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Le pèlerinage à La Mecque, foyer ou vecteur d’épidémies ?

Le pèlerinage à La Mecque, une menace pour les empires

1. Le pèlerinage à La Mecque, foyer ou vecteur d’épidémies ?

L’histoire de la rencontre du hajj avec les empires coloniaux est d’abord celle d’une menace épidémique. Pour que le pouvoir colonial commence à investir cette dimension, il fallait qu’existât cette phase de « pression du biologique sur le politique »284 selon l’expression de Michel Foucault. Terre ingrate, soumise à des températures extrêmes, comme à des précipitations rares mais violentes en hiver, le Hedjaz expose chaque année les pèlerins à une série de pathologies comme les insolations, la dysenterie, l’ophtalmie ou la variole mais aussi les fièvres typhoïdes. Le taux de mortalité y demeure élevé en période de pèlerinage, même si toute estimation se révèle hasardeuse en l’absence de statistiques sanitaires fiables. L’arrivée du choléra à compter de la décennie 1830 va confronter les pèlerins à l’expérience de la mort de masse ; celle-ci atteint, lors de l’épidémie de 1865, des proportions jusqu’alors insoupçonnées.

282 W. Roff, « Sanitation and Security. The Imperial Powers and the Nineteenth Century Hajj”, Arabian Studies, n°

6, 1982, pp. 143-160.

283 A. Siegfried, Itinéraires de Contagion. Epidémies et Idéologies, Paris, Colin, 1960. L’auteur s’inspire notamment

du pèlerinage à La Mecque dont il découvre les itinéraires à travers l’ouvrage du docteur Duguet.

93 A. Progression des thèses contagionnistes et réactions anglo-indiennes

Entre la fin du mois de février et le début du mois de mars 1865, le « Persia » et le « North- Wind », deux navires anglais en provenance de Singapour, font relâche à Mokhalla et sur les côtes de l’Hadramaout avant de décharger des pèlerins indiens et javanais sur les côtes du Hedjaz. Pendant la traversée, 143 pèlerins décèdent du choléra. L’épidémie se propage à grande vitesse en cette année de hajj al-akbar. Sur les 90 000 pèlerins présents, entre 15 000 et 30 000 pèlerins succombent au choléra285. L’épidémie n’en est cependant qu’à ses balbutiements. Elle va accompagner le retour des pèlerins par les voies maritimes du Sud et du Nord et sa propagation est d’autant plus fulgurante que, depuis sept ans, des services réguliers de vapeurs sont désormais assurés entre Suez et Djeddah. Ainsi du 19 mai au 10 juin 1865, dix navires – sept égyptiens et trois britanniques – débarquent à Suez entre 12 et 15 000 hajjis286. Sur une déclaration mensongère des capitaines, la libre pratique est accordée aux navires. Le dispositif quarantenaire mis en place par l’Intendance sanitaire d’Egypte est des plus sommaires. Il consiste en une quarantaine d’observation de vingt-quatre heures maximum à Al-Wajh, suivie d’un transport par train quarantenaire jusqu’au lazaret d’Alexandrie287. Le remède s’avère pire que le mal puisque, à la faveur de la nouvelle ligne de chemin de fer, l’épidémie gagne cette ville à partir du 2 juin. En trois mois, tout le territoire égyptien est touché, provoquant près de 60 000 victimes. Un vent de panique gagne alors les nombreuses communautés étrangères qui cherchent à fuir l’épidémie en regagnant les différents ports de la Méditerranée occidentale et orientale.

285 L’estimation basse est celle de la commission ottomane du Hedjaz envoyée sur les lieux ; l’estimation haute celle

de la communauté des consuls et médecins sanitaires européens. C’est cette dernière qui est retenue lors de la Conférence sanitaire de Constantinople en 1866.

286 La plupart des victimes du choléra recensées alors à l’hôpital français de Suez sont des ouvriers de la Compagnie

du canal de Suez. ADN, Suez, 12, registre de l’hôpital pour 1865.

287 S. Chiffoleau, « Entre initiation au jeu international, pouvoir colonial et mémoire nationale : le Conseil Sanitaire

94 Carte 6. Expansion de la quatrième pandémie de choléra (1863-1875)

Le 11 juin, Marseille est touchée et, le 28 juin, le choléra est signalé à Constantinople. La capitale ottomane va jouer le rôle de plaque-tournante dans la diffusion de l’épidémie vers l’Europe centrale, la Mer Noire et le Caucase. Le 7 juillet, le choléra est à Naples ; de Naples, il gagne Valence. Signalée à Beyrouth le 28 juillet, l’épidémie chemine jusqu’en Perse. A l’ouest, elle traverse l’Atlantique et gagne le port de New York où un navire infecté est finalement isolé avec succès mais prolonge ses ramifications jusqu’en Amérique du Sud. Au final, cette course folle du choléra à travers les continents aurait été à l’origine de 200 000 victimes environ288.

