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Aspectualité lexicale et aspectualité grammaticale : bilan

SÉMANTIQUE VERBALE

3. Aspectualité lexicale et aspectualité grammaticale : bilan

Lors de la présentation des principaux courants qui ont le statut de références dans l’approche de l’aspectualité, nous avons d’abord évoqué la théorie aspectuelle de Garey qui fonde la distinction télicité/atélicité sur le test de l’interruption, ainsi que la théorie prédicative de Vendler qui, bien qu’elle ait été à l’origine de classifications plus élaborées, ne repose pas sur des définitions suffisamment conceptuelles. En effet, les types de procès sont classés sur la base de résultats de tests qu’il suffit d’invalider pour se rendre compte des défaillances de la théorie. Les schémas temporels tels qu’ils ont été envisagés par Vendler n’expliquent pas l’emploi d’une forme dans un contexte qui semble accepter plus facilement l’autre forme (par exemple, l’emploi d’une réalisation instantanée du type arriver au sommet avec la forme progressive). D’un point de vue plus large, la prise en compte du seul niveau de l’expérience risque d’introduire dans l’analyse une constante indétermination.

Ces classifications relèvent des modes d’action, liés à la structure interne des référents verbaux.

La démonstration de David Cohen sur laquelle nous nous sommes appuyée afin d’introduire l’aspect verbal, puisant dans les faits de l’arabe, du latin, des langues slaves, des langues romanes et germaniques, nous a permis de souligner les divergences de points de vue quant à la définition de cette notion. Il a été montré que ces visions peuvent, en effet, être diamétralement opposées : en envisageant soit « le déroulement interne du procès », définissant alors l’aspect par opposition au temps chronologique, soit « la manière dont l’énonciateur considère le procès », ce dernier étant envisagé de l’extérieur, dans la perspective du lien entre le point d’observation et l’événement observé.

93 Nous avons ensuite présenté succinctement deux théories s’appuyant sur des représentations mentales des phénomènes temporels et aspectuels. La conception de Koschmieder envisage l’opposition entre la perfectivité et l’imperfectivité comme une mise en relation entre sujet et procès, présentée sous le rapport point/étendue dans le cas d’une imperfectivité et étendue/point s’il s’agit d’une perfectivité. À notre avis, cette position a le mérite de considérer procès et sujet comme entretenant une relation et non plus isolément. Dans l’optique de Koschmieder, temps et aspect ne sont pas indépendants l’un de l’autre, ce sont deux faces d’une même catégorie.

C’est à la théorie de Guillaume, revendiquée par beaucoup de linguistes, qu’on doit la mise en place d’une théorie psychologique pour analyser l’aspect, s’articulant autour des notions d’immanence et de transcendance. Pour le linguiste français, la distinction aspectuelle se fonde sur l’opposition entre formes simples, qui dénotent l’aspect immanent, et formes composées, auxquelles correspond l’aspect transcendant. L’opposition entre l’imparfait et le passé simple, quant à elle, n’est pas envisagée comme étant aspectuelle, du moins en ce qui concerne le choix de la terminologie.

Nous avons insisté à plusieurs reprises sur la nécessité de séparer le plan notionnel, relatif aux modes d’actions, du plan des morphèmes verbaux, fondamental pour l’appréhension de l’aspect grammatical.

Reprenons la réflexion de Benveniste51 sur l’importance des phénomènes slaves dans l’étude de l’aspect. Tout en mettant en relief l’originalité du système slave et sa contribution à l’élaboration de la catégorie de l’aspect, elle souligne l’impossibilité d’appliquer ce modèle à d’autres familles de langues. Ce modèle s’est révélé insuffisamment généralisable et par conséquent peu commode pour l’analyse :

« C’est le verbe slave qui a fourni à la théorie de l’aspect son cadre et ses oppositions. Or quand on envisage les systèmes aspectuels hors du monde indo-européen, on s’aperçoit que le slave ne représente nullement un type commun ; au contraire, c’est un type exceptionnel, fortement grammaticalisé, où aspect et temps sont fortement associés.

La réalité de l’aspect se voit bien plus clairement en sémitique où les classes formelles du verbe, représentant des modes d’action, admettent toutes les distinctions d’aspect, dont elles sont formellement indépendantes, et cette distinction d’aspect, non encore temporalisée, se réalise comme une corrélation. À partir de cette observation, on se rend compte que les aspects slaves sont en réalité un système tardif et hybride qui ne peut

51 Cité par Cohen (1989 : 30-31).

94 passer même pour indo-européen. »

L’originalité du système slave, qui consiste en l’expression de l’aspect dans des paradigmes complets de verbes différents et non dans différentes conjugaisons d’une même forme verbale, a permis d’identifier la nature du phénomène. Elle rend cependant ce système non pertinent pour analyser ce phénomène et l’appliquer à d’autres langues.

