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Comme je l’ai déjà mentionné, les modèles classiques scindent la conduite automobile en trois sous-composantes : 1) le contrôle du véhicule, 2) le guidage dans les situations de circulation, et 3) l’organisation et le suivi du déplacement (cf. p. 44-45). On conceptualise la conduite automobile dans ces modèles essentiellement comme un processus adaptatif, où le conducteur doit constamment « analyser » les données de l’environnement et y répondre par des automatismes et des décisions appropriées. Au milieu des années 90, Hatakka et son équipe ont ajouté un quatrième niveau – qu’ils ont appelé « goals for life and skills for living » – afin d’intégrer les dimensions motivationnelles de la conduite et de relier les comportements de conduite aux autres aspects de la vie quotidienne des individus (Hatakka et al., 1999 et 2002; Laapotti et al., 2001). Hatakka et al. n’incluent cependant dans ce quatrième niveau que deux composantes principales, à savoir : 1) l’importance de la voiture et de la conduite pour l’individu, et 2) sa capacité à s’auto-contrôler (au plan émotionnel, notamment). Lefebvre (2001), reprenant cette classification, appela plutôt le quatrième stade le « niveau méta de gestion et de régulation du risque », niveau

“qui comprend l’évaluation concernant l’exposition et la prise de risque, la prise de conscience de son propre fonctionnement psychologique, de l’investissement éventuel de la voiture et de la conduite, le contrôle de soi et le contrôle des influences externes (image de la voiture, publicité, norme de groupe)” (p. 27). En réalité, ces nouveaux modèles ne font que greffer (aux modèles issus des théories du traitement de l’information) les postulats – et les problèmes ! – du second grand courant de recherche où l’on envisage le conducteur en tant « qu’agrégat (bundle) de motivations » (Brown dans Lonero et Clinton, 1998)95. C’est ainsi que l’on prétendra

95 On peut en outre souligner que ce quatrième niveau ne décrit pas des comportements de conduite, à

l’encontre des trois premiers. En fait, les buts ou les motivations nous informent principalement sur le contexte de la conduite. Ils encadrent la pratique mais ne correspondent pas, à proprement parler, à des activités inhérentes à la conduite automobile.

qu’un individu qui, par exemple, dépasse régulièrement les limitations de vitesse éprouve une difficulté dans la gestion du quatrième niveau de la tâche, partant du fait que l’on considère qu’il agit de la sorte : 1) soit parce que ses motivations – par méconnaissance ou déni des dangers – ne sont pas en concordance avec les critères de la conduite sécuritaire, ou 2) soit parce qu’il ne parvient pas à contrôler sa volonté de conduire rapidement (Laapotti et al., 2001). En somme, ces modèles plus contemporains n’ajoutent rien de véritablement nouveau dans la conceptualisation des comportements de conduite automobile.

Le schéma que je proposais (voir page suivante) avant d’entreprendre ma recherche terrain s’inspirait en fait du carré dialectique élaboré par Kaufmann. Je n’avais pas la prétention de croire que ce schéma s’avère parfaitement complet et cohérent. Il faut en fait le considérer comme un « outil de sensibilisation » (Giddens, 1987), développé en vue de mieux cerner mon objet d’étude en situant, notamment, les habitudes dans la constellation des activités intrinsèques à la conduite automobile.

Figure 2 : La dynamique individuelle des pratiques en matière de conduite automobile

SF représente les Savoir-Faire;

DSF représente les Décisions ponctuelles nécessaires à l’ajustement des Savoir-Faire en situation réelle;

H – M représente le répertoire individuel d’Habitudes et les Modèles de comportements; I représente les comportements Inhabituels;

RI – RS représente la Réflexivité Individuelle et la Réflexivité Sociale;

P représente les autres formes de pensées (que la réflexivité individuelle et sociale); DI représente les Décisions relatives à l’adoption de comportements Inhabituels; DHM représente les Décisions relatives à la modification des Habitudes.

Je n’exposerai pas en détails le contenu de ce schéma puisque certaines dimensions – notamment en ce qui a trait à la définition de l’habitude – ont déjà été abordées dans la section précédente. Mais je dois aussi reconnaître que plusieurs éléments restaient encore à définir; j’espérais d’ailleurs que ma recherche me permettrait d’étoffer et de clarifier ce schéma. Les commentaires présentés ci-dessous visent donc essentiellement à apporter les précisions nécessaires afin de situer et de distinguer – de manière générale – les différentes composantes du schéma.

Les Savoir-Faire (SF)

Dans le schéma que je proposais, les savoir-faire correspondent aux trois premières composantes des modèles hiérarchiques, à savoir le contrôle du véhicule, le guidage dans les situations de circulation, de même que le suivi du déplacement. À mon sens, ces savoir-faire se doivent impérativement d’être placés au cœur de l’activité puisqu’ils témoignent des capacités de l’individu à faire face aux différentes situations de conduite, de ses capacités à interagir avec les autres usagers de la route, bref de son aptitude à accomplir les différentes tâches à la base de la conduite automobile.

