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L’habitude n’est pas un automatisme, ni une habileté

On n’a pas jusqu’à maintenant clairement établi quelles sont les tâches ou sous-tâches dans la conduite d’un véhicule sujettes à l’automatisation87. En fait, même des tâches

reliées au contrôle du véhicule et qui sont généralement reconnues comme des exemples patents de l’automatisation des comportements de conduite ne semblent pas résister à une analyse plus serrée; c’est le cas notamment du maniement du bras de vitesse (changing gear) qui, d’après des travaux effectués par Groeger et Clegg (1997), ne répondrait pas à certaines des conditions générales du comportement automatisé88. Par

ailleurs, il semble manifeste que – malgré toutes les dissensions ou imprécisions que l’on peut évoquer – l’habitude partage néanmoins des caractéristiques de l’automatisme, à savoir notamment la régularité et l’absence de délibération précédant l’action. Comment devrait-on, dès lors, départager automatisme et habitude ? J’étais parvenue à la conclusion qu’il faut, tout d’abord, retirer les habitudes du strict registre des compétences où devraient, d’ailleurs, être essentiellement situés les automatismes.

Probablement en raison de sa récupération par les théoriciens de l’apprentissage, l’habitude est souvent confondue avec la compétence. À mon avis, savoir jouer du piano, danser le tango, manœuvrer son véhicule, rouler à vélo, ne sont pas, en soi, des habitudes. Ce sont des savoir-faire, des habiletés, des aptitudes. Ces compétences sont notamment composées d’une multitude d’automatismes et de semi-automatismes, souvent développés par un processus d’essais-erreurs, et qui font montre essentiellement d’une plus ou moins grande capacité89 à effectuer une tâche ou une activité particulière.

En matière de conduite automobile, cette capacité figurerait principalement aux niveaux

87 Sans doute en partie en raison des difficultés que pose l’identification de l’automatisme.

88 Selon Summala (2000), les résultats de Groeger et Clegg pourraient être faussés en raison de lacunes

au plan méthodologique. Quoi qu’il en soit, ce type de « discussion » montre bien que l’on est encore loin d’avoir réglé la question de l’identification des automatismes liés à la conduite automobile.

des tâches relatives aux opérations de contrôle et de guidage du véhicule. Mais cette seule distinction n’est pas suffisante. Je proposais au terme de ma revue de la littérature qu’il faut départager compétence et habitude en considérant que les habitudes se trouvent essentiellement dans le registre des actions où les individus sont libres (bien que cette liberté puisse être relative) d’agir de telle ou telle façon et qui – surtout – peuvent être modifiées par simple décret, alors que la modification des compétences nécessite dans tous les cas un travail de « désautomatisation ». On peut, par exemple, considérer que les individus ne peuvent exercer qu’un contrôle relatif sur la façon avec laquelle ils parviennent à utiliser leurs miroirs, à négocier un virage à gauche, à interpréter correctement les intentions d’un piéton, etc., notamment parce qu’ils ne sont souvent pas véritablement conscients des multiples rouages de ces savoir-faire. Mais ils peuvent, très clairement, modifier substantiellement – par la seule force de leur volonté – plusieurs de leurs pratiques générales (ex.: port de la ceinture, vitesses de croisière).

Je postulais également que les habitudes reflètent les comportements qui encadrent la pratique usuelle (ex.: rouler régulièrement aux environs de 130 km/h sur autoroute), mais qu’elles ne déterminent pas pour autant totalement cette pratique, l’individu ayant notamment à s’ajuster, in situ, aux conditions particulières rencontrées (ex.: un ralentissement causé par des travaux routiers). Je considérais en effet que l’habitude n’est pas une capacité, une dynamique, ou un processus, mais bien une pratique, une façon de faire prise pour acquise. Et en ce sens, il me semblait que l’habitude ne devrait pas être placée au cœur des activités à forte composante psychomotrice (comme on le fait lorsqu’on la considère comme un automatisme), mais bien en périphérie dans la mesure où son rôle principal consiste à « prédécider » de plusieurs des pratiques dites libres (j’y reviendrai dans le prochain chapitre).

