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LE FRANÇAIS, LANGUE À ASPECTS ?

1. Aspectualité et temporalité en français

Rappelons tout d’abord la distinction générale entre temps et aspect. Si le temps désigne les différentes datations des procès, l’aspect concerne la saisie intérieure du procès verbal.

Selon l’approche de Mantchev (1997), d’inspiration explicitement guillaumienne, l’aspectualité en français se détermine sur trois paliers : au niveau de l’évolution du procès lexical110, au niveau des phases de son déroulement111 et au niveau de son accomplissement interne112. Les deux premiers niveaux relèvent de l’aspectualité lexicale (sémantisme du lexème verbal, phases de déroulement du procès), le troisième, de l’aspectualité grammaticale.

Afin d’éviter les amalgames théoriques, nous précisons que, lorsque nous parlerons d’aspectualité grammaticale en français, nous nous appuierons sur la distinction entre l’imparfait et le passé simple pour illustrer le contraste entre l’aspect imperfectif et l’aspect perfectif113.

Une confrontation des valeurs aspectuelles réalisées dans les énoncés des deux langues nécessite tout d’abord quelques considérations sur les moyens de définir la perfectivité et l’imperfectivité dans une langue comme le français qui n’a pas grammaticalisé ces notions. Le contraste qui existe entre les deux organisations aspecto-temporelles peut ainsi faire apparaître des faits qui, en dehors de la démarche comparative, seraient passés inaperçus. Afin d’éviter d’appliquer au français des concepts qui ne seraient pas pertinents dans la description de son fonctionnement aspectuel, car appartenant à des systèmes différents, il faudra analyser les données aspectuelles identifiables en français pour elles-mêmes, dans la logique spécifique de cet idiome.

En français, rappelons-le, c’est la distinction entre imparfait et le passé simple qui fonde le contraste imperfectif/perfectif. L’imparfait, en tant que conjonction d’un temps passé et d’un aspect imperfectif, constitue le cadre dans

110 Il établit une distinction entre aspect statique et aspect dynamique d’une part, et d’autre part, entre aspect inchoatif, duratif et terminatif.

111 Il s’agit du traitement extérieur des procès verbaux indépendamment de leur infléchissement lexical : ainsi, peut-on distinguer les phases inchoative, progressive et terminative, les phases réitérative, durative et suspensive ; les phases restrictive et accidentelle.

112 Il s’agit de l’appréhension du procès par les formes grammaticales d’infinitif, de participe présent et de participe passé, indiquant l’inaccompli, l’accomplissement et l’accompli.

113 Sans toutefois perdre de vue les réticences précédemment évoquées quant à la désignation de phénomènes aspectuels en français par la terminologie issue de l’aire slave.

193 lequel se déroulent les procès verbaux. Le passé simple, temps d’événement, signale la survenance d’un fait et permet de suivre l’enchaînement des procès dans le cadre temporel.

1. 1. Imperfectivité de l’imparfait vs perfectivité du passé simple

Nous définirons tout d’abord la valeur aspectuelle de l’imparfait sous l’angle de son opposition à celle du passé simple114.

Le trait [+ sécant] est considéré par Yves Bardière comme la valeur fondamentale de l’imparfait, la plus dotée de force explicative, son « invariant aspectuel », les autres valeurs Ŕ vision intérieure du procès, simultanéité, statisme Ŕ pouvant être dérivées de celle-ci. Le procès exprimé à l’imparfait, perçu de l’intérieur, peut être scindé en deux parties, l’une déjà accomplie, et une autre non encore réalisée, virtuelle.

L’observateur saisit le procès dans son déroulement interne. Le passé simple, en revanche, réfute la vision sécante de l’imparfait : l’événement est vu se déroulant intégralement de son commencement à sa fin. Le passé simple indique

« un repère temporel qui correspond à l’instant de saisie sécante du procès à l’imparfait sans prendre en compte la continuation ou l’interruption de l’événement au-delà de ce point dans le monde phénoménal » (Bardière 2009 : 109).

Une caractéristique de l’imparfait mérite une attention particulière : son aptitude à rendre l’événement présent, à effacer, dans le cadre du récit, la distance qui le sépare du présent. Ce trait de « présentification du passé » est dû à la conjonction de traits temporels et aspectuels de la forme verbale : le temps verbal localise les événements dans le passé, son trait aspectuel plonge l’observateur dans leur intériorité. La valeur fondamentale de l’imparfait, son caractère sécant, a pour conséquence directe l’absence d’explicitation des limites initiale et finale du procès. N’envisageant pas le procès dans son intégralité, l’imparfait efface, estompe les contours du procès. L’imparfait offre une image inversée de la direction suivie par le temps de l’événement : par rapport au mouvement

114 Nous nous sommes appuyée dans une large mesure sur la partie théorique de l’ouvrage de Yves Bardière (2009). Nous avons également évoqué le modèle explicatif élaboré par Gérard Joan Barceló et Jacques Bres (2006) ainsi que les définitions proposées par Jean-Paul Confais (2002) et la contribution de Muriel Barbazan (2006).