La France a été touchée directement sur son territoire. Afin d’éviter qu’une catastrophe d’une même ampleur ne se reproduise lors du pèlerinage de 1866, le gouvernement impérial entend réagir au plus vite et provoque la réunion d’une nouvelle Conférence sanitaire internationale à Constantinople. Pour la première fois, un lien direct est établi entre le pèlerinage à La Mecque et la diffusion du choléra.

« Les renseignements recueillis par les agents consulaires et confirmés par les rapports unanimes des médecins – écrit alors le ministre des Affaires étrangères Drouyn de Lhuys à l’Empereur –

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prouvent, jusqu’à l’évidence, que l’épidémie a été importée en Egypte par les pèlerins revenant de La Mecque et de Djeddah, or, il est avéré, que le choléra existe chaque année parmi les caravanes de musulmans arrivant dans ces villes saintes après des fatigues et des privations de toute nature qui les rendent plus accessibles à la maladie. »

Le ministre met directement en cause les pratiques des pèlerins et notamment le sacrifice de la vallée de Mina et ses « miasmes pestilentiels que répandent des amas d’immondices et de dépouilles putréfiées d’animaux offerts en sacrifices propiatoires »289. Le constat est identique côté britannique. Le vice-consul de Djeddah impute l’éclatement de l’épidémie aux carcasses putréfiées mangées par de pauvres pèlerins indiens et javanais ainsi qu’au costume rituel de l’irhâm qui expose les pèlerins aux variations de températures. Il se refuse en revanche à cautionner l’hypothèse que le choléra ait pu être importé d’Inde et privilégie la piste d’un foyer infectieux dans l’Hadramaout290.

C’est pourtant cette dernière hypothèse que les travaux scientifiques de la Conférence sanitaire vont invalider. Il est vrai qu’entre 1859 – date de la précédente Conférence sanitaire – et 1866, une bonne partie du corps médical européen, y compris britannique, s’est ralliée à la théorie dite « contagionniste » sous l’effet des travaux de l’épidémiologiste anglais John Snow291 et des progrès de la bactériologie pastorienne. En mettant en évidence, à partir de travaux sur la fermentation, l’existence et le rôle des germes dans la transmission de certaines maladies, Pasteur venait en effet de légitimer scientifiquement les exigences des hygiénistes en matière de prophylaxie292. A Constantinople, c’est donc sans difficultés que le docteur Fauvel réussit à faire adopter à l’unanimité – le délégué britannique s’est abstenu – la thèse en vertu de laquelle le choléra « est attaché à l’homme et voyage avec lui », et ceci « avec une vitesse d’autant plus grande que ses propres migrations se sont activées et sont devenues plus rapides » depuis l’introduction de la navigation à vapeur et du chemin de fer293. Pour les adeptes de la nouvelle

théorie contagionniste, le hajj constitue un cas d’école. Il réunit à lui seul un faisceau de facteurs

289 Lettre du 5 octobre 1865. Exposé des Travaux de la Conférence Sanitaire Internationale de Constantinople,

Paris, Baillère, 1868.

290 FO 195/879, dépêche du vice-consul Calvert du 12 mai 1865.

291 Voir notamment On the Mode of Communication of Cholera, John Churchill, Londres, 1849. L’auteur y défend

la thèse que depuis son apparition en Inde en 1817, le choléra s’est surtout propagé du fait des rapports humains.

292 Depuis le Public Health Act de 1848, la Grande-Bretagne dispose en Europe d’une avancée certaine en matière

d’hygiène, imposant des pratiques contraignantes aux autorités locales comme aux particuliers. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les thèses de Pasteur aient connu en Angleterre un succès plus rapide qu’en France. Gérard Jorland date néanmoins de l’épidémie de 1865-66 l’abandon définitif par le corps médical anglais des théories de Liebig sur la fermentation. G. Jorland, Une Société à Soigner. Hygiène et Salubrité Publiques en France au XIXème

siècle, Paris, Gallimard, 2010.

