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Les débuts contestés d’une organisation quarantenaire en mer Rouge

La réponse des empires : l’organisation d’un pèlerinage défensif

A. Les débuts contestés d’une organisation quarantenaire en mer Rouge

La Conférence de Constantinople de 1866 marque le début d’un investissement croissant des puissances européennes dans la prévention des épidémies548. En bon disciple d’Auguste Comte, le docteur Adrien Proust, inspecteur général des services sanitaires internationaux, y voit la sortie d’une longue période d’obscurantisme marquée successivement par l’âge de la « superstition et de la terreur » puis celui des théories environnementalistes et d’un certain orientalisme médical d’influence britannique faisant fi des quarantaines549.

Suite à l’invasion du choléra en Europe l’année précédente, en 1865, les délégués français de la Conférence réussissent à faire adopter des mesures d’urgence, à commencer par l’interruption de toute communication entre les ports de l’Arabie et le littoral égyptien. Appliquée sans délai, cette mesure contraint de nombreux pèlerins à rester sur le littoral du Hedjaz tandis que l’Intendance sanitaire d’Egypte organise sur la rive occidentale des opérations de police sanitaire destinées à regrouper l’ensemble des pèlerins dans les campements sanitaires improvisés d’El-Tor et d’Al-Wajh dans le Sinaï, où ils subissent un isolement de quinze jours550.

De telles mesures ne sont pas sans susciter l’animosité des Britanniques, de l’Empire ottoman comme des compagnies de navigation françaises au nom de la liberté de navigation551. Les premiers notamment s’opposent à l’adoption de toute norme contraignante visant à instaurer des quarantaines en mer Rouge552. Aussi, à l’issue de sept mois de travaux, les délégués de la Conférence ne peuvent que recommander une application plus stricte de la réglementation indienne en matière de transport maritime de personnes – le « Native Passenger Ships and

548 Sur ce sujet voir notamment N. Howard-Jones, Les Bases Scientifiques des Conférences Sanitaires

Internationales 1851-1938, Genève, OMS, 1975 ; N. M. Goodman, International Health Organisations and their Work, Londres, Churchill, 1952 ; F. Duguet, Le Pèlerinage à La Mecque, op. cit. Des travaux universitaires ont été

consacrés à la question : la thèse de doctorat en médecine de P.Y. Merlet, Le Ccholéra au XIXe Siècle : le

Pèlerinage à La Mecque et son Rôle dans l’Entente Sanitaire Internationale (1866), Université de Nantes, 2004.

549 A. Proust, Traité d’Hygiène, Paris, Masson, 1881, p. 871.

550 S. Chiffoleau, « Entre initiation au jeu international, pouvoir colonial et mémoire nationale : le Conseil Sanitaire

d’Alexandrie, 1865-1938 », Egypte-Monde arabe, n°4, 2007, p. 64.

551 J. Girette, Civilisation et Choléra, Paris, Hachette, 1867. Opposée à tout système quarantenaire, la Compagnie

des Messageries Impériales, très présente en mer Rouge, incrimine plus spécifiquement la ligne de vapeurs égyptiens mise en place depuis 1858 à destination du Hedjaz et qui, faute de précautions sanitaires, serait en partie responsable de la situation.

552 Le délégué britannique Stuart aurait avoué à cette occasion avoir eu pour instruction de s’opposer à toute mesure

156 Coasting Steamers Act XXI » de 1858 qui fixe des normes minimales d’hygiène à bord – et sa généralisation à l’ensemble des acteurs du pèlerinage553.

Désireux d’éviter toute ingérence future dans le déroulement du pèlerinage à La Mecque, l’Empire ottoman a choisi de relayer les recommandations de la Conférence relatives à l’organisation sanitaire de la mer Rouge. Dès 1866, des mesures d’isolement drastiques sont prises dans les Lieux Saints554. Une série de postes sanitaires sont ouverts sur la côte orientale de la mer Rouge de Yambo à Mocha. A Djeddah, un office sanitaire est créé afin de superviser le débarquement des pèlerins et de veiller à la bonne coordination des quarantaines en période d’épidémie. Trois médecins musulmans sont nommés dans les Villes Saintes, sous l’autorité d’un médecin français, le docteur Vaulme, chef de l'Inspection sanitaire du Hedjaz. S’agissant d’une province traditionnellement rétive aux méthodes médicales occidentales, le docteur Fauvel y voit un encouragement dans le chemin du progrès :

« Sans doute les Chrétiens n'y pénètrent pas encore, mais leurs conseils y sont suivis, et ils y ont pour précurseurs des médecins musulmans, leurs élèves. A Djeddah, où naguère une population fanatisée massacrait les Chrétiens et leurs consuls, ce sont des Chrétiens, ce sont leurs recommandations qui font autorité. »555

Alors que l’ouverture du canal de Suez en 1869 faisait craindre le pire, ce début d’organisation semble faire ses preuves. En 1872, le choléra éclate de nouveau à la fin du hajj, provoquant un mouvement de panique chez les pèlerins. L’administration sanitaire égyptienne décide la fermeture du canal au retour et prolonge avec succès la durée de la quarantaine à Al- Wajh. L’influence de l’ouverture du canal de Suez sur le risque de propagation des épidémies n’est même pas évoquée lors de la quatrième Conférence sanitaire internationale qui s’ouvre à Vienne le 1er juillet 1874. L’objectif est alors d’actualiser et d’harmoniser les mesures prises à Constantinople huit années plus tôt. A l’exception notable de l’Italie, la majorité des Etats méditerranéens se déclarent favorables à un renforcement des quarantaines maritimes. La future architecture quarantenaire de la mer Rouge est alors esquissée : au Nord, la station d’Al-Wajh –

553Ce texte prévoit notamment la présence d’un médecin à bord ainsi qu’une visite d’inspection obligatoire à Aden

pour tous les navires en provenance d’Inde afin de faire respecter les mesures relative au dépassement ou à l’hygiène de bord. Il est cependant régulièrement contourné dans son application.Le consul britannique de Djeddah signale ainsi la fréquence des cas de surcharge du fait de la pratique de certains capitaines de débarquer des passagers avant Aden pour les reprendre ensuite à Hodeidah. Au retour de pèlerinage, il est par ailleurs fréquent de voir, moyennant bakchich, de nombreux navires non équipés à cet effet transporter des passagers au-delà des plafonds autorisés (2 passagers pour 3 tonnes) par le Native Passenger Act. FO 78/2418, dépêche du 30 avril 1875.

554 Des pèlerins indiens sont alors expulsés de La Mecque, d’autres parqués par les soldats à Djeddah avant d’être

rapatriés manu militari. FO 195/870, dépêche du 8 septembre 1866 transmettant une pétition de pèlerins indiens du 8 août.

157 bientôt remplacée par celle, plus moderne, d’El-Tor en 1877 – est gérée par le Conseil sanitaire d’Alexandrie et accueillera les pèlerins de la route du Nord à leur retour de pèlerinage ; au Sud, la station de Camaran, une île au large d’Hodeïda ayant autrefois fait office de lazaret pour lépreux, sera placée sous l’autorité du Conseil supérieur de santé de Constantinople et hébergera les pèlerins de la route du Sud avant leur pèlerinage556.