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L’HORIZON DE LA TRADUCTION

3.4. La traduction comme indicateur morphologique

3.4.1. La notion de « tissage textuel »

C’est autour de la notion de signification, non pas érigée comme vérité, mais au contraire « mouvante et multiple », que Vegliante (1996 : 46) articule la conception d’effet-traduction : permettant d’éviter l’écueil de la déperdition

23 Dans le texte italien : « ragionevole et reciproca soddisfazione alla luce dell’aureo principio per cui non si può avere tutto ».

46 inhérente à toute traduction, tout en rendant vaine la vieille interrogation opposant « fond » et « forme », cette conception illustre également les mécanismes d’ « accroissement » de la langue. En effet, le lieu d’élaboration d’un texte n’est ni le contenu, ni la forme dans laquelle le sens est versé ; privilégier l’un ou l’autre signifierait renfermer la traduction dans une vision réductrice :

« En toute rigueur, il n’y a pas plus de raisons pour faire pencher la démarche traductive du côté des contenus que de celui de l’expression … . L’effet-traduction, qui fait Ŕ à travers un certain travail Ŕ la spécificité de certains textes appelés « traductions », dans leur relation particulière (expression et contenu) à d’autres textes d’autres langues (expression et contenu), voilà ce dont une théorie de la traduction doit s’occuper. Elle devrait être plus attentive aux traces laissées par le travail traductif qu’à une éventuelle

« équivalence » sémantique. »

Écartant la notion unidirectionnelle de « transport » d’un sens figé et considérant comme inappropriés les termes « source » et « cible » habituellement usités, une théorie valable devrait porter sur « une relation entre relations de signification », à l’origine de l’élaboration, du « tissage » d’un texte. Selon Vegliante, la genèse de ce « processus linguistique singulier », fruit tangible de l’hyperlecture indissociable de la traduction, met en lumière la question longtemps délaissée de l’écriture et, dans l’optique des relations qu’entretiennent les textes en jeu, démontre qu’il s’agit d’échanges de « types de créativité », non plus d’ajustements entre les langues concernées. L’articulation de la différence entre les deux systèmes linguistiques devient le lieu du passage d’une énonciation à l’autre bien plus que d’une transformation des énoncés. La préservation de l’altérité de l’original est conçue comme trace dont la présence est nécessaire dans l’écriture du texte en voie de constitution (Vegliante 1996 : 51) :

« Une écriture cohérente avec ce processus génératif en portera témoignage dans la langue d’arrivée, exhibant son « effet-traduction » Ŕ alors que beaucoup de textes acclimatés le gomment, sous la surface sans surprise de l’usage standard. »

Ne seront pas considérés comme des trahisons seuls les textes dont le fonctionnement dans l’autre langue laisse entrevoir « les stigmates de cet ailleurs » (Vegliante 1996 : 53), sans recours au calque ou à l’annexion, sans aplatissement ni homogénéisation. Le sceau d’étrangeté marquant le texte d’arrivée est également la preuve de l’enrichissement de l’aire dans laquelle ce texte s’inscrit.

La conception appliquant le travail du traducteur à du textuel situerait la traduction en dehors des pôles « impossibilité théorique » vs « preuves concrètes

47 innombrables de la possibilité de traduire », insistant au contraire sur le processus d’élaboration de la signification, non plus fixée et transportable, mais mouvante et se précisant constamment au fur et à mesure de l’avancement du processus traductif, tout en dévoilant certaines lacunes ou potentialités de la langue traduisante. Cette reproduction textuelle doit avoir comme visée la réinvention constante d’une expression et d’un contenu que l’on ne peut considérer isolément, sans oublier la différence fondamentale entre traduire l’énoncé et traduire l’énonciation. On échapperait ainsi à l’inertie inévitable lorsqu’on examine la question de la traduction en termes de profits et pertes, de décalages acceptables ou inévitables, ou qu’on évalue de prétendues « équivalences » en fonction des capacités d’accueil de la langue d’arrivée.

Y a-t-il des « recettes » de « bonne » traduction ? Aujourd’hui, la question n’est pas tant d’étudier des règles pour bien traduire, mais d’analyser plutôt les différentes formes et stratégies de traduction. D’une part, on peut soulever le problème du texte qui parvienne à préserver le plus de signification possible ; de l’autre, on peut aussi affirmer que « la meilleure traduction n’est pas celle qui

« optimise » le signifié mais celle qui maintient les rythmes du signifiant », auquel cas l’optimisation n’apparaît plus sur le plan sémantique mais sur celui de l’expression24. Si l’on considère la traduction comme la réalisation maximale de toutes les ressources linguistiques possibles, de tous les usages, la traduction littéraire est plus intéressante que la traduction quotidienne. Il y a donc un renversement de perspective : la traduction littéraire exploite toutes les possibilités qu’offrent le signifié et le signifiant, alors que la traduction du dire « normal », quotidien ou technique, doit prendre en compte des restrictions spécifiques par

24 La question du rythme peut être reliée à une autre position sur la traduction, celle d’Henri Meschonnic, laquelle a le mérite de rompre définitivement avec l’opposition traditionnelle entre le littéralisme et le sens et d’insister sur l’importance de l’organisation du mouvement de la parole dans l’écriture, de la préservation de la cohérence interne du texte. Un unique élément englobe les deux termes de cette opposition : le rythme, conçu comme « unité d’équivalence d’une poétique de la traduction ». Sa réflexion élabore une éthique de la traduction, une poétique généralisée ; elle écarte cependant les problématiques purement linguistiques ou sémantiques, ce qui la rend difficilement applicable aux questions portant sur les liens entre aspectualité et traduction. S’il est vrai que la problématique de la traduction doit être appréhendée au sein d’une pensée d’ensemble du langage et de la littérature, la traduction demeure un exercice linguistique et, dans le cas précis de l’examen d’oppositions aspectuelles, sa faisabilité dépend de contraintes grammaticales, sémantiques et syntaxiques.

