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La réponse des empires : l’organisation d’un pèlerinage défensif

Carte 8. Localisation des stations quarantenaires d’El-Tor et de Camaran

D. Le nouvel ordre sanitaire et ses limites

Les limites du système quarantenaire

En 1903, à l’occasion de la Conférence sanitaire de Paris, le docteur Adrien Proust dresse le bilan positif de presque quarante années d’hygiène internationale. Couronnement de ses efforts, il propose la création d’une institution permanente dont le siège sera à Paris, l’Office

616 Le Quai d’Orsay estime alors « qu’au moment où va s’ouvrir à Paris l’Exposition Universelle dont l’ouverture

coïncidera avec le retour des pèlerins de l’Ouest dans leurs foyers, nous sommes tenus par la plus grande circonspection en cette matière et de garantir les ports français, notamment ceux de l’Algérie contre la possibilité de contamination par une maladie épidémique, du moment où les autorités ottomanes ne repoussent pas des ports du Hedjaz les pèlerins arrivant des régions contaminées telles que l’Inde et la Mésopotamie ». ADN, UI, 528, 26 janvier 1900.

617 ADN, UI, 903, dépêche du 28 février 1903.

618 ADN, Le Caire, 75, dépêche du 5 février 1903. Le règlement égyptien prévoit, outre une augmentation du

cautionnement exigé de tout pèlerin, l’interdiction des départs isolés et l’obligation de se joindre au mahmal officiel accompagné de sa mission sanitaire.

172 International d’Hygiène Publique (OIHP), chargée d’informer les Etats intéressés de l’évolution des maladies infectieuses dans le monde619.

En cette année 1903, le danger de peste est écarté des Lieux Saints et le corps consulaire français reste convaincu qu’il faut y voir l’effet des précautions prises dans les différents lazarets dont Camaran. Des deux verrous sanitaires – nouveaux mawâqit du territoire sacré – c’est la station d’El-Tor qui fait l’objet des commentaires les plus élogieux. Conformément aux dispositions de la Conférence de Paris de 1894, elle est alors l’une des premières à être équipée d’étuves et de pulvérisateurs620. Des travaux de modernisation et d’agrandissement sont entrepris en 1898 qui vont contribuer à faire d’El-Tor « la plus grande et la mieux organisée de toutes les quarantaines du monde »621, dotée de vingt-quatre médecins et d’une centaine de gardes sanitaires. Pour les pèlerins de la voie du Nord qui s’y arrêtent au retour du hajj, la procédure est identique : une fois les pèlerins débarqués, le navire est soumis à une désinfection complète puis à une dératisation par les agents du service sanitaire. Ensuite, les pèlerins sont parqués dans une vaste salle d’attente. Femmes et hommes sont séparés et passent dans la salle des douches pendant qu’il est procédé à la désinfection de leurs vêtements. Ils sont alors conduits dans l’un des vingt-deux parcs grillagés de 12 500 mètres carrés chacun, à l’intérieur desquels des tentes de seize hommes sont mises à leur disposition avec des lits en terre battue. Un parc est réservé pour chaque navire et, pour éviter tout risque de contagion, la direction du lazaret veille à ce que jamais deux parcs contigus ne soient occupés. Le lazaret comprend également quatre hôpitaux de trente-deux lits chacun et trente cabines en bois destinées à isoler les pèlerins contaminés. Un commissaire du gouvernement algérien décrit des équipements modernes alimentés par l’électricité, de l’eau douce disponible en abondance, des pèlerins indigents nourris gratuitement par les soins du gouvernement égyptien et enfin des prix des denrées fixés en toute transparence par le directeur du lazaret :

« En mettant le pied dans le lazaret, écrit-il, on sent qu’on n’est plus en Turquie»622.

Des opérations chirurgicales y sont pratiquées avec succès et le lazaret dispose désormais d’une salle d’autopsie, d’une salle de bactériologie et d’une grande pharmacie623.

619 La création de l’Office International d’Hygiène Publique sera officialisée quatre années plus tard sous la

présidence de l’Italien Santoliquido, directeur général de la Santé du gouvernement italien. Sans surprise, son directeur Jacques de Cazotte ainsi que son secrétaire général Henri Pottevin sont tous les deux Français.

620 ADN, UI, premier versement, 526, dépêche du 30 juin 1895.

621 Caïd Ben Chérif, Aux Villes Saintes de l’Islam, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1919, p. 183. 622 AOM, GGA, 16h/88, rapport de M. Gillotte.