Même si la distinction entre aspectualité lexicale et aspectualité grammaticale est devenue aujourd’hui courante, la frontière entre les deux dimensions de l’aspect n’est pas toujours facile à tracer. Ceci est d’autant plus valable pour les faits slaves où, dans bien des cas, l’application d’un morphème dérivationnel confère à certains verbes, non seulement le caractère perfectif, mais aussi un mode d’action spécifique, l’inchoatif par exemple. Rappelons cependant que le mode d’action permet de mettre en évidence des différenciations de caractère lexical entre les unités verbales, ce qui contribue par ailleurs à leur systématisation d’après des critères sémantiques. Selon Cohen (1989 : 40), la différence significative entre les deux notions se situe sur le plan de leur fonctionnement morphologique. Si le mode d’action a une application limitée (il ne concerne qu’une partie restreinte du lexique d’une langue) et se caractérise également par la fixité (l’existence d’une forme dotée d’un mode d’action particulier ne peut qu’être constatée dans le lexique sans que cela implique la mise en œuvre de procédés morphologiques précis), l’aspect proprement dit porte en revanche sur la totalité des verbes.

On ne peut, dans ces langues, attribuer à une forme verbale un trait aspectuel sans la considérer comme faisant partie d’une paire, d’une corrélation, où l’un des termes suppose, tout en étant complet de par sa signification, un second terme fournissant la valeur aspective manquante. La limitation et la fixité du mode d’action s’opposent au caractère général et transcendant de l’aspect, caractère assumé par des procédés morphologiques, tels que la préfixation ou la suffixation, apportant au verbe des valeurs et des indices ayant trait à son fonctionnement en tant que prédicat.

Citons, en guise de conclusion, les définitions de Jean-Paul Confais (2002 : 202), qui mettent pertinemment en évidence, à travers des exemples, la distinction

95 à établir entre aspect lexical et aspect grammatical tout en précisant et en explicitant le choix de termes auxquels on a souvent l’habitude de recourir pour définir aussi bien l’aspect lexical que l’aspect grammatical. Il considère l’Aktionsart comme :

« le mode d’action impliqué dans le lexème verbal indépendamment de ses réalisations grammaticales ; ainsi les verbes schlafen et dormir expriment un procès impliquant une certaine durée, quel que soit le temps grammatical avec lequel ils sont réalisés […]. Cet aspect lexical […] peut être dit objectif au sens où le locuteur n’a aucun moyen de le modifier. »

L’aspect grammatical, quant à lui,

« se présente comme une variation signifiante du verbe, liée à un choix du locuteur, et à ce titre « subjective » […] : que le verbe soit duratif (schlafen, dormir) ou ponctuel (platzen, éclater), le locuteur a le choix de présenter le procès dans la perspective résultative dite de l’accompli […] ou du non accompli. »

L’aspect grammatical reste une perspective subjective du locuteur :

« expression abstraite du temps », il contribue à sélectionner un type de positionnement temporel du procès.

Loin de réfuter cette définition, nous voudrions seulement souligner qu’elle laisse entendre que l’aspect grammatical, « subjectif », présente toujours un choix optionnel pour le locuteur. Il est toutefois important de se demander si, dans le cas du bulgare, l’aspect grammatical est toujours subjectif, vu qu’il détermine la formation des paradigmes temporels, les termes de la paire aspectuelle fonctionnant en distribution complémentaire : l’imparfait est formé à partir de l’imperfectif, alors que le perfectif fournit l’aoriste et le futur. Des tournures périphrastiques exigent également le perfectif : triabva da, « il faut que », iskam da, « je veux que », etc. Est-ce qu’une possibilité est toujours laissée toujours au locuteur de choisir entre deux formes verbales, chacune dotée d’un aspect, pour la représentation d’une situation donnée ? Doit-on, inversement, exclure cette notion de subjectivité du sens lexical des verbes, c’est-à-dire des modes d’action ? Ces interrogations seront reprises plus loin, dans le développement consacré à la temporalité et à l’aspectualité en bulgare, afin d’affiner les définitions portant sur l’aspect en prenant compte des servitudes grammaticales et syntaxiques qui régissent le choix des formes aspectuelles dans cette langue. Une ébauche de réponse à ce stade consiste à dire qu’il faut tenir compte non seulement de la

96 subjectivité du locuteur mais aussi des contraintes imposées par le système linguistique dans lequel il s’exprime. Cohen (1989 : 36) résume de manière éclairante cette position :

« En tout état de cause, le message est formé sur une série de choix du locuteur concernant chacun des éléments à rapporter, en fonction d’une stratégie globale, d’une finalité qui impose une cohérence formelle à l’ensemble de l’énoncé. Par là se manifeste de façon constante sa subjectivité, tandis que la cohérence formelle de l’énoncé et l’adéquation nécessaire du message intentionné aux conventions propres à la langue s’imposent au locuteur. »52

Appliquant la catégorie de l’aspect aux temps du français, Confais précise que la distinction entre les deux types d’aspects s’impose dans cette langue, parce qu’il est toujours possible de verser n’importe quel verbe dans n’importe quelle forme aspectuelle. Les deux types d’aspect peuvent interférer, être présents simultanément dans une forme verbale, et ces interférences possibles, plutôt que de remettre en cause la distinction, viennent confirmer sa validité et son caractère indispensable. À ce propos, il cite l’exemple il trouvait la lettre, lequel, en dehors de tout contexte, suggère une lecture plutôt itérative, s’expliquant probablement par la juxtaposition du caractère ponctuel du procès exprimé par trouver avec la perspective de déroulement véhiculée par l’imparfait.