48 rapport à la vaste palette de la traduction. Ce n’est donc pas une équivalence terme à terme qu’il faut chercher à atteindre mais une certaine réorientation du regard.

Ceci implique également une nouvelle façon d’envisager la langue, rendue possible grâce à des analyses textuelles : non plus comme quelque chose de linéaire ou statique mais comme renfermant des stratégies qui créent des effets spécifiques.

Lorsqu’on analyse les différentes constructions internes des textes, émergent de nouvelles règles pour de nouvelles traductions. « Vivant » la traduction, les langues modifient constamment leur structure, et c’est en se traduisant dans d’autres langues qu’elles se complètent.

3.5. « Traduction » ne veut pas dire « création »

« La seule nouveauté, en matière d'écriture, consiste à conférer, grâce à la personnalité de l'auteur, une nouvelle vigueur à une idée ancienne. »

Sándor Márai, Mémoires de Hongrie S'il est vrai que tout traducteur doit gérer l'étrangeté linguistique, qu'il est amené constamment à faire des choix et des renoncements, il est également important de remettre en question une vision assez répandue qui accorde au traducteur le statut d'écrivain à part entière dans la langue traduisante. Malgré la présence incontestable de la personnalité du traducteur, traduire n'est pas créer et tout traducteur ayant pris conscience de ce constat s'abstient à juste titre à se donner des allures d'écrivain. La traduction est bel et bien l'œuvre d'une subjectivité mais cette subjectivité apparaît au niveau de l'expression en langue-cible et non au niveau de l'invention initiale. Comment parler de création dans l'espace de la traduction si, même dans le champ littéraire, il est bien difficile d'attribuer à une œuvre le statut d'écrit original ? Ce qu'on appelle improprement création n'est qu'articulation de perceptions, de sensibilités et d'attitudes déjà existantes, établies par une tradition, par des codes d'expression qui jalonnent toute culture. Si « l'art occidental est, le plus souvent, fondé sur l'art qui l'a précédé » (Steiner 1998a : 620), cette affirmation est tout autant applicable à la littérature. Les thèmes fondamentaux étant en nombre restreint, tout écrit n'est que variation, illustration et réplique d'expériences, de souvenirs historiques plus anciens.

49 Ce qui semble à première vue découverte authentique est surtout héritage ; les formulations, les métaphores qui apparaissent comme nouvelles sont souvent répétition, imitation et écho de formes déjà connues. Ceci est valable dans une plus large mesure encore pour le traducteur : son innovation se limite à la manière de dire (ou plutôt de re-dire), le « vouloir-dire » initial appartenant uniquement à l'auteur.

Adoptant une perspective fonctionnaliste qui conçoit la traduction comme

« un acte de communication relayé dont l’enjeu est de transmettre […]

l’information pertinente du texte de départ sans altérer l’orientation pragmatique de celui-ci », Claude Tatilon (2003 : 112) insiste longuement sur la nécessité de distinguer entre création et reproduction. S’il admet la difficulté et la noblesse de produire la réplique d’un texte, nécessitant la maîtrise de l’écriture, la prise en compte de la tonalité du texte, il affirme, à notre avis avec conviction et pertinence, que « traduire » ne veut pas dire « écrire » :

« En clair, si la reproduction d’un texte littéraire dans une autre langue est toujours chose délicate et approximative, il ne faut pas en conclure pour autant que l’œuvre du traducteur est, au plan de la créativité, comparable à celle de l’auteur. […] le traducteur littéraire n’est pas véritablement un créateur mais un copieur, un copieur d’œuvres d’art Ŕ copieur de talent, j’entends Ŕ dont la copie se doit de conserver l’essentiel de l’original, c’est-à-dire l’émotion que l’artiste y a su enfermer. Émotion que le traducteur éprouve à son tour, mais qui n’est sienne que par emprunt. » (Tatilon 2003 : 113-114)

Dans cette distinction, l’écriture est conçue comme la conception, l’invention d’un message, d’un texte, la fabrication d’un objet extrait d’un vécu ; la traduction, bien qu’elle demande incontestablement du talent et de l’humilité, est vue comme substitution de textuel à du textuel, l’objet verbal de départ étant formé antérieurement, constitué en œuvre par quelqu’un d’autre que le traducteur, ce dernier ne faisant œuvre qu’avec celle des autres. La traduction, même la traduction littéraire, demeure une opération dont la finalité est mimétique même si le traducteur est toujours présent puisque, en traduisant, il impose nécessairement sa propre interprétation et substitue à l’écriture de l’auteur son propre mode d’écriture.

Il nous est apparu important d’insister sur la distinction nécessaire entre écriture et traduction, statut de l’écrivain et statut du traducteur, afin de souligner l’exigence de primauté de l’original puisque, comme nous le verrons plus loin, les

50 traducteurs sont souvent animés par la volonté de livrer un produit lisse, dont la lecture ne présente aucune aspérité Ŕ or une telle finalité orientée uniquement vers le lecteur finit par gommer des choix propres à l’original. Dans la sphère temporelle et aspectuelle, cadre de l’analyse des traductions dans le présent travail, cet effacement se manifeste assez fréquemment par l’absence de prise en considération des conceptualisations du procès mises en œuvre par le texte-source.

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CHAPITRE II.