194 fondamental selon lequel tout événement se développe, à savoir de son début à sa fin, l’imparfait est orienté dans le sens inverse, fuyant du futur vers le passé. Le mouvement du passé simple, par contre, s’accorde avec le mouvement fondamental de tout événement.

Voici, résumées en tableau, les principales oppositions aspectuelles entre l’imparfait et le passé simple (nous l’empruntons à Yves Bardière (2009 : 110)) :

ASPECT IMMANENT PASSÉ SIMPLE

PERFECTIVITÉ

IMPARFAIT IMPERFECTIVITÉ Procès vu de l’extérieur Procès vu de l’intérieur

Vision globale Vision sécante

Passé défini

(prise en compte des limites C et F)

Passé indéfini

(non prise en compte des limites C et F) Tableau 10. Principales oppositions aspectuelles entre imparfait et passé simple.

Après avoir défini la valeur fondamentale de l’imparfait, Bardière examine le fonctionnement de cette forme verbale en discours, dans le cadre d’unités textuelles. Dans son emploi standard, apparaissant en contexte passé, l’imparfait participe à la production d’effets de sens descriptifs, d’itérativité, d’arrière-plan, de subjectivation.

On pourrait dire, avec Barceló et Bres (2006 : 49), que le propre de la description est de saisir les événements « plutôt dans leur cours que dans leur survenue au temps », ainsi les importantes affinités de l’imparfait avec la textualité descriptive découlent-elles, entre autres, de l’aptitude de cette forme à exprimer la simultanéité.

C’est notamment son imperfectivité qui rend l’imparfait particulièrement apte à marquer la simultanéité. Il crée ainsi le cadre, le décor dans lequel se placent les événements qui font avancer la narration. La valeur de décor de l’imparfait découle de l’effet d’étirement que ce tiroir verbal impose à la représentation des événements, impliquant une accumulation de procès vus en

195 cours d’accomplissement et dans une perspective éventuellement itérative, par opposition à un effet de succession de procès uniques et clos. L’imparfait fournit donc l’arrière-plan sur lequel un événement se détache, et en donne une vision analytique : l'observateur se place ainsi au cœur de l'événement. En estompant les contours du temps impliqué par le procès, ses clôtures initiale et finale n’étant pas nettement dessinées, il lui confère un faible degré de saillance.

Le présent et l’imparfait de l’indicatif ont en commun la caractéristique d’exprimer des actions ou des situations en cours de développement : ils partagent le trait d’inaccompli. Cependant, le terme d’inaccomplissement n’est pas suffisant pour définir l’imparfait ; la notion de situation, opposée à celle de fait, semble également appropriée pour caractériser ce temps verbal.

Le terme de situation, quoique non exhaustif, a le mérite de désigner une grande partie des valeurs de l’imparfait : il souligne son caractère descriptif et englobe les traits d’habitude et de fait répété ou habituel qui déterminent une partie de ses emplois. Le choix entre l’imparfait et un temps perfectif dépend en grande partie de l’importance qu’un événement peut avoir d’un point de vue énonciatif : l’imparfait sera utilisé lorsqu’on cherche à marquer les informations considérées comme secondaires, marginales, tandis que le passé simple correspond à l’élément narratif primordial, au « noyau » de la narration.

Perfectif, le passé simple est considéré comme le temps par excellence de la chronologie événementielle. Cette aptitude à indiquer la successivité, comme le fait justement remarquer Yves Bardière (2009 : 111),

« n’est qu’une conséquence naturelle et récurrente mais non obligée de la perfectivité grammaticale de ce temps. Sur le plan expérientiel, le passé simple peut fort bien référer à des événements simultanés, enchâssés et parfois même chronologiquement inversés par rapport à leur apparition dans le discours. »

Les exemples qui suivent illustrent successivement des cas de simultanéité, d’enchâssement et d’inversion chronologique :

(105) « Arrivé dans la forêt, il s’arrêta près d’un gros arbre et se mit à creuser. »

196 (106) « Quand il construisit sa maison, il gâcha du plâtre, fabriqua du ciment,

posa des briques, enfonça des clous… Il fit tous les métiers. »115 (107) « Jean prit l’avion, ce fut sa femme qui l’accompagna à l’aéroport. »

Dans les énoncés inversés du point chronologique, il faut faire appel aux connaissances partagées, au savoir aussi bien individuel qu’universel, afin de reconstruire l’ordre normal des événements, différent de celui exprimé linguistiquement. L’exigence de recourir à la connaissance du monde phénoménal souligne l’importance de la distinction entre la représentation des formes en langue et leur réalité extralinguistique.