Le répertoire individuel d’Habitudes et les Modèles de comportement (H – M)

Le répertoire individuel d’Habitudes inclut l’ensemble des comportements de conduite « libres » et pris pour acquis par l’individu. À souligner que dans certains cas, l’éventail des variations possibles s’avère inévitablement restreint (ex.: boucler, ou non, sa ceinture de sécurité, prendre le chemin X, Y ou Z pour se rendre au travail), alors que dans d’autres cas, les variations peuvent être beaucoup plus importantes (ex.: les vitesses de croisière).

Les modèles de comportements (M) incluent les habitudes ayant des ramifications, explicites, dans la sphère sociale. Les modèles de comportements s’apparentent en fait au pôle S du modèle de Kaufmann mais je n’en ai pas fait un axe distinct puisque de toute façon, il s’agit dans les deux cas d’habitudes.

Les comportements Inhabituels (I)

Je proposais dans ce modèle que les comportements inhabituels sont, tout comme les habitudes, des comportements « libres » mais qu’ils s’en distinguent du fait qu’ils ne sont pas pris pour acquis. Autrement dit, je considérais que les comportements inhabituels doivent être précédés d’une certaine réflexion (ex.: Ai-je trop bu pour prendre le volant ?), indiquant par là que l’évidence de la pratique n’est pas constituée ou qu’elle n’est pas encore stabilisée. Contrairement à l’habitude, le questionnement ne

doit donc pas y être fugace et doit appeler plus fortement la prise de décision96 (Que

devrais-je faire ?). Je supposais par ailleurs que le descriptif des comportements inhabituels est susceptible d’indiquer, dans certains cas, le seuil acceptable ou critique de la pratique (ex.: Ordinairement, je circule aux environs de 60 km/h dans ce contexte particulier mais il m’est déjà arrivé, dans la circonstance X ou pour la raison Y, d’atteindre 90 km/h). Les comportements inhabituels présentent donc aussi l’intérêt de délimiter – en partie du moins – l’univers des comportements possibles pour l’individu.

En somme – et pour reprendre une terminologie déjà existante dans la littérature en sécurité routière – les dimensions I et H – M de mon modèle correspondent au style de conduite de l’individu en ce sens qu’elles témoignent de ce que l’individu a choisi de faire – plus ou moins explicitement – et non de ce qu’il est capable de faire (cf. le pôle SF).

Les décisions (DSF, DI et DHM)

Les modèles classiques incluent les processus décisionnels dans les trois premiers niveaux de la pratique (contrôle, guidage, gestion du déplacement). J’avais pour ma part choisi de séparer comportements (SF, H-M, I) et décisions (DSF, DI, DHM) afin de pouvoir mieux distinguer cinq types distincts de décisions susceptibles d’entrer en jeu dans la conduite automobile.

L’item DSF inclut trois types de décisions :

1) les décisions très ponctuelles (et hautement intuitives) nécessaires au contrôle et aux tâches élémentaires de guidage du véhicule (ex.: « décider » d’appliquer les freins, « décider » si l’on dispose du temps nécessaire pour effectuer un virage à gauche sur feu vert);

96 La « mise en œuvre » de l’habitude n’étant pas considérée comme étant totalement exempte de

2) les décisions très ponctuelles (et souvent très intuitives) nécessaires pour s’ajuster aux situations de conduite (ex.: décider de ralentir en raison d’une forte averse de pluie ou d’accélérer pour ne pas être en retard à un rendez-vous);

3) les décisions relatives au choix de la direction à prendre pour arriver à destination.

L’item DI correspond aux décisions relatives à l’adoption de tel ou tel comportement inhabituel (ex.: décider de conduire lentement et de faire « religieusement » ses arrêts parce que l’on pense avoir un peu trop bu).

L’item DHM, présumé peu fréquent, inclut pour sa part les décisions relatives à la modification – durable – d’une ou de plusieurs habitude(s).

La réflexivité individuelle et sociale (RI – RS)

Par réflexivité, j’entends l’argumentaire dont l’individu se sert pour qualifier, commenter, ou justifier ses actions. Il s’agit donc, plus généralement, du système de représentations, d’attitudes et de croyances de l’individu en lien avec ses agissements en tant que conducteur.

Les autres formes de pensées (P)

Pour que mon schéma soit complet, je ne pouvais passer sous silence la question des autres formes de pensées. De fait, les pensées des conducteurs ne concernent pas que la prise de décision et la réflexivité liée à la pratique. En situation réelle, toute une série d’autres pensées sont susceptibles de surgir et de s’exprimer intérieurement (en pensée privée) ou extérieurement (à voix haute ou dans le cadre d’une conversation avec un ou des passager(s)) : apercevoir un nouveau panneau de signalisation et se questionner sur sa signification, commenter le comportement d’un autre conducteur ou la tenue vestimentaire d’un piéton, rêver de sa prochaine voiture ou de ses prochaines vacances, travailler à la résolution d’un problème intellectuel, se remémorer une dispute survenue la veille avec son fils, etc.

