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3.3 Les objectifs poursuivis et les questions de recherche

3.3.1 Objectifs généraux

Selon Horn (1999), l’absence de base théorique solide est l’un des principaux problèmes qui subsistent dans la recherche en sécurité routière. J’ai tout d’abord tenté de répondre à cette critique (en partie et au mieux de mes capacités !) en travaillant longuement à la définition du concept d’habitude, de même qu’à sa « localisation » dans l’univers des comportements de conduite. Dans la mesure où mon développement théorique s’avère en bonne partie inédit, il va toutefois sans dire que ma recherche terrain ne pouvait être que de nature exploratoire. D’ailleurs, les précisions que j’ai apportées relativement à l’habitude et aux comportements de conduite ne devaient pas laisser croire au lecteur que ma démarche était dorénavant fermée. En fait, ces réflexions théoriques visaient, comme l’exprime si bien Paillé (1996), “à amener des phénomènes à une compréhension nouvelle” (p. 184), mais la pertinence et la justesse de ces réflexions restaient entièrement à valider par la mise à l’épreuve des données du terrain.

La définition de l’habitude à laquelle j’étais parvenue exigeait l’adoption d’une approche inductive ayant comme point de départ le compte-rendu que les conducteurs peuvent faire de leurs diverses pratiques en matière de conduite automobile. Cependant, comme je l’ai déjà signalé, je ne pouvais examiner en détails toutes les dimensions abordées dans mon développement théorique. J’ai choisi de mettre l’accent sur les deux aspects qui m’intéressaient le plus, à savoir la transformabilité des habitudes, et la transmission des habitudes à l’intérieur des familles.

La transformabilité des habitudes

La modification des comportements de conduite est l’une des pierres angulaires de l’intervention en matière de sécurité routière. Plusieurs tactiques peuvent être déployées pour « redresser » le comportement des conducteurs jugés fautifs : accroître le contrôle policier, modifier la réglementation, créer des aménagements routiers plus contraignants

(ex.: dos d’âne, effets de porte, carrefours giratoires), instaurer des programmes de perfectionnement ou de réhabilitation, etc. Le faible étalement de certaines de ces mesures et leurs coûts parfois prohibitifs en regard des bénéfices obtenus font cependant en sorte que l’on table pour beaucoup sur les mesures dites de masse, et notamment sur les campagnes d’information et de sensibilisation99. Entre autres difficultés, les

campagnes de sécurité routière se butent au problème de l’identification des stratégies communicationnelles aptes à « ouvrir les yeux » des conducteurs et à les convaincre de modifier leurs pratiques : “Quel autre système de référence que la loi pouvons-nous imaginer, qui soit indépendant du niveau de risque perçu, pour persuader les individus de respecter les règles de sécurité ?” (Barjonet et Jacob, 1998; p. 54). Une partie du problème réside probablement dans le fait que l’on tente d’imposer aux conducteurs une définition de ce que devrait être le comportement normal et sécuritaire de conduite, alors que ces conducteurs ont, dans la pratique, l’opportunité d’expérimenter de toutes autres dimensions de la conduite normale et adéquate. Ils constatent que leurs excès de vitesse ne tuent pas, que l’alcool au volant ne se traduit pas inévitablement par un accident, etc., tout comme ils observent que la transgression des règlements n’est souvent pas « anormale » puisqu’elle est le fait d’une bonne proportion de la population des conducteurs100. À cela s’ajoute le fait que leurs comportements de conduite – parce

qu’ils peuvent varier en fonction des différents contextes – n’ont pas la rigidité des comportements cibles dont ont fait la promotion (ex.: il faut toujours conduire aux environs de 50 km/h lorsqu’on circule en agglomération). Comment, dès lors, peut-on escompter sensibiliser les conducteurs à la conduite insécuritaire lorsque l’information délivrée entre en conflit avec leurs propres expériences ? Comment les convaincre de changer de comportements s’ils ne perçoivent aucun problème – ou à tout le moins aucun problème majeur – dans leurs façons de faire actuelles ? Les habitudes, à cet égard, posent un défi supplémentaire. En effet, le caractère « pris pour acquis » que

99 Sujet qui, faut-il le préciser, m’interpelle tout particulièrement en raison de ma formation (bacc. et

maîtrise en communication publique) et des emplois de professionnelle de recherche et de chargée de cours que j’ai occupés au sein du Département d’information et de communication de l’Université Laval.

j’attribuais à l’habitude signifie notamment que, dans certains cas, les individus ne se figurent même pas qu’il soit possible qu’ils agissent autrement (ex.: cesser dorénavant de boucler sa ceinture de sécurité)101. Je présumais bien que certaines habitudes peuvent

être davantage fragilisées – le conducteur sait ou pense qu’il ne devrait peut-être pas agir de la sorte –, mais, même dans ce cas, le doute peut ne pas s’avérer suffisant en soi pour provoquer un réel désir – et un réel effort – de changement.

