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En raison de la conceptualisation de l’habitude à laquelle j’étais parvenue et des dimensions particulières que je souhaitais explorer, la technique de cueillette des données s’est en quelque sorte imposée d’elle-même : ma recherche devait nécessairement reposer sur la réalisation d’entrevues individuelles semi-dirigées. Mais si cette question était réglée d’emblée, l’entreprise n’est pas apparue pour autant dépourvue de difficultés. Il m’a bien entendu fallu résoudre quelques problèmes d’ordre technique, en regard notamment de la formulation des questions d’entrevue. Plus fondamentalement cependant, il m’a aussi fallu me questionner quant à la façon de concevoir et d’aborder la technique même de l’entrevue.

L’utilité et surtout la validité et la fiabilité des comptes-rendus des comportements de conduite font l’objet de débats dans la recherche en sécurité routière (Hatakka et al., 1997). La tendance générale est celle d’une certaine suspicion à l’égard de la qualité de ces comptes-rendus, suspicion qui est en outre amplifiée par les résultats des recherches réalisées sur les biais de perception (biais d’optimisme, attribution causale, etc.) et sur les limites de la mémoire. En fait, si les comportements de conduite sont malgré tout le plus souvent étudiés par le biais de sondages et de questionnaires (et donc, de comportements auto-rapportés), ce n’est pas tellement parce que l’on accorde grande foi

aux déclarations des conducteurs qu’en raison des avantages indéniables que comportent ces méthodes (notamment la possibilité de recueillir un grand nombre de données et de renseignements en peu de temps et à un coût raisonnable) (Lajunen et Summala, 2003; de Pelsmacker et Janssens, 2007). Dans certains cas, les doutes qui subsistent quant à la qualité des comptes-rendus renvoient essentiellement à des problèmes d’ordre méthodologique. Plus souvent qu’autrement cependant, ils vont plus fondamentalement puiser leurs sources dans des positionnements au plan épistémologique. Pour un certain nombre de chercheurs, le recueil de renseignements auto-rapportés apparaît de faible utilité puisqu’il ne livre que les perceptions – à leurs yeux, très souvent faussées – des comportements individuels de conduite; pour eux, seules les données faisant état des « véritables » pratiques, obtenues dans le cadre d’observations ou d’expérimentations, devraient être véritablement considérées comme robustes106. Il n’y a pas lieu ici

d’exposer les problèmes que posent, à mon avis, cette vision positiviste – et qui est d’ailleurs très largement dominante dans le champ de la recherche en sécurité routière – aussi je me contenterai de souligner, en reprenant une expression de Von Glasersfeld (1988), que je considère que les conducteurs peuvent faire des comptes-rendus de leur façon de se comporter et de penser qui conviennent (fit)107 assez bien à leurs pratiques

quotidiennes et à leurs raisonnements (raisonnements qui leur servent d’ailleurs d’appui pour juger de la pertinence et du bien-fondé des interventions visant à les convaincre de se comporter de telle ou telle façon). Mais si l’on admet que les conducteurs peuvent faire des comptes-rendus tout à fait valables de leurs pratiques, il faut aussi être conscient des limites et des pièges inhérents à ce type d’exposé. En fait, si les conducteurs peuvent, moyennant une certaine réflexion, rendre compte de leurs comportements, certaines conditions apparaissent néanmoins nécessaires afin de “rendre

106 Ceux qui argumentent en faveur de l’auto-déclaration des comportements le font d’ailleurs en

s’appuyant sur des études (notamment celle de West et al. (1993)) où l’on aurait observé une assez bonne correspondance entre comportements auto-déclarés et comportements « réels » (c’est-à-dire tels qu’observés sur la route).

107 Von Glasersfeld opposait la notion de fit, qui sous-entend que puisse être établi un rapport de

convenance entre perception et réalité, à celle de match qui suppose l’établissement d’un rapport de correspondance parfait entre perception et réalité.

effective la puissance du langage” (Dejours, 1993; p. 235). Toute investigation qui repose sur la parole des individus pour analyser leurs conduites fait face au problème de l’écart inévitable entre comportements déclarés et comportements effectifs, entre intention et réalisation, écart qui résulte et témoigne notamment de “la rupture entre le savoir canonique et le savoir pratique” (Rouquette, 1999; p. 233). Vermersch et son équipe ont développé une technique d’entretien particulière – l’entretien d’explicitation – qui vise justement à réduire l’état de rupture entre ces deux formes de savoir (Vermersch, 1994; Vermersch et Maurel, 1997). Selon Vermersch, toute action est constituée pour une part de connaissances préréfléchies, c’est-à-dire de connaissances que l’individu possède sous une forme non conceptualisée, non symbolisée, mais qui sont susceptibles d’être amenées à la conscience (sous forme de représentations) en recourant à des techniques d’interrogation bien ciblées (ex.: voir à ce que la personne se place dans la « position de parole incarnée », position qui fait appel à la mémoire concrète en créant les conditions de ré-émergence des éléments sensoriels (images, sons, ressentis corporels) de la situation qui est à l’examen). Mais il ne s’agit là que d’un premier niveau de difficulté (bien que peut-être le plus difficile à résoudre, cependant), et qui concerne principalement la question du recueil et de la mise au jour de ce que j’ai appelé précédemment les savoir-faire. Les comptes-rendus des pratiques (et notamment des habitudes) peuvent en effet être dits préréfléchis dans un autre sens. Les conducteurs ne sont pas très souvent incités à réfléchir et à discourir sur leurs pratiques108, tout