Les dynamiques du schéma

Mon schéma comporte deux dynamiques distinctes. Tout d’abord, j’y considérais que les différentes activités de conduite automobile sont modulées par le contexte routier et le contexte de vie particulier à l’individu, de même que par le véhicule qu’il conduit97. Je

présumais donc, en premier lieu, que les comportements sont le produit de l’interaction entre des éléments internes (savoir-faire, habitudes, etc.) et externes (les différents éléments de la situation) à l’individu. Mais j’y postulais de surcroît que les comportements sont également le produit de l’interaction entre les différentes dimensions internes à l’individu. De fait, il me semblait que ces différentes dimensions sont susceptibles de « s’entre alimenter ». Les compétences d’un individu, par exemple, l’informent sur ce qu’il est capable de faire et peuvent ainsi contribuer à façonner et à solidifier (ou, à l’inverse, à affaiblir) ses habitudes, ses croyances, etc. Autrement dit, l’individu conducteur ne se définit pas par l’une ou l’autre des dimensions de mon schéma. Je considérais, pour reprendre les termes de Kaufmann, que l’individu est l’ensemble du triangle.

Il faut en outre ajouter que plusieurs comportements m’apparaissaient susceptibles de se situer dans l’une ou l’autre des trois grandes catégories de comportements (savoir-faire, habitudes et comportements inhabituels). Par exemple, le fait de boucler sa ceinture de sécurité peut être envisagé sous l’angle des automatismes ou des semi-automatismes – et donc des savoir-faire – si l’analyste choisit tout particulièrement d’observer comment ce geste est exécuté en temps réel. Mais le port de la ceinture de sécurité peut aussi être situé dans l’ordre des comportements inhabituels si l’analyste constate que la pratique

97 Le véhicule est en effet susceptible de moduler la conduite en fonction de ses caractéristiques

mécaniques et de ses équipements (ex.: vitesse de pointe, freins ABS, régulateur de vitesse, détecteur de radar), de même qu’en fonction de facteurs plus ponctuels (les informations délivrées au conducteur par le comportement routier de la voiture (ex.: une réduction de l’adhérence à la chaussée), les situations reliées au véhicule et commandant un ajustement à plus ou moins court terme de la conduite (défectuosité mécanique, non familiarité avec le véhicule (parce qu’il est nouveau, prêté ou loué), etc.).

n’est pas encore stabilisée, ou dans l’ordre des habitudes s’il observe, au contraire, qu’il n’y a pas ou plus de remise en question à ce chapitre. En d’autres termes, il faut bien comprendre que les dimensions du triangle ne sont pas forcément exclusives – une habitude particulière, par exemple, doit nécessairement être constituée d’une part de savoir-faire98 – ni nécessairement fixées une fois pour toute (une pratique particulière

pouvant très bien passer de l’une à l’autre de ces dimensions en raison de la perspective d’analyse retenue, ou de l’évolution des comportements de conduite de l’individu).

Ce schéma, je le rappelle, n’est qu’un outil de travail qui devait m’aider à mieux cerner encore mon objet d’étude. On peut y trouver de nombreux défauts. Ce schéma a néanmoins le mérite de démontrer assez clairement que l’on ne devrait pas entreprendre l’étude des habitudes en faisant totalement abstraction des autres dimensions de la conduite automobile puisqu’elles sont susceptibles de s’influencer mutuellement. Je ne pouvais cependant non plus envisager examiner simultanément et en détails l’ensemble de ces dimensions. En outre, il aurait été bien illusoire de ma part de croire que j’étais à même, dans une seule étude, d’examiner en profondeur tous les caractères que j’avais initialement attribués à l’habitude et dont j’ai fait état dans la section précédente. Des choix étaient nécessaires, et inévitables.

98 En fait, je postulais que toutes les habitudes sont constituées d’une part de savoir-faire mais que

l’inverse n’est pas vrai puisque, comme je l’ai déjà mentionné, certains savoir-faire (ex.: contrôle de la trajectoire du véhicule) peuvent difficilement entrer dans la sphère des pratiques dites libres. À ce stade de ma recherche, il me semblait cependant quasi impossible d’identifier les savoir-faire qui auraient pu être qualifiés de « stricts » puisque la ligne de démarcation entre habitude et savoir-faire m’apparaissait dans certains cas très flottante (ex.: selon les critères que je proposais, la façon avec laquelle l’individu tient son volant peut être envisagée en tant qu’habitude. J’étais cependant consciente que cette « activité » est davantage vécue et exécutée en tant qu’automatisme).