293 « Rapport à la Conférence sanitaire sur les questions du programme relatives à l’origine, à l’endémicité, à la

transmissibilité et à la propagation du choléra en date du mois de mai 1866 » in Recueil des Traités de la Porte

96 aggravants : des pèlerins pauvres, affaiblis par des heures de traversée dans des navires encombrés et réunis en masse dans des lieux de pèlerinage aux conditions d’hygiène douteuses. La thèse opposée, selon laquelle le choléra se propagerait par la seule atmosphère, a perdu de sa pertinence. Tout juste reconnaît-on que de mauvaises conditions d’hygiène, des « localités malsaines » peuvent prédisposer au développement de l’épidémie294. Mais si l’étiologie du choléra est encore inconnue, son origine ne fait plus aucun doute ; cette épidémie trouve son foyer en Inde, dans la vallée du Gange où elle existe à l’état endémique. Quant aux facteurs de sa propagation, c’est moins l’armée des Indes qui est désignée - colonisation européenne oblige - que les pratiques insalubres de certains pèlerinages locaux.

Il reste que, pour les médecins de l’Indian Medical Service, c’est l’ensemble de la théorie contagionniste qui est inacceptable ; au regard de leur propre expérience de terrain d’abord, mais également en vertu d’un certain dogme environnementaliste qui défend la spécificité « locale » de certaines pathologies liées au climat et aux mauvaises conditions d’hygiène. Soutenus par le gouvernement de l’Inde, ils rejettent des hypothèses dont les conséquences auraient le double inconvénient d’isoler l’Inde en cas de quarantaine et de mécontenter, par des mesures contraignantes, les Musulmans de l’empire295. En bon disciple d’Edwin Chadwick, le docteur James Cunningham affirme alors sans ambages que toutes les pratiques de cet ordre – quarantaine, isolement, désinfection – ont toujours échoué dans le passé. Dans un pays où la vénalité de la police et l’insoumission de la population ne sont plus à démontrer, affirme le médecin général, de telles mesures seraient d’emblée vouées à l’échec et « la population préférerait indubitablement affronter tous les dangers du choléra qu’être soumise à des ingérences quarantenaires »296. Les dernières épidémies auraient ainsi démontré, statistiques à l’appui, l’existence d’un lien fort entre le choléra et la mousson. L’ouverture de nouvelles voies de communication, le développement des chemins de fer et autres navires à vapeur n’ont aucune influence sur sa direction, sa périodicité, comme sa vitesse de diffusion. Si le choléra s’est diffusé récemment en Europe, c’est par la Russie et nullement par la voie maritime. En conséquence, les quarantaines de la mer Rouge ne sont d’aucune utilité. Selon l’auteur, cela reviendrait pour un général à masser ses troupes autour d’un pont en laissant les rives désertes.

294 Ibid., p. 514.

295 S. Watts, Epidemics and History : Disease, Power and Imperialism, Londres et New Haven, Yale University

Press, 1997, pp. 167-212.

296J.M. Cunningham, Cholera : What Can the State Do to Prevent it ?, Calcutta, Superintendent of Government Printing, 1884, p. 24.

97 Pour ces médecins d’empire, seules comptent en définitive les améliorations sanitaires apportées en Inde au sein d’ « enclaves coloniales »297 ainsi que l’assainissement de la province du Hedjaz. Cette dernière cible présente en effet le double avantage de détourner l’attention de l’opinion internationale des conditions sanitaires, souvent déplorables, du sous-continent indien – notamment à l’occasion de la grande famine de 1876 – et de trouver du même coup un terrain de consensus avec les autres puissances européennes quant à la nécessité de renforcer la vigilance sanitaire à l’intérieur des Lieux Saints. A partir de 1879, le gouvernement de l’Inde prend l’initiative de dépêcher un médecin indien avec des pèlerins de Bombay dans le seul but de démentir toute relation entre la diffusion du choléra et le pèlerinage indien. L’enjeu est bien de prouver le caractère endémique du choléra à La Mecque. Le premier rapport du médecin auxiliaire Abdul Razzack donne le ton. La Mecque et Djeddah y sont décrites comme des « tâches épidémiques sur la surface du globe ». La faute en revient aux autorités ottomanes opposées à toute amélioration sanitaire298. Aussi le médecin indien va-t-il s’attacher chaque année à dénoncer les mauvaises conditions d’hygiène des Lieux Saints, contribuant à la création en 1882 d’un dispensaire à Djeddah afin de soigner les pèlerins indiens. Contre les tenants du système quarantenaire, il soutient, au fil des rapports, que de bonnes conditions sanitaires liées aux progrès de l’hygiène dans les deux villes ainsi que l’enfouissement rapide des carcasses suffiraient à éloigner tout risque épidémique299. Malgré les preuves éclatantes apportées, selon

lui, par le docteur Cunningham sur l’influence déterminante de l’environnement local et l’improbabilité d’une contagion par les moyens de transport :