Le fondement lexical de l’imparfait et du passé simple est la division générale des verbes en verbes d’état (surtout les verbes attributifs) et en verbes d’action (il s’agit du reste des verbes, les verbes d’existence, de possession et d’action proprement dite). L’affinité du passé simple, du fait de sa perfectivité, avec des verbes marquant des actions est bien connue. Mais il est non moins vrai que le passé simple (et éventuellement le passé composé), puisqu’il fonctionne avec la valeur d’événement, peut conférer l’aspect inchoatif à des verbes normalement duratifs. Sur le plan stylistique, on peut noter le cas de l’utilisation, dans la narration, de verbes d’aspect statique qui, tout en pouvant être mis à l’imparfait sans que le sens change considérablement, s’écrivent au passé simple, donc expriment les événements comme des chaînons disposés dans la suite orientée des événements racontés.

En revanche, l’imparfait, bien qu’étant imperfectif, s’associe aussi bien aux verbes d’état qu’aux verbes d’action. Il garde son caractère descriptif, même lorsqu’il s’agit, du point de vue de la nature lexicale du verbe, d’un processus dynamique.

Dans une suite narrative d’événements au passé simple, l’imparfait a pour effet l’introduction d’une impression de ralenti, d’arrêt même. Il peut s’agir d’une insertion, au sein même des formes au passé simple, de commentaires, de justifications ou d’explicitations, « versées » à l’imparfait. Temps « dépendant, manquant d’autonomie textuelle », selon Barceló et Bres (2006 : 56), puisque n’inscrivant pas le temps du procès à partir de sa borne initiale, l’imparfait ne fournit pas de véritable ancrage au temps interne du procès, il manque de point

115 Ces deux exemples sont empruntés à Confais (2002 : 215-216), qui emprunte le second à Larochette (1980 : 197).

197 d’assise. Cette « défaillance » de l’imparfait le rendrait particulièrement apte à exprimer la subjectivité, à mettre en place des points de vue subjectifs.

Concernant la valeur temporelle de l’imparfait, il est important de signaler son fonctionnement anaphorique : il a besoin d’un repère temporel fourni par un verbe antérieur, ou d’une indication temporelle. Confais (2002 : 213) déduit ce trait temporel de l’imparfait de ses instructions aspectuelles :

« Pour ce qui est des valeurs temporelles du passé simple et de l’imparfait, on peut déduire facilement des traits aspectuels [+/Ŕ total] et [+/Ŕ fermé] que l’imparfait ne peut fixer à lui seul un moment sur l’axe du temps, alors que le passé simple suffit pour qu’un procès soit considéré comme daté : l’imparfait a toujours besoin d’un moment-repère (qui peut être symbolisé par un événement) auquel il puisse s’accrocher. »

Les dimensions aspectuelle et temporelle de l’imparfait peuvent être présentes dans un même emploi. La prédominance de l’une ou de l’autre crée des effets de sens liés à l’imparfait mais il n’est pas toujours possible de marquer, lors de la traduction, la différence entre ces deux fonctionnements.

Barceló et Bres (2006 : 13, 14) analysent les implications aspectuelles codées par les temps du français en introduisant deux critères : la tension et l’incidence. Ils relèvent ainsi deux dimensions aspectuelles définies par l’interaction de ces traits. Une première distinction concerne la différence entre formes simples et formes composées, ce qui correspond du point de vue sémantique à des représentations différentes du procès :

« les formes simples représentent le temps interne au procès dans sa tension, entre bornes initiale et terminale, alors que les formes composées représentent le temps interne au procès à partir de la borne terminale atteinte, soit en extension ».

Afin d’illustrer la seconde distinction, ces auteurs définissent l’opposition entre passé simple et imparfait, non plus par la distinction habituelle globalité (perfectivité) vs présentation sécante (cursive, imperfective), mais plutôt par la catégorie de l’incidence, qui permet de distinguer, non seulement l’imparfait du passé simple, mais aussi le passé antérieur du plus-que-parfait. Le passé simple représente le temps interne du procès

« comme s’inscrivant sur la ligne imaginaire du temps que construit le discours en incidence, c’est-à-dire à partir de sa clôture initiale […] ; en un seul accomplissement, à savoir sans glisser au-dessous de cette ligne du temps ».

En revanche, l’imparfait représente le temps interne du procès

198

« comme s’inscrivant sur la ligne imaginaire du temps que construit le discours en non-incidence, c’est-à-dire en un point au-delà de sa clôture initiale […] ; et en conversion de l’accomplissement en accompli, à savoir en glissant constamment au-dessous de cette ligne du temps ».