173 C’est dans ce tout nouveau laboratoire bactériologique qu’en 1897, le docteur Marc Armand Ruffer découvre le « vibrion d’El-Tor » chez des porteurs non cholériques. Il s’agit d’une remise en cause directe du système quarantenaire puisqu’il est admis que des « porteurs sains » peuvent véhiculer des germes cholériques pendant des durées d’incubation plus ou moins longues. Dès lors, la nécessité d’un contrôle bactériologique systématique ressort des travaux de l’OIHP présentés lors de la Conférence sanitaire de Paris de 1911-1912. Mais, face à la divergence des points de vue, chaque pays est laissé libre de l’opportunité de déclencher un tel examen. Remise en cause scientifique du système quarantenaire, encouragement des initiatives nationales en matière sanitaire, les Britanniques tiennent tardivement leur revanche.

Jusqu’à la Grande Guerre, les Anglo-indiens n’ont en effet eu de cesse que de critiquer l’inutilité de la quarantaine à Camaran. Par contraste avec la station d’El-Tor, ses équipements y sont décrits comme vétustes et les méthodes prophylactiques en vigueur totalement inadaptées624. Les notables musulmans, comme Khan Bahadur Mohammad Abdul Rahim, viennent alimenter ce réquisitoire, dénonçant pêle-mêle les conditions de désinfection, mais aussi le manque d’eau potable et de nourriture625. Ici encore la comparaison avec El-Tor – que ce notable fréquenta après un séjour en Europe et au Moyen-Orient – est de rigueur626. Il n’a pas de mots assez durs pour critiquer l’hôpital de Camaran627 au même titre que les gardiens de la station, brutaux et vénaux, n’hésitant pas à maltraiter les pèlerins considérés comme le choléra personnifié. La situation des femmes pèlerins attire plus particulièrement l’attention de ces notables du pèlerinage628. Des points d’amélioration méritent toutefois d’être signalés en fin de période sous l’impulsion du chef de la station, le médecin italien Delpino qui s’efforce de faciliter autant que possible le séjour des pèlerins629. Il est vrai que le personnel de la station s’est singulièrement étoffé jusqu’à représenter près de 450 agents – médecins, gardes sanitaire et employés divers – avant la guerre630.

La même critique est adressée par les consuls français à l’égard du dispositif quarantenaire en vigueur au Hedjaz. Il faut en effet attendre l’ouverture du chemin de fer du Hedjaz pour que cette province se dote de stations quarantenaires terrestres. Quant à la

624 FO 78/460, lettre du Gouvernement de l’Inde (Home Department) au Sous-Secrétaire d’Etat pour l’Inde du 24

janvier 1884 et rapport du Conseil Supérieur d’Alexandrie pour l’année 1894 sur le campement de Tor.

625 Nawab Khan Bahadur Al-Haj Mohammad Abdul Rahim, Safar-e-harmain Sharifain wa Jikr-e-Madina

Munwarah, Matba Shaukatul Islam, 1914 (traduction de Saurab Mishra).

626 Ibid., vol. II, p. 22. Le séjour à la station quarantenaire d’Egypte fait figure, par contraste, de véritable carnaval. 627 « A partir du moment où quelqu’un est admis à l’hôpital, il devrait être considéré comme mort car il y a peu de

chance qu’on en sorte vivant ». Ibid. vol. I, p. 84.

628 Voir le récit de Mohammad Moiuddin Hussain, Safarnama Harmain Sharifain, Madras, 1913, p. 98, cité in S.

Mishra, op. cit, pp. 93-94.

629 FO 78/ 2254, rapport du vice-consul d’Hodeïda du 8 octobre 1907.

174 quarantaine maritime, répartie sur les trois îlots d’Abou-Saad, Wasta et Abou-Ali, au large du port de Djeddah, elle constitue l’ultime barrière contre l’importation du choléra par la voie de mer. En effet, c’est dans cette station que sont tenus de se rendre, au titre des règlements du Conseil supérieur de santé de Constantinople, les navires ne bénéficiant pas de la qualité de « navire à pèlerins », à savoir des navires de marchandises transportant des voyageurs. Or cette station est régulièrement critiquée pour son manque d’équipements et ses capacités d’accueil trop restreintes631. En cas de forte affluence, l’administration quarantenaire du Hedjaz est facilement débordée et doit se résoudre à laisser débarquer pèlerins porteurs du choléra, comme lors du hajj de 1908632.

