des navires où, « réfugiés dans un

494 FO 78/ 4328, « Mémoire adressé au Conseil Supérieur de Santé de Constantinople sur la proportion sans cesse

croissante des indigents parmi les pèlerins musulmans qui se rendent à La Mecque et sur les inconvénients sérieux qui en résultent », p. 11.

495 Entre 1876 et 78, deux mauvaises moussons entraînent une pénurie de riz et blé dur. Sont touchés les Etats de

Madras, de Mysore, d’Oudh, d’Hyderabad, et du Deccan où la famine provoque 800 000 morts. H.H. Dodwell, The

Indian Empire 1858-1918 (The Cambridge History of the British Empire, vol.5), Cambridge University Press, 1932,

pp. 300-304.

496 Note de M. le Dr Dickson in Mémoire adressé au Conseil Supérieur de Santé de Constantinople, op. cit. pp. 16-

17.

497 « Comme chaque année des milliers de pèlerins pauvres sont demeurés en souffrance dans les ports de la mer

Rouge ». A ce propos la presse musulmane engage « les ulémas et les imams à rappeler aux fidèles que si le pèlerinage reste un devoir religieux, la religion conseille également de ne pas se mettre en route sans ressources, au risque de rester à la charge des autres pèlerins, ou du gouvernement comme il arrive d’ordinaire », Henry Lammens, « Le pèlerinage à La Mecque en 1901 », art. cit, p. 155.

498 « Une grande majorité des Musulmans indiens indigents qui se rendent à La Mecque sont davantage animés par

le motif très matériel de gagner leur vie grâce à la charité des pèlerins les plus riches ; et dans la plupart des cas ils représentent une nuisance pour leurs honorables compatriotes. Sous l’empire de la loi musulmane, nul n’est autorisé à faire le hajj s’il n’a pas les moyens de payer son voyager à l’aller comme au retour et de supporter ses frais de séjour ». FO 78/4094, lettre du 12 août 1886 adressée au Chief Secretary du gouvernement du Bengale.

144 étroit espace, réduits aux dernières limites de la misère, [ils] sont entassés dans un emplacement malsain envahi par les eaux croupissantes et deviennent par ce fait la proie des maladies »499. Mais, plus grave encore, c’est l’ensemble des pèlerins indiens que, selon Abdur Razzack, ces indigents pénalisent par leur négligence. Car ils fournissent autant d’arguments aux partisans d’un renforcement du système quarantenaire500. En 1890, le délégué britannique au Conseil de santé de Constantinople, excédé par ce qu’il considère comme une honte pour l’Angleterre, demande au Conseil de solliciter de la part de la Sublime Porte une interdiction de débarquement pour ces pèlerins indigents501. L’affaire devait rester sans suite.

Car la question des pèlerins indigents continue de diviser la communauté musulmane en Inde. D’autres notables font remarquer que tout obstacle apporté au pèlerinage ne manquerait pas de déchaîner les foudres des Musulmans502. Aussi, considérant qu’une intervention de sa part serait le pire des remèdes, le gouvernement de l’Inde préfère-t-il laisser faire503. Il considère qu’au même titre qu’une quarantaine, une restriction à la liberté de pèlerinage constituerait une atteinte inadmissible à la liberté de mouvement constitutive de cet « Empire de la circulation »504. Ainsi, on le voit, le pèlerinage à La Mecque épouse à sa façon cet imaginaire, très présent dans l’empire britannique, où le mouvement crée l’empire505. Interrompre cette circulation des biens et des personnes représenterait une menace pour l’ordre colonial tout entier.

Cette position révèle l’exceptionnalité du hajj dans l’Inde britannique ainsi que des appréciations contradictoires du phénomène migratoire au sein même de l’administration indienne. En effet, d’un côté le Foreign Department choisit d’accorder toutes facilités aux pèlerins étrangers – qu’ils soient Afghans, Persans ou Boukhariotes – transitant par l’Inde en leur accordant de simples laissez-passer. Dans un contexte de rivalités anglo-russes en Asie centrale, il s’agit de mieux faire ressortir aux yeux de ces étrangers les bienfaits de la colonisation britannique ainsi que d’ouvrir l’Asie centrale à l’influence commerciale anglo-indienne506. En revanche, le Home Departement est le premier à assimiler tous les migrants, colporteurs et autres populations flottantes à des criminels sauvages et non civilisés, voire à des espions persans ou russes. Surveillés très étroitement par les services de police, des entraves nombreuses sont mises

499 FO 195/1987, Bulletin de l’Office Sanitaire de Djeddah de décembre 1897.