« Face à une évidence aussi incontestable, fondés sur des faits indéniables, les gardiens de la santé de l’Europe et du Hedjaz n’ont pas encore estimé devoir conformer leur vues à ce sujet et ont persisté dans leur vocifération selon laquelle l’Inde est le pays du choléra et qu’il provient de là. »300

Or si les Français défendent cette dernière hypothèse, le gouverneur d’Alger ne se cale pas moins sur les pratiques des Anglo-Indiens en envoyant, après l’épidémie de 1881, un médecin musulman afin d’accompagner les pèlerins algériens. Le médecin algérien Taïeb Morsly est alors tenu d’adresser au gouverneur général un bulletin mensuel sur l’état sanitaire

297 Cet « enclavisme » consiste à transformer prisons et garnisons en lieux d’expérimentations médicales. D. Arnold,

Colonizing the Body. State Medicine and Epidemic Disease in Nineteenth-Century India, University of California

Press, 1993.

298 FO 195/1251, dépêche du 10 mars 1879.

299 Voir respectivement les rapports du 10 janvier 1885 et du 15 février 1888, FO 78/4094 et FO 195/1610. 300 FO 881/1482, rapport du 15 janvier 1884.

98 des pèlerins embarqués et les maladies sévissant au Hedjaz301. La stratégie d’évitement du gouvernement de l’Inde consistant à incriminer en priorité la saleté des Lieux Saints ainsi que l’insalubrité des rites du pèlerinage s’avère payante.

Tableau 2. Epidémies de choléra au Hedjaz entre 1870 et 1914 Durée, taux de mortalité et provenance

Année Nombre de décès

Taux de mortalité

(en % de l’ensemble des pèlerins présents

à Arafat) Durée de l’épidémie à La Mecque (en jours) Provenance de l’épidémie 1881 4 292 5,3 74 Aden 1882 622 0,7 31 Inde 1883 455 0,6 29 - 1890 4 439 1,8 25 Inde 1891 3 207 2,5 40 Inde 1893 32 994 9 28 Yémen 1895 306 0,2 30 Inde 1902 5 379 3,5 33 Java 1908 5 608 3,2 54 Inde, Sinope 1910 855 0,6 24 Java 1911 2 018 1,4 60 Singapour 1912 3 398 1,9 80 Proche-Orient

Sources : Borel, Choléra et Peste dans le Pèlerinage Musulman, Paris, Masson, 1904 ; F. Duguet, Le Pèlerinage de

La Mecque. Au point de vue Religieux, Social et Sanitaire, Paris, Rider, 1932 ; Couvy, Le Choléra et le Pèlerinage Musulman au Hedjaz, Paris, OHIP, 1934.

Médecins et consuls français emboîtent alors le pas à leurs collègues britanniques en prêtant leur voix à ce concert de critiques consistant à faire des Lieux Saints le centre de toutes les infections302. Du même coup, la dénonciation du pèlerinage indien passe au second plan, bien que ce dernier soit à l’origine de près de la moitié des épidémies ayant sévi au Hedjaz entre 1880 et 1914 (voir tableau 2).

301ADN, Djeddah, 55, 10 janvier 1882. L’expérience sera néanmoins de brève durée et s’achève vraisemblablement

en 1884.

302 C’est le cas, par exemple, du médecin Taïeb Morsly pour qui l’épidémie de 1882 a pris naissance dans la vallée

de Mina. Après avoir décrit les symptômes de la maladie, il en explique les causes par la fermentation des matières fécales et surtout la théorie tellurique de Petenkoffer en vertu de laquelle l’apparition du choléra serait liée à la constitution géologique du sol de la vallée de Mina dont la porosité des couches superficielles favoriserait la diffusion à grande échelle du « poison cholérique » ayant fermenté dans les matières fécales enfouies l’année précédente. ADN, Djeddah, correspondance générale, 6 et 7, rapport du 4 novembre 1882.