L’attitude ambivalente de la Porte en matière de lutte contre les épidémies

Ce n’est pourtant pas faute pour l’Empire ottoman d’avoir voulu résister aux pressions européennes par un programme d’équipements sanitaires au Hedjaz. Aussitôt après l’épidémie de 1865, des citernes ont été construites à La Mecque ainsi que des fosses à Mina destinées à recevoir les carcasses de l’Aïd. Le sultan Abdülhamid II met même un point d’honneur à ne pas prêter le flanc aux critiques des pouvoirs chrétiens. A partir de 1878, parallèlement aux missions d’inspection annuelles du Conseil supérieur de santé de Constantinople, de nouveaux abattoirs sont construits à Mina tandis qu’en 1880 un règlement vient autoriser l’inspection sanitaire des navires en rade de Djeddah. Cette reprise en main passe alors principalement par les gouverneurs (vali) de la province ; régulièrement des sommes importantes sont débloquées par Yldız pour nettoyer les rues de Djeddah et La Mecque. Mais ces interventions spectaculaires – qui participent de la prise en charge califale des Lieux Saints – sont impuissantes à prévenir la catastrophe sanitaire de 1893633. Aussi, lorsque s’ouvre la Conférence de Paris de 1894, les Ottomans souhaitent opposer une nouvelle résistance. Le maréchal Assad Pacha est dépêché au Hedjaz muni de quarante mille livres destinées à la construction d’asiles et d’hôpitaux. Après avoir souhaité, sans succès, interdire la distribution de l’eau de Zemzem, un nouveau corps de police sanitaire impose, avec la bénédiction des consuls, la construction de deux étuves à désinfection à La Mecque et Djeddah. De son côté, le délégué ottoman à la Conférence de Paris, Turkham Rey, s’engage à créer à La Mecque un hôpital de 200 lits634. Malgré ces promesses, l’offre hospitalière du Hedjaz reste déficiente. La Mecque ne dispose au tournant du siècle que

631 ADN, Djeddah, 56, rapport de la Commission d’inspection des lazarets sur le lazaret d’Abou-Saad, Wasta et

Abou-Ali, présenté au Conseil Supérieur de la Santé le 12 juin 1906.

632 « Ce fut la débâcle », écrit alors le consul de France. ADN, Djeddah, 56, rapport du 10 mai 1908.

633 W. Ochsenwald, The Hijaz under Ottoman Control, 1840-1908, Ohio State University Press, Columbus, 1984. 634 Ibid., pp. 65-67.

175 d’un hôpital municipal de vingt lits situé à l’est, près de la porte de La Mecque ainsi d’un hôpital pour cholériques, souvent assimilé à un mouroir635 si bien que sa destruction est régulièrement envisagée636. Même constat à Mina où le docteur Borel ne mentionne en 1903 que l’existence d’un seul et unique hôpital de quinze lits637. A Djeddah enfin, bien qu’un nouvel hôpital ait été ouvert en 1898, son état laisse à désirer au même titre que les autres hôpitaux municipaux, la seule offre de qualité restant l’hôpital de bienfaisance indien avec ses cinq cents lits638. Dans leur volonté centralisatrice, les Jeunes-Turcs ont essayé de reprendre en main la gestion sanitaire des Lieux Saints en créant en 1910 un Conseil sanitaire du Hedjaz présidé par le ministre de l’Intérieur Talaat Bey et composé de trois députés du nouveau Parlement et de trois médecins à la faculté de médecine de Constantinople. Sa vocation est de proposer des améliorations sanitaires ainsi que de créer et d’entretenir des hôpitaux convenablement aménagés dans la province du Hedjaz. A cette fin, il est demandé à chaque pèlerin de contribuer à son fonctionnement par une taxe de dix-neuf piastres639.

Cependant les représentants des puissances européennes accusent régulièrement les autorités sanitaires du Hedjaz de cacher l’existence d’épidémies de peste ou de choléra, afin de ne pas diminuer les ressources du pèlerinage640 mais aussi par crainte de susciter le mécontentement de la population locale641. Mais, faute de pouvoir intervenir directement dans la gestion intérieure du pèlerinage, ils doivent la plupart du temps s’en remettre à la bonne volonté des autorités locales.

Un sursaut décisif semble ici avoir été provoqué par les épidémies de peste de la fin de siècle. Le chef de la municipalité de Djeddah (kamaïkam) réunit alors une commission d’assainissement composée de six notables et prend des mesures vigoureuses comme la désinfection des locaux suspects ou l’assainissement des maisons de pèlerins642. Car si les Hedjazis manifestent une réelle hostilité à l’égard des innovations prophylactiques, qu’elles consistent en un isolement sanitaire des localités infestées ou en des dispositifs de désinfection –

635 « L’hôpital de Djeddah continue de tuer infailliblement ceux qui y rentrent » écrit le Consul Dubief. AOM, GGA,

16h/83, rapport sur le pèlerinage de 1903 du 13 mai 1903.