L’habitude n’est pas une routine

Bien que je ne l’ai pas spécifiquement mentionné jusqu’à maintenant, le concept d’habitude est également souvent confondu dans la littérature avec celui de routine. Comme en témoignent certains textes (Conein, 1998; Dubuisson, 1998; Reynaud, 1998), la définition du concept de routine est elle aussi sujette à de nombreuses discussions,

aussi je n’entends pas établir ici ce qu’est, précisément, une routine. Il me fallait néanmoins la différencier de l’habitude. Quelques auteurs ont tenté d’établir cette distinction (Clark, 2000; Marttila et Nupponen, 2000; Sutton, 2000). Bien que les particularités respectives attribuées à l’habitude et à la routine diffèrent d’un auteur à l’autre, tous en viennent à la conclusion générale que la routine correspond à une séquence de comportements répétée sur une base régulière. Autrement dit, la routine fait pour eux référence à des processus ou mécanismes d’agencement, de séquencement reliant entre elles plusieurs actions particulières; elle « spécifie » ce qu’une personne doit faire, mais surtout dans quel ordre elle doit le faire. La confusion originerait donc du fait que la routine est largement constituée d’habitudes (et d’automatismes). À mes yeux, on peut cependant résoudre le problème en réservant l’usage du terme routine à l’étude de l’enchaînement des actions.

L’habitude n’est pas une disposition

Le concept de disposition – s’il est lui aussi « victime » d’une certaine polysémie – présente néanmoins une constante, les différents auteurs cités partageant tous l’idée selon laquelle la disposition est un schème, un principe ayant le pouvoir d’orienter plusieurs des activités quotidiennes de l’individu. Pour bien des raisons (que j’ai déjà relevées), il me semblait préférable de ne pas considérer l’habitude comme un schème, mais bien comme un comportement (au sens élargi du terme), une pratique observable et pouvant, dans bien des cas, être liée uniquement à une sphère d’activités particulière. Bien entendu, les pratiques observables peuvent, parfois, refléter l’existence et le travail d’une disposition spécifique. On pourrait, par exemple, supposer que les comportements de conduite X, Y et Z témoignent plus largement d’une disposition à la prise de risque. Mais comme je l’ai déjà souligné, ce type de considérations ouvre potentiellement la voie à des spéculations sur l’origine des conduites, spéculations qui ne m’apparaissaient d’ailleurs pas essentielles à une meilleure compréhension des comportements en matière de conduite automobile. J’étais en fait convaincue que l’examen des habitudes pouvait, à lui seul, s’avérer très riche en enseignements.

CHAPITRE 3

L

HABITUDE COMME NOTION CENTRALE POUR COMPRENDRE LA CONDUITE AUTOMOBILE

La recension des écrits devait me permettre de répondre aux deux questions suivantes : « Qu’est-ce qu’une habitude ? » et, plus spécifiquement encore, « Qu’est-ce qu’une habitude en matière de conduite automobile ? ». Il m’eut en effet été particulièrement difficile de préciser mes objectifs de recherche – de même que les méthodes à employer afin d’atteindre ces objectifs – si je n’avais pas eu au préalable une idée assez claire de l’objet que je me proposais d’investiguer. Le lecteur aura cependant pu constater que les définitions usuelles de l’habitude ne me convenaient guère, et qu’il m’était par le fait même nécessaire de sortir des sentiers battus en développant une conception relativement originale de l’habitude.

Le présent chapitre couvre trois aspects. Dans un premier temps, j’y expose les critères que j’ai retenus afin de définir le plus précisément possible l’habitude. Dans un second temps, j’y présente un schéma des comportements de conduite que j’ai élaboré en vue de situer l’habitude, et de la distinguer des autres dimensions qui composent la conduite automobile. Le chapitre se conclut par la présentation des objectifs et des questions de recherche.

Ce chapitre, je le souligne, fait état des idées à partir desquelles a été élaborée mon investigation. Si je m’y exprime à l’imparfait, c’est que j’étais bien consciente que ma recherche terrain pourrait m’amener à revoir ou à nuancer certaines des idées exposées.