La question de l’interaction de l’aspect lexical et de l’aspect grammatical se pose avec acuité dans le cadre de l’analyse de traductions dans la seconde partie de ce travail. Mentionnons la position de Vetters sur le lien entre les deux formes d’aspectualité, qui a le mérite d’être nuancée. L’auteur évoque à plusieurs reprises la nécessité de considérer le mode d'action et l'aspect comme deux catégories distinctes. Leur indépendance n'est cependant pas totale, le mode d'action pouvant influencer l'emploi et la signification des « aspectifs ». Pour illustrer cette affirmation, il donne l'exemple du paradoxe imperfectif : la mise à l'imparfait d'une situation atélique (Pierre MARCHER) implique que l'action a réellement eu lieu, alors que ce même procédé appliqué à une situation télique (Pierre DESSINER UN CERCLE) n’implique pas le caractère fini de l'action. Quant au passé simple, son emploi peut transformer les états en situations téliques. De plus, un état peut être considéré non seulement dans son déroulement mais dans sa

52 Notons aussi le choix terminologique de Maslov, cité par Cohen (1989 : 36), de définir la catégorie de l’aspect comme « le reflet du choix objectivement conditionné du locuteur… entre deux vues de l’action dénotée par le verbe ».

97 globalité. En d'autres termes, la combinaison entre les états et le passé simple n'est pas impossible, même si certains états acceptent difficilement ce tiroir verbal.

Vetters (1996 : 109) explique la singularité de l'effet créé par un exemple comme

*Louis XIV eut un nez aquilin ou *Le livre consista en trois chapitres par le fait qu'il s'agit de « caractéristiques qu'une personne ou une situation tient normalement durant toute son existence et dont on n'envisage pas la possibilité d'un changement ». Une bonne analyse de l'aspect grammatical ne peut donc se passer de prendre en considération le rapport avec le mode d'action. Le mode d'action a sa pertinence dans toute étude en sémantique temporelle.

Certaines théories mettent donc en évidence l’idée que le sémantisme propre à la forme verbale et sa nature lexicale imposent une interprétation perfective ou imperfective au procès. Tout locuteur associerait, de manière plutôt intuitive, l’imparfait à des verbes d’états du type « jouer » ou « marcher », alors que des situations téliques comme « tomber » ou « sortir » seraient spontanément versées dans une forme perfective, au passé simple par exemple. En outre, l’examen de ces phénomènes dans une perspective textuelle et traductologique montre que l’adjonction de formes perfectives à des verbes dont le sémantisme présuppose une lecture imperfective et inversement, l’association, dans le cadre de l’imparfait narratif notamment, entre verbes habituellement perfectifs et désinences de formes temporelles imperfectives, implique l’inscription de ces

« décalages » dans une intention particulière, relevant des choix de l’auteur, de l’importance du contexte et de questions de style. Associer une forme grammaticalement imperfective à un procès lexicalement perfectif n’est pas si rare que cela puisse paraître : apparentée sémantiquement au passé simple, une telle forme garde des traits fondamentaux de l’imparfait, en dilatant en quelque sorte la représentation de l’événement ou en suggérant une interprétation itérative de celui-ci53.

La partie consacrée aux illustrations de choix traductifs et aux transformations effectuées dans le champ du verbe nous permettra de nous étendre plus longuement sur la potentialité lexicale d’un item verbal en relation avec sa grammaticalisation morphologique et sa réalisation textuelle. Il s’agira de

53 Cet effet de dilatation est également souligné par Do-Hurinville (2009 : 217) : dans ses emplois

« narratifs », l’imparfait peut commuter avec le passé simple, « mais la différence entre ces deux temps verbaux […] réside en ce que l’incidence avec le passé simple est effective, alors que celle avec l’imparfait est perspective ».

98 considérer les formes aspecto-temporelles du point de vue des rapports qu’elles entretiennent avec d’autres formes dans une unité textuelle, ou du moins séquentielle, d’une dimension intermédiaire entre la phrase et le texte. Nous tenterons de dégager, dans la problématique de l’aspect, certaines perspectives explicatives qui paraissent fructueuses, pour envisager ensuite les problèmes qu’elles continuent à poser dans le cadre d’une démarche contrastive, et les situer dans des approches plus larges des temps verbaux, étudiant les effets de sens que ceux-ci sont susceptibles de créer en discours ainsi que leur fonctionnement en tant que facteurs de cohésion textuelle.