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Temps et aspect : catégories indépendantes ou en étroite interaction ?

SÉMANTIQUE VERBALE

2. Temps et aspect : catégories indépendantes ou en étroite interaction ?

2.1. La notion de relation temporelle selon Koschmieder

Il convient de distinguer l’approche selon laquelle aspect et temps sont deux catégories indépendantes, de celle qui considère ces notions comme les deux faces d’une même catégorie. Cette dernière position, qui s’articule autour de la notion de relation temporelle, voit dans chaque aspect une visualisation du temps spécifique Ŕ l’aspect imperfectif exprime une représentation du temps dans le sens passé -->

futur, l’aspect perfectif en revanche correspond à la direction futur --> passé.

Cette vision « temporelle » des phénomènes aspectuels, qu’on retrouve chez Erwin Koschmieder, fonde la distinction entre perfectivité et imperfectivité sur deux visualisations possibles de l’écoulement temporel. Selon la vision progressive, orientée du passé vers le futur, le moi se considère comme avançant sur la ligne du temps ; la vision inverse, orientée du futur vers le passé, conçoit en revanche le moi comme immobile, l’axe chronométrique étant perçu comme en mouvement.

Koschmieder théorise ainsi l’aspect en s’appuyant sur la représentation mentale des phénomènes temporels. Placé au centre de toute représentation d’un événement linguistique, le sujet, estime l’auteur, peut concevoir l’écoulement

89 temporel selon deux perspectives distinctes. Soit en se considérant lui-même comme avançant sur une ligne immobile du temps, du passé vers le futur, soit, on l’a vu, en se percevant comme point de référence immobile, les événements eux-mêmes étant en mouvement vers lui. L’image ainsi obtenue est par conséquent inversée : ce sont les sites temporels qui se déplacent du futur vers le Moi, avant de s’éloigner dans le passé. Toute langue, d’après Koschmieder, est susceptible d’actualiser une de ces deux perspectives de la relation temporelle. C’est notamment une saisie immanente du procès (en termes aspectuels, un imperfectif slave) qui correspond à la perspective allant du passé vers le futur ; une saisie externe caractérise la représentation inverse, on est alors en présence de perfectivité.

Dans l’optique de Koschmieder, la distinction entre imperfectivité et perfectivité pourrait être résumée à travers un schème conceptuel rendant compte du rapport entre point et étendue, c’est-à-dire de l’appréhension d’un fait de façon soit globale soit séquentielle. L’opposition établie imperfectif = vision interne (« ligne ») vs perfectif = vision externe (« point »), est en réalité une opposition en chiasme. Didier Samain, traducteur de l’ouvrage de Koschmieder Les Rapports temporels fondamentaux et leur expression linguistique. Contribution à la question de l’aspect et du temps (1929, 1971/1996), explicite dans la préface (p.

XXXII) la nature de cette relation :

« soit le procès possède une étendue […], auquel cas le sujet est un point qui traverse la séquence de présent constitué par le procès, soit c’est le procès qui est ponctualisé et tombe dans le présent du sujet […]. Dans le premier cas, nous avons un imperfectif, dans le deuxième un perfectif. Dans le dispositif ainsi construit, l’opposition point/ligne se trouve donc dédoublée en chiasme : nous avons dans les deux cas une mise en relation entre le sujet et le procès, mais avec l’imperfectif celle-ci se schématise sous la forme d’un rapport point/ligne, lequel s’inverse si l’on a affaire à une perfectivité. »

2.2. Théorie psychologique de l’aspect : temps immanent et temps transcendant

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Il a été souligné que l’originalité de la théorie de Guillaume réside dans son refus de considérer isolément les catégories de temps, de mode et d’aspect :

50 Nous nous sommes fondée sur l’article « Immanence et transcendance dans la catégorie du verbe ; esquisse d’une théorie psychologique de l’aspect » (1964) publié dans Langage et science du langage, Québec-Paris, Presses de l’Université de Laval - A.-G. Nizet, pp. 46-58, dont la première version date de 1933.

90 chacune de ces trois catégories est véhiculée virtuellement par toute forme verbale même lorsque l’une d’elles n’est pas actualisée en discours.

La théorie se fonde sur l’idée d’inscription du temps grammatical dans un processus général nommé chronogénèse, livre une vision dynamique des faits linguistiques et montre l’élaboration progressive de ceux-ci, leur « chronogénèse interne ».