On pourrait reformuler le trait de non-incidence ([Ŕ incidence]) en termes d’ « accomplissement partiel », puisque l’imparfait sépare une partie accomplie d’une partie virtuelle, la réalisation de la partie virtuelle restant en quelque sorte toujours en suspens. C’est ce qui est fréquemment appelé vision interne du procès.

S’appuyant sur ces critères, les auteurs définissent le passé simple comme possédant les instructions [+ passé], [+ tension], [+ incidence] (l’imparfait étant défini par les instructions [+ passé], [+ tension], [Ŕ incidence]). Temps de l’époque passée par rapport au moment de l’énonciation, le passé simple partage avec les autres temps verbaux de forme simple le trait [+ tension]. L’instruction [+ incidence] du passé simple détermine les effets de perfectivité, dont la globalité, par lesquels ce temps est habituellement défini : le temps interne du procès est représenté en un seul accomplissement, alors que le recours à l’imparfait n’expliciterait comme accomplie qu’une partie du procès impliqué. La distinction habituelle entre la ponctualité du passé simple et le caractère « dilaté » de l’imparfait est affinée et éclaircie (Barceló et Bres 2006 : 28) :

« parce qu’il donne à voir le temps interne en un seul accomplissement, le passé simple ne permet pas d’opposer, implicitement ou explicitement, à la différence de l’imparfait, une partie accomplie à une partie non encore accomplie et représente le procès comme un tout insécable (d’où l’effet de ponctualité), quelle que soit d’ailleurs la durée référentielle dudit procès ».

Temps narratif par excellence, le passé simple est considéré comme ayant une forte affinité avec la présentation objective des événements, la représentation du temps interne du procès de son début à sa fin n’étant possible « que si le point de saisie est extérieur au procès ». Les auteurs insistent sur le caractère non exclusif de cette affinité et, pour notre part, nous préférons effectivement ne pas attribuer ce trait au passé simple, d’une part parce qu’il fonctionne essentiellement avec la valeur d’événement et, de l’autre, parce que dans l’évaluation de l’objectivité et de la subjectivité interviennent des critères liés davantage à la nature lexicale des items verbaux qu’à leur fonctionnement temporel ou aspectuel.

En revanche, il nous semble important de souligner l’effet de sens inchoatif

199 qui peut être produit par le passé simple : ce dernier peut ne donner à voir que la borne initiale d’un procès en la mettant en relief, sans se prononcer sur sa borne finale. Cette polysémie du passé simple sera explicitée de façon plus détaillée lors de l’analyse de traductions. Précisons toutefois d’ores et déjà que cet effet de sens spécifique est dû à la conjonction d’un aspect lexical atélique et de la perfectivité du passé simple.

L'opposition entre passé simple et imparfait fonctionne essentiellement dans les textes narratifs écrits, vu la restriction, pour des raisons énonciatives, des domaines d’emploi du passé simple, ce qui justifie l'intérêt que nous portons à ces deux tiroirs du passé dans le cadre d'analyses de traductions littéraires. Définir leurs valeurs aspectuelles permet aussi d’évaluer leur aptitude à rendre compte de l'opposition perfectif/imperfectif codée morphologiquement en bulgare.

Quel que soit le niveau de lecture choisi, et malgré les analyses non univoques de l'imparfait narratif, dont certains linguistes se demandent s'il n'est pas devenu un prétérit, l'imparfait demeure un temps imperfectif, actualisant une vision sécante des événements ; et le passé simple, un temps non imperfectif qui présente les faits dans leur globalité. De plus, S’agissant d'emplois dans un contexte narratif (registre du non-actualisé selon la terminologie préalablement adoptée), cette distinction est fondamentale pour la confrontation avec la traduction des notions aspectuelles en bulgare. Compte tenu du cadre de l'analyse, l'explication aspectuelle du choix entre passé simple et imparfait demeure pertinente mais nécessite également la prise en compte de la différence entre passé simple et passé composé dans la narration.

Celle-ci implique une succession achevée d’actions. Dans le cas où elles sont actualisées par le passé composé, toutes les actions se situent dans la sphère du présent. Elles sont, chacune prise isolément, antérieures, accomplies et résultatives par rapport au présent. Si un ordre de succession et de progression se laisse sentir entre les actions, il découle de la finalité sémantique de la narration. Le passé simple, en revanche, traduit souvent l’enchaînement des actions de façon continue, mais, comme il a été souligné précédemment, il est aussi à même de fournir une chronologie inversée ou enchevêtrée des événements, qu’il faut alors réordonner et resituer dans la chronologie extralinguistique en recourant à notre connaissance