comme ils ne sont pas souvent amenés à prendre le temps d’examiner ce qu’ils font (ils ne cherchent pas à s’observer en train de faire ceci ou cela afin de savoir ce qu’ils font exactement et de déterminer avec précision comment ils procèdent). Bien des façons de faire – usuelles ou plus particulières – sont donc peu accessibles spontanément à la conscience simplement parce qu’elles n’ont pas (ou qu’elles ont trop peu) fait l’objet d’une prise de conscience préalable. D’ailleurs, lorsque les conducteurs sont appelés à commenter leur conduite, on observe souvent que les discours peuvent être relativement homogènes (Renouard, 1996, 1997 et 2000) et en prise avec le discours officiel de la sécurité et de la prévention. On constate, en somme, que le récit de l’expérience vécue

peut facilement faire place à celui de l’idéal type que les conducteurs se sont forgés des comportements routiers (ex.: Je suis un conducteur prudent mais pas téteux), ou à l’exposé de jugements et de commentaires généraux – plus, du moins, qu’à la véritable description des pratiques. Il semble toutefois que cette « dérive » est d’autant plus grande que le questionnement s’avère d’ordre général (ex.: faire parler de la conduite plutôt que des pratiques dans les contextes x, y et z). En conséquence, il m’apparaissait que pour assurer la précision des comptes-rendus relatifs aux différents comportements de conduite, les propos recueillis se devaient d’être arrimés à des situations concrètes, à des situations qui commandent la remémoration d’expériences passées. Cette remémoration peut notamment être facilitée lorsqu’on amène l’individu à se souvenir des situations où il aurait agi différemment (ex.: Vous dites que vous bouclez toujours votre ceinture de sécurité. Vous est-il quand même déjà arrivé de ne pas le faire ? À quelle occasion ?). Mais d’autres difficultés se posaient du fait que je m’intéressais spécifiquement au recueil des habitudes. Les pratiques prises pour acquises étaient en effet peu susceptibles d’être présentes à l’esprit des individus à ce titre particulier – c’est-à-dire en tant que pratiques prises pour acquises – et ce, d’autant plus que je postulais qu’elles peuvent être accompagnées d’une composante évaluative (ex.: Je sais que je ne devrais pas faire cela). Après mûre réflexion, il m’a semblé que la meilleure façon de résoudre ce problème consistait à amener l’individu à se questionner sur l’éventualité de changer son comportement usuel de façon temporaire ou permanente (ex.: Vous dites que vous bouclez toujours votre ceinture de sécurité. Est-ce que vous pouvez imaginer une situation dans laquelle vous ne le feriez pas ? Est-ce qu’il serait possible à votre avis que vous arrêtiez totalement de boucler votre ceinture ?). Cette façon de procéder me paraissait d’autant plus judicieuse qu’elle me permettait du même coup d’amorcer l’exploration de la dimension relative à la transformation de l’habitude.

Une seconde difficulté résidait dans le départage des habitudes spécifiques et des comportements inhabituels. L’habitude, je le rappelle, n’était pas à mon avis tellement révélée par sa fréquence d’occurrence que par son caractère pris pour acquis. L’examen des variations n’était donc pas suffisant en soi puisqu’une pratique qui s’écarte de celle la plus fréquente pouvait soit correspondre à un comportement inhabituel, soit à une

habitude spécifique (ex.: circuler aux environs de 80 km/h – plutôt qu’aux environs de 60 km/h – sur la route qui mène au lieu de travail lorsqu’on est en retard). Pour bien distinguer habitudes spécifiques et comportements inhabituels, il me semblait qu’il fallait amener l’individu à se remémorer les situations où il s’est questionné sur la pertinence d’adopter tel ou tel comportement. Mais une difficulté supplémentaire se posait du fait que le comportement inhabituel pouvait lui aussi se situer dans un cadre plus ou moins « inquestionnable »; toutes les options, en effet, ne sont pas envisageables (ex.: un individu pourrait se poser la question à savoir s’il est opportun de circuler jusqu’à 140 km/h dans la situation où il se trouve, mais il n’envisage pas pour autant qu’il soit possible qu’il atteigne les 180 km/h). L’inhabituel ne correspondrait donc pas nécessairement toujours à un questionnement clairement et facilement identifiable par l’individu. Parallèlement, je postulais que l’habitude n’a pas à être totalement exempte d’hésitation ou d’interrogation. Comment, en conséquence, pouvais-je cerner hors de tout doute la présence d’un comportement inhabituel ? Par ailleurs, et dans une toute autre perspective, il y avait lieu de supposer qu’un individu pourrait prendre pour acquise une pratique qu’il n’a pas encore eu l’occasion d’expérimenter (ex.: En situation d’urgence, je circulerais certainement jusqu’à 80 km/h sur cette route). Fallait-il, dès lors, éliminer ces sources potentielles de confusion dans l’identification de l’habitude en ramenant de l’avant le critère de la fréquence du comportement ? Il me semblait difficile de trancher ces questions d’un strict point de vue théorique. Ce qui me semblait clair toutefois, c’est que l’on ne pouvait parvenir à bien comprendre et à distinguer ces deux types de comportements (habituels et inhabituels) sans chercher à les confronter l’un à l’autre.