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LE REGARD SUR LES TRADUCTIONS : CRITÈRES D’ANALYSE

2. Le respect du texte original

À l’heure actuelle, on continue à privilégier un mode de critique des traductions qui s’appuie de manière unilatérale et exclusive sur le texte-cible.

Critiquer sans comparer la traduction à l’original a certainement sa raison d’être ; cependant, il faut être conscient des limites d’une telle évaluation fondée uniquement sur le résultat du processus traductif. L’examen du texte d’arrivée ne doit en réalité constituer qu’un premier pas vers l’analyse définitive de la

54 traduction. L’étape suivante indispensable consiste à confronter le texte-cible à l’original26, ce qui est la seule démarche permettant une analyse objective et pertinente, exempte d’arbitraire et de subjectivité.

Il va sans dire que le lecteur d’une traduction, même s’il ne connaît pas l’original, ne peut se passer de jugement sur le résultat et dispose d’instruments de mesure valables et efficaces. Ainsi, il peut qualifier la traduction de « réussie », en avançant l’argument tout à fait acceptable que le texte se lit sans heurts et difficultés particulières. Il pourrait même pousser son évaluation positive plus loin en affirmant que le texte ne laisse pas deviner qu’il s’agit d’une traduction. Il est toutefois nécessaire de s’interroger sur la finalité d’une traduction : la « lisibilité » du texte-cible est-elle une valeur indispensable à atteindre indépendamment du type de texte, des éléments de contenu, de structure et de style ? Ou bien faut-il se proposer comme objectif la juste compréhension du texte de départ et considérer la « fluidité » comme une qualité souhaitable mais non absolue ? En guise de réponse, citons les propos de l’écrivain Raphaël Confiant (1999) :

« Il faut faire preuve d’une sacrée dose d’ethnocentrisme pour trouver normal que dans le roman chinois ou russe que je suis en train de lire, les paysans russes ou chinois parlent ou se comportent exactement comme des paysans français. Et puis d’ailleurs est-ce que le côté fluide et coulant que je trouve dans la traduction correspond bien au style fluide et coulant dans le texte original ? Les tenants de cette forme de traduction effacent, gomment complètement l’étrangeté du texte à traduire et le naturalisent en quelque sorte, l’empaillent, le colonisent, l’assimilent pour donner l’illusion qu’il a été directement écrit en français. »

Lorsqu’on s’appuie sur le seul texte-cible, les déformations de l’original sont difficilement discernables, surtout s’il s’agit de textes en prose et si la traduction en question est jugée « belle », c’est-à-dire esthétique. Ceci vaut notamment pour les oppositions dues à des choix situés dans la sphère temporelle et aspectuelle : la divergence de conceptualisation qui peut exister entre l’original et la traduction correspondante n’est décelable qu’à condition de connaître la langue de départ.

Nous verrons plus loin que, dans bien des cas, la conscience, même aiguë, de l’extrême complexité du système verbal du bulgare, entièrement traversé par la notion d’aspect, ne conduit pas nécessairement les traducteurs à en tenir compte

26 Nida avance la thèse selon laquelle on ne devrait pas comparer les deux textes mais leurs effets, respectivement sur le lecteur de l’original et sur le lecteur de la traduction. Ceci correspond, dans une certaine mesure, à l’approche fonctionnelle ou communicative de la traduction, dont l’exigence fondamentale n’est pas la traduction des termes mais de leur fonction dans le texte.

55 dans les traductions, leurs décisions étant pour la plupart guidées par l’exigence de qualité et de lisibilité du texte dans la langue d’accueil.

Ces affirmations ne cherchent pas à réhabiliter toute traduction qui manie avec maladresse la langue d’arrivée, qui a un caractère brut, une apparence affectée ou scolaire, et où le lecteur se voit sans cesse contraint à fournir des efforts énormes pour surmonter des constructions syntaxiques trop insolites derrière lesquelles transparaît immanquablement le squelette de la langue-source. Même sans connaître l’original, on peut en effet facilement identifier l’usage malhabile ou même fautif de la cible. Le traducteur dont la connaissance de la langue-cible est insuffisante se laisserait facilement influencer par l’original et appliquerait à la traduction des tournures présentes dans le texte de départ mais dont le pendant fait défaut dans la langue d’arrivée. Le texte-cible peut même en arriver à épouser les structures syntaxiques de l’original en violant les normes du système linguistique d’accueil. Pour ne pas succomber à la tentation de trop coller aux mots de l’original, le traducteur doit tenir éveillée en lui la perception de ce qui est acceptable dans la langue-cible, et se demander comment cette langue peut accueillir des expressions propres à la langue-source. Il doit également témoigner d’une maîtrise sans faille des nuances que certains termes peuvent receler, de leur charge culturelle, des registres linguistiques dans lesquels ils peuvent s’inscrire de façon adéquate.

Fonder son jugement sur le seul texte d’arrivée ne manque sans doute pas d’utilité : une telle démarche permet en effet de se prononcer sur la maîtrise que le traducteur a de la langue-cible, sur la connaissance de son lexique, de ses normes grammaticales, de ses particularités stylistiques et même des impératifs de sa phraséologie. Cependant, une telle critique unilatérale risque de se limiter à une énumération de fautes, à une exigence de conférer à la traduction un caractère idiomatique en vue d’une lecture dans la langue d’accueil qui ne trouble aucunement le lecteur. Ce dernier, qui, à la lecture limpide, claire et harmonieuse d’un texte, exprimera un jugement positif en termes d’ « excellente traduction », n’est pas pour autant en mesure de savoir si le traducteur a respecté la volonté de l’auteur, s’il a compris son intentionnalité profonde, s’il l’a correctement interprétée, si la réécriture en langue-cible recrée de façon cohérente ou au contraire falsifie des valeurs de formes grammaticales utilisées dans l’original. De

56 plus, la primauté de critères esthétiques ne fait qu’obscurcir ainsi un côté tout aussi révélateur du processus traductif : les caractéristiques de l’original, son organisation langagière et les difficultés engendrées par sa rencontre avec la langue-cible. Élever les critères esthétiques au rang de norme suprême à respecter dans toute traduction correspond à une tendance à l’ennoblissement et à l’élégance, et ce, même lorsque l’original n’en est pas doté. De même, lorsqu’un critique, se prononçant sur un texte, en vante ou au contraire en condamne la traduction, il est fréquent qu’il ne connaisse pas la langue de l’original, ou qu’il n’ait pas estimé nécessaire de confronter texte d’arrivée et texte-source. Ce qu’il loue ou bien accable de reproches dans un texte n’est pas le résultat du processus traductif mais le degré de soumission du texte-cible à une façon de s’exprimer supposée « naturelle », « spontanée », « correcte », « orthodoxe », « attendue », qu’il conviendrait de respecter.

3. La traduction à la lumière de la typologie