Le contenu interne des temps est envisagé selon deux valeurs fondamentales : l’accomplissement et l’accompli. Point de rencontre de l’idée de verbe et de l’idée de temps, ces valeurs indiquent la manière qu’a le verbe de se comporter vis-à-vis de l’idée de temps.

Selon la théorie élaborée par Guillaume, une origine commune expliquerait les différenciations d’aspect relevant du temps impliqué et les différenciations de temps inscrites dans le temps expliqué : il s’agit de « la différence qualitative du temps qui s’en va et du temps qui vient ».

Le temps qui vient, appelé transcendant, trouve son origine dans le futur et se continue, avec le caractère d’incidence que présuppose cette origine, dans le passé. Ce type de préhension lui confère la qualité de « temps complet, parfait, auquel ne manque aucune époque ».

En revanche, le temps immanent, en sa qualité de temps qui s’en va, ne commence qu’à partir du présent et se continue dans le passé, le point d’origine évoqué expliquant son caractère de décadence. C’est par conséquent un « temps incomplet, imparfait, auquel il manque une époque : le futur ».

Le présent et l’imparfait sont engendrés par le temps immanent, alors que le futur et l’aoriste relèvent du temps transcendant. Ce découpage correspond aussi à des types de verbes se différenciant selon leur support : le verbe actualisé par le temps décadent apparaît comme scindé en deux parties, l’une accomplie, l’autre inaccomplie. Lorsque le support est le passé incident, la forme verbale est indivisible et ne permet pas la distinction entre partie accomplie et partie inaccomplie.

Dans l’optique de Guillaume, l’architecture du système verbo-temporel repose sur quelques éléments essentiels : d’une part, le futur et l’aoriste,

« expressions particularisées du temps transcendant », d’autre part, le présent et

91 l’imparfait, « expressions particularisées du temps immanent ». Les autres formes temporelles, le parfait ou le plus-que-parfait, sont envisagées comme étant le résultat d’une recherche de symétrie, le plus-que-parfait étant au parfait ce que l’imparfait est au présent. La théorie de Guillaume applique l’aspect à la distinction entre formes verbales simples et formes composées : l’aspect immanent correspond aux premières, les secondes étant caractérisées par l’aspect transcendant. Dans la représentation spatiale du temps, le commencement et la fin d’un événement délimitent la section intermédiaire correspondant à son déroulement. L’aspect immanent a trait à l’intériorité de l’événement, l’aspect transcendant à son extériorité. Ainsi, dans les formes simples, le temps est intérieur au processus verbal et, dans les formes composées et surcomposées, le temps est extérieur au processus verbal. L’aspect, dans l’optique guillaumienne, se définit donc comme opposition entre formes simples et formes composées.

À la suite de ces considérations, Guillaume énonce le principe déterminant les distinctions aspectuelles : « le verbe épouse la forme du temps qu’il implique ».

Les équations qu’on pourrait formuler, temps immanent = aspect indéterminé ; temps transcendant = aspect déterminé, correspondent aux possibilités, pour les formes verbales, de signifier le temps immanent ou le temps transcendant. Le premier, qualitativement incomplet, ne contient aucune idée de terme, alors que le second, du fait d’être du temps complet, parfait, embrassant toutes les époques, comprend en soi une notion de terme et, par conséquent, est caractérisé par la détermination.

L’auteur souligne cependant la « réciproque indifférence de l’aspect et du temps », due, selon lui, à l’effacement de l’identité originelle des deux ordres, temps impliqué et temps expliqué. Il s’ensuit alors la superposition des formes d’une catégorie aux formes de la catégorie opposée, superposition qui explique la possibilité de conjuguer l’aspect immanent non seulement à l’imparfait mais aussi à l’aoriste ; de même, l’aspect transcendant, c’est-à-dire déterminé, peut se conjuguer bien sûr à l’aoriste, mais encore à l’imparfait, dont l’indétermination est

92 le trait fondamental.

Dans le système des temps, le participe passé exprimant l’accompli occupe une place particulière : il n’a le statut de forme verbale que par sa position. Pour devenir véritablement verbale, la forme doit être actualisée, et cette actualisation s’effectue par l’auxiliaire, sémantiquement progressivement dématérialisé.

3. Aspectualité lexicale et aspectualité