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Bien qu’il soit peu présent dans la littérature scientifique contemporaine, le concept d’habitude possède néanmoins une très longue histoire. Il fut d’abord traité par des philosophes tels Aristote et Saint Thomas d’Aquin, puis par d’autres plus « contemporains » tels John Locke, David Hume, Maine de Biran, Félix Ravaisson et Merleau-Ponty. De manière très succincte36, on considérait que l’habitude est une

disposition acquise – de nature comportementale ou intellectuelle – dotée d’un double caractère : elle est d’abord active, en ce sens qu’elle travaille, de concours avec la force de la volonté et de l’exercice, à l’intériorisation de façons particulières de faire, de penser et de sentir. Elle est ensuite stabilisante puisque, par la pratique répétée, l’habitude parvient à « engrammer » ces façons de faire, de penser et de sentir au point de les transformer en une tendance incorporée dirigeant l’action dans un sens déterminé. Autrement dit, l’habitude était envisagée comme étant le principe humain effectuant la médiation entre les facultés innées et les actes accomplis. Par la pratique, par l’accoutumance, l’habitude est ce qui permet de maîtriser et de fixer – bien que de façon non totalement déterministe – la nature brute de l’humain. L’habitude – dans son sens philosophique classique – constitue donc un principe fédérateur majeur : elle est chez l’homme “une nature acquise, une seconde nature” (Ravaisson, 1999 (1e éd., 1838); p. 139).

Le concept d’habitude a aussi été développé par des naturalistes, comme Darwin et Lamarck, qui l’utilisaient pour parler des comportements élémentaires des espèces inférieures (ex.: les habitudes alimentaires des insectes anglais) (Camic, 1986; Aarts et Dijksterhuis, 2000). Cette conception beaucoup plus réductrice de l’habitude a été reprise en psychologie où l’on considérait l’habitude comme un comportement humain

élémentaire, d’origine essentiellement biophysiologique37. C’est ainsi que le terme a été

utilisé pour parler des actions réflexes, conçues comme des réponses motrices activées par les cellules nerveuses, elles-mêmes excitées par un stimulus externe. Puis, avec la montée du béhaviorisme watsonien, l’habitude est devenue synonyme de système de réflexes et de réponses acquis; plus encore, toutes les activités non instinctives devaient être considérées, selon Watson, sous l’angle des habitudes ainsi définies. “Men is the sum of his instincts and habits” (Watson, 1917 et 1919, cité dans Camic, 1986; p. 1068). Les recherches sur l’habitude en psychologie ont longtemps été dominées par l’approche béhavioriste, ce qui a fait en sorte que l’on y a principalement conceptualisé l’habitude comme étant une réponse automatique à un stimulus acquise par apprentissage, sans y inclure de considérations relatives à l’intervention de processus mentaux (Aarts et Dijksterhuis, 2000). Les travaux plus récents intègrent cependant dans la conceptualisation de l’habitude des dimensions issues des théories portant sur le traitement de l’information (Ouellette et Wood, 1998).

Les premiers sociologues, pour leur part, concevaient l’habitude comme un pattern comportemental concourant à la stabilité des institutions sociales (Ouellette et Wood, 1998; Aarts et Dijksterhuis, 2000). Des sociologues comme Comte, Durkheim, Weber, Mead et Veblen intégraient la question des habitudes dans leur théorie, sans toutefois en exclure les actions délibérées. Grosso modo, l’habitude était conçue par ces sociologues comme une disposition acquise, et non réflexive, inclinant les individus à se réengager dans les formes d’action précédemment adoptées. Cette conception s’apparentait donc davantage à celle issue de la tradition philosophique. Néanmoins, selon Camic (1986), la plupart des sociologues ont fini par abandonner ce concept au début du 20e siècle en raison de l’omniprésence de la définition béhaviorale de l’habitude.