99 B. Un contexte de crise sanitaire

La récurrence des épidémies de choléra n’en fait pas moins du Hedjaz une région à haut risque. De toutes les épidémies, celle de 1893 est la plus meurtrière (tableau 2). Présent sur les lieux, le médecin turc Cassim Izzédine a relaté la progression de la contagion :

« Trois cents cadavres étaient entassés au cimetière, attendant d’être enterrés. Les gens chargés de l’enterrement des cadavres de moutons prirent la fuite. Des milliers de ces cadavres restaient exposés au soleil et se putréfiaient. Les émanations putrides empestaient l’atmosphère, dans la vallée du Mouna [sic] (…)

A mesure que l’on s’éloignait de Mouna [sic] les cadavres devenaient plus nombreux ; une grande partie des pèlerins, qui n’étaient que malades au moment du départ, mouraient en route, leur fin ayant été hâtée par les secousses de la marche des chameaux et par l’ardeur du soleil. Tous ces cadavres étaient noirs.

Les pèlerins sont rentrés à La Mecque avec leurs malades et leurs cadavres. Dans quelques heures, le fléau s’était emparé de la ville, il y avait des foyers dans tous les quartiers et dans presque toutes les maisons.

Le 13 Zilhidjé (27 juin), quatrième jour de la Fête, la situation devint beaucoup plus effrayante. La mortalité atteignait ce jour-là des proportions formidables (2 455). On n’arrivait plus à enterrer les morts, on les laissait dans les rues. Plusieurs rues étaient encombrées de cadavres. (…)

On ne voyait plus de malades, on trouvait partout des cadavres. Les pèlerins continuaient à faire leurs dévotions tranquillement et sans plainte. (…)

Il me semblait que chez cette masse de pèlerins que j’avais devant les yeux, le cerveau ne fonctionnait plus (…) Les pèlerins agissaient machinalement. Ils se laisser guider. Ils n’avaient plus de volonté, ils sentaient seulement le besoin de partir. »303

De son côté, le vice-consul français Joseph Guiot dénonce l’impuissance des inspecteurs sanitaires du Conseil supérieur de santé, condamnés à laisser mourir sans soins des pèlerins contaminés dans des cabarets de Djeddah transformés en lazarets :

« Je ne vois rien de plus poignant que le spectacle de ces malheureux râlant étendus, qui sur des lits de paille, qui sur des matelas ou des nattes sordides, qui sur la terre nue. C’est un véritable dépôt des condamnés à mort : car pour les agents du service sanitaire, tout malade est a priori un cholérique »304.

303 C. Izzedine, Le Choléra et l’Hygiène à La Mecque, Paris, Maloine, 1909, pp. 64-66. Le témoignage du docteur

Olschanietzki reproduit en annexe (n°15) est tout aussi catastrophiste.

100 Le bilan des victimes est évalué à près de trente-trois mille décès. Il est particulièrement tragique pour les pèlerins algériens et tunisiens – plus nombreux en cette année de hajj al-akbar que les pèlerins indiens – dont le taux de mortalité atteint 38%. Si le consul Guiot et le docteur Jousseaulme, commissaire du gouvernement chargé à ce titre d’accompagner les pèlerins algériens pendant la traversée, n’ont pas économisé leurs efforts pour soigner les pèlerins et organiser le rapatriement des survivants305, les autorités administratives et sanitaires présentes sur les lieux sont totalement désarmées306. Presque dix ans après la découverte du vibrion, le choléra reste une maladie mystérieuse, une grande faucheuse, libre d’apparaître comme de disparaître et frappant comme bon lui semble, même si ses pics de mortalité accompagnent généralement les cérémonies du pèlerinage, comme lors de la semaine du 23 au 27 juin 1893 (graphique 1).

Graphique 1. Evolution des décès par choléra au Hedjaz en 1893

Source : C. Izzedine, Les Epidémies de Choléra au Hedjaz, Constantinople, Imprimerie impériale Amiré, 1918, p. 114.

305 Le consul Guiot se voit attribuer la Légion d’Honneur en juillet 1893 et le docteur Ferdinand Jousseaulme la

médaille d’or du ministère des Affaires étrangères. Ce dernier a consigné ses souvenirs dans un rapport présenté comme thèse de doctorat pour l’obtention du grade de médecin. Un Voyage de Pèlerins Algériens à La Mecque.

Quelques Considérations sur l’Application des Mesures Sanitaires Internationales sur la mer Rouge, thèse

présentée à la faculté de médecine de Montpellier le 31 juillet 1894, Montpellier, Imprimerie centrale du Midi, 1894,