636AOM, GGA, 16h/83, rapport de la Commission d’inspection des lazarets présenté au Conseil supérieur de la

Santé le 12 juin 1906.

637 F. Borel, Le Choléra et la Peste dans le Pèlerinage Musulman. Etude d’Hygiène Internationale, Paris, Masson,

1904.

638 FO 881/2126, rapport de pèlerinage de 1901-1902.

639 Archivio Statale del Ministero degli Affaire Esteri (ASMAE), Africa II, pos. 169/1, fasc. 1, dépêche de

l’ambassade de Constantinople du 8 novembre 1910.

640 AOM, GGA, 16h/83, rapports des consuls de Djeddah sur les pèlerinages de 1900 et 1902. 641 FO 881/2027, dépêche du vice-consul du 26 juillet 1898.

642 ADN, UI, 528, 15 novembre 1899 « les indigènes se montrent un peu moins réfractaires aux prescriptions

sanitaires ; ils commencent à comprendre que le retour périodique de l’épidémie est dû, pour une large part, à la malpropreté des rues transformées en dépotoirs publics et à l’infection du sol qui en est la conséquence ».

176 comme en atteste l’affaire de la destruction de la station quarantenaire de Djeddah en 1899643 –, ils ne témoignent pas de la même répulsion dès qu’il s’agit d’hygiène publique.

Illustration 5. Un « chameau-arroseur » à Djeddah en 1905

Source : rapport de M. Gillotte, AOM, GGA, 8 Fi 514, cliché n°52

En 1894, Gervais-Courtellemont est ainsi frappé par l’état de propreté des rues de La Mecque, entretenues bénévolement par les habitants eux-mêmes qui n’hésitent pas à enlever les immondices à dos d’âne644. Dix ans plus tard, le promeneur bienveillant qu’est le commissaire du gouvernement Gillotte se déclare agréablement surpris « de trouver en Djeddah, une ville coquette, propre même, avec un service de voirie parfaitement organisé » : des charrettes de voirie à l’aide desquelles « des nègres et des prisonniers recueillent le gros des ordures plusieurs fois par jour » ainsi que d’étranges « chameaux arroseurs » (illustration 5), rémanence d’un certain orientalisme sanitaire645.

Au fil des années, les conférences sanitaires, dont la rivalité franco-britannique constitue sans aucun doute l’un des moteurs, ont mis en place un réseau de défense sanitaire autour des Lieux Saints de l’Islam, à forte charge symbolique – on peut parler à juste titre d’un protectorat sanitaire sur la mer Rouge – mais dont l’efficacité réelle peut-être discutée, à en juger par la persistance de vagues épidémiques jusqu’en 1912. En effet, force est de constater que la sécurité

643 FO 881/2061, dépêche du 6 mars 1899. Le 3 mars 1899, une foule de plus d’un millier de personnes investit la

cour de la station quarantenaire de Djeddah où sont entreposées toutes les marchandises à destination de La Mecque. En quelques heures, la station est pillée et les cloisons séparant la cour des baraques quarantenaires où sont cantonnés trois cent cinquante pèlerins javanais sont détruites.

644 J. Gervais-Courtellemont, op. cit.,p. 114.

645 AOM, GGA 8 Fi 514, « rapport de M. Gillotte, administrateur de la commune mixte d’Aïn-Temouchent sur le

177 sanitaire du pèlerinage repose in fine sur des initiatives locales : la municipalité de Djeddah, mais aussi la personnalité des inspecteurs sanitaires du Hedjaz dont les vice-consuls britanniques, après avoir longtemps critiqué l’action, sont désormais les premiers à louer les efforts d’assainissement des lieux saints et villes du Hedjaz646.

Mais l’internationalisation de la question du hajj n’a pas que des conséquences sanitaires : elle facilite aussi une meilleure régulation des flux de pèlerins et, partant, une « gouvernementalité » plus forte des pèlerinages647.

2. L’avènement de pèlerinages de masse

La mise en place d’une organisation sanitaire du hajj supposait une meilleure identification des flux des pèlerins. Ainsi la « médicalisation » du pèlerinage correspond à une préoccupation statistique très forte. Plus que jamais, dans les Etats coloniaux, « volonté de savoir » et volonté de pouvoir vont de pair. A travers la question sanitaire et l’encadrement des déplacements des pèlerins, les administrations coloniales commencent alors à faire l’épreuve de la « gouvernementalité » du hajj. Mais si cette connaissance des déplacements a entraîné, chez les puissances coloniales, un perfectionnement des techniques de contrôle, elle a suscité, chez les pèlerins, le désir concomitant de les transgresser.