37 Par opposition à ses prédécesseurs, le philosophe William James a développé une conception de

l’habitude de nature plus « physiologique » et qui sembla inspirer plusieurs psychologues. On attribue d’ailleurs souvent les premiers développements du concept à James, alors que les philosophes mentionnés précédemment sont davantage associés au concept d’habitus. Il faut toutefois souligner que certains des textes anciens étaient à l’origine rédigés en latin et que l’emploi du terme habitus (plutôt qu’habitude) s’avérait par le fait même inévitable chez ces auteurs.

L’habitude n’est pas seulement sortie du corpus conceptuel des sociologues. De façon générale, l’habitude aurait d’abord souffert d’une certaine « dérive métaphysique » alimentée par les écrits de philosophes (notamment Félix Ravaisson et Jacques Chevalier) ayant fait entrer dans leur conceptualisation de l’habitude des considérations sur la spiritualité et le divin (Kaufmann, 2001). Dans le champ particulier de la psychologie, il semble que le concept d’habitude – après avoir suscité bien des débats relatifs à la distinction entre l’inné et l’acquis, et à l’origine des conduites intelligentes – aurait été remplacé par différents concepts issus des théories de l’apprentissage. Comme il fut déjà mentionné, les sociologues auraient pour leur part abandonné le concept d’habitude afin de se démarquer du courant influent du béhaviorisme. Mais à cela s’ajoutait la montée d’un courant cognitiviste en sociologie, faisant de l’homme un être presque exclusivement réflectif, et où l’on rejetait l’habitude parce qu’elle n’impliquait pas, croyait-on, de régulation consciente ou délibérée des conduites (Baldwin, 1988). Néanmoins, comme le soulignait Jean-Claude Kaufmann (2001), Camic avait en partie tort lorsqu’il prétendait que l’habitude a disparu des préoccupations sociologiques au début du siècle dernier. En fait, tout comme en psychologie, on a préféré utiliser d’autres termes (disposition, habitus, inclination, attitude) qui, bien que s’écartant des strictes conceptualisations de l’habitude, en partagent néanmoins certaines prémisses.

Cette très brève mise en perspective livre quelques explications sur le déclin du concept d’habitude, mais elle permet surtout de mieux cerner l’origine de ses définitions actuelles. Trois caractéristiques communes émergent des principales conceptions de l’habitude évoquées ci-haut : tous s’entendent d’abord pour dire qu’elle est acquise, qu’elle dirige l’action et que son influence s’exerce hors de la sphère de la conscience. Si l’on s’en tient aux théories dominantes dans la littérature contemporaine, on devrait en outre ajouter que l’habitude se manifesterait par une conduite – ou un ensemble de conduites – rendue(s) automatique(s) par la répétition, et se conservant de manière relativement stable. Une analyse plus attentive des différents textes où l’on traite de l’habitude permet toutefois de constater que plusieurs notions demeurent relativement floues, donnant par là lieu à différentes interprétations. En outre, si les conceptions

psychologiques, sociologiques et philosophiques de l’habitude partagent certaines idées, elles recèlent néanmoins d’importantes différences.

Il faut finalement souligner que le concept d’habitude a été abordé dans d’autres disciplines. En économie, par exemple, on considère que l’habitude – qui réfère, en gros, aux comportements de consommation passés – exerce une influence sur le processus décisionnel en contribuant, notamment, à la formation des préférences, préférences qui déterminent à leur tour les choix de consommation actuels (Alessie et Kapteyn, 1991; Becker, 1992; Loewenstein et Adler, 1995). Il apparaît toutefois que les trois disciplines mentionnées ci-haut (psychologie, sociologie et philosophie) sont celles qui ont le plus contribué au développement du concept d’habitude, et ce sont donc sur les travaux issus de ces disciplines – présentés en revue dans les deux prochaines sections – que je me suis le plus attardée. La revue débute par la psychologie où, faut-il le préciser, l’on constate un regain d’intérêt pour le concept d’habitude depuis la fin des années 90.