En somme, la question qui se posait était celle de savoir quels sont les leviers susceptibles de provoquer un véritable changement de l’habitude102. La transformation

des habitudes répond-elle principalement à des changements dans les contextes et conditions de la pratique (changement de milieu de vie, acquisition d’une voiture plus performante, etc.) ? Répond-elle à des arguments plus cognitifs, plus « raisonnés » ? Et si oui, de quelle(s) nature(s) sont ces arguments ? Appellent-ils un recadrage important de la réflexivité ?

Le premier objectif général que je poursuivais consistait donc à examiner en profondeur quelques sous-répertoires d’habitudes relativement à leur étendue – c’est-à-dire en cernant les habitudes spécifiques qui répondent aux variations de contexte et en les distinguant des comportements inhabituels –, au degré d’enracinement de ses habitudes spécifiques – l’individu envisage-t-il facilement la possibilité d’agir autrement ? – de même qu’à leur possible transformation – (le cas échéant) en raison de quoi certaines habitudes ont-elles déjà été transformées ? Quelles conditions ou quelles raisons pourraient parvenir à enclencher la transformation des habitudes actuelles ?–.

101 En regard de la sécurité routière, cet exemple particulier n’apparaît pas problématique puisqu’il s’agit

là d’un comportement souhaité. Il y a cependant lieu de croire que des comportements « indésirés » puissent entrer dans cette catégorie.

102 À souligner que je traite ici de la transformation des habitudes et non de leurs variations en fonction

La transmission des habitudes

Plusieurs chercheurs se sont penchés sur la problématique générale de l’apprentissage de la conduite automobile et les travaux se font actuellement relativement nombreux en raison notamment de la popularité croissante – partout dans le monde – des programmes d’accès graduel à la conduite103. Mon intérêt pour la question de la transmission des

habitudes s’explique d’ailleurs en partie du fait que j’avais justement contribué à la réalisation d’une étude portant sur l’apprentissage de la conduite automobile, tel qu’observé chez des jeunes à la suite de l’implantation du programme d’accès graduel québécois (Paquette, 2003). Ce qui s’avère étonnant, c’est que dans la vaste majorité des écrits on semble considérer que les attitudes et les connaissances liées à la conduite automobile ne commencent véritablement à se former qu’à partir du moment où l’individu se retrouve au volant d’un véhicule (très souvent donc, lors de l’obtention du premier permis de conduire). Le développement des aptitudes requiert bien entendu une forme d’entraînement qui débute principalement à ce stade104, mais les représentations et

les connaissances liées à la conduite automobile peuvent manifestement commencer à se former dès le tout jeune âge. On peut, à un premier niveau, considérer que les futurs conducteurs connaissent déjà certaines règles (ex.: la signification des feux tricolores) parce qu’ils participent déjà à la circulation routière en tant qu’usagers (à titre de

103 Les programmes d’accès graduel visent notamment à ce que les nouveaux conducteurs acquièrent une

compétence minimale (sous la supervision de conducteurs expérimentés) et à ce qu’ils adoptent des comportements responsables (via l’imposition de restrictions) avant d’obtenir les pleins privilèges du permis de conduire régulier. Par exemple, le programme québécois comporte un permis d’apprenti d’une durée minimale de huit ou de douze mois, où les nouveaux conducteurs doivent obligatoirement être accompagnés d’une personne possédant un permis de conduire régulier depuis au moins deux ans et où la consommation d’alcool est totalement proscrite et le maximum de points d’inaptitude fixé à quatre. L’étape suivante, le permis probatoire (deux ans au minimum), ne requiert plus la présence d’un accompagnateur mais maintient les règles de la tolérance zéro en matière d’alcool et des quatre points d’inaptitude.

104 Encore que l’on puisse émettre l’hypothèse que l’apprentissage préalable de la conduite d’autres types

piétons, de cyclistes, etc.) ou en tant que simples spectateurs105. Ils ont ensuite une

certaine idée de ce qu’est et de ce que nécessite la conduite automobile en raison de ce qu’ils ont vu faire et de ce qu’ils ont entendu (dans la famille, chez les amis, dans les films, dans le cadre d’activités pédagogiques, etc.). Autrement dit, les futurs conducteurs ne sont pas des « terrains vierges » où tout reste à construire. Ils entrent dans le processus d’apprentissage avec des connaissances, des buts et des intentions plus ou moins explicites (ex.: avoir sa propre voiture le plus tôt possible, rêver de pouvoir enfin se déplacer à sa guise) et, plus largement, avec une certaine vision du monde de la conduite automobile. L’habitude, à mon avis, n’échappait pas à cette règle. L’actualisation des habitudes en matière de conduite automobile nécessite évidemment que l’individu prenne le volant, mais il y a tout lieu de croire que le ferment de certaines habitudes se bâtit bien avant le stade des premières expériences concrètes. Je présumais plus spécifiquement que les modèles auxquels ont été exposés les futurs conducteurs peuvent contribuer à façonner leur conception de ce qu’est – en termes de pratiques et de réflexivité sociale – une conduite normale, efficace, adéquate et, par là, qu’ils peuvent concourir à la présélection et à la préparation (plus ou moins conscientisées) de certaines des pratiques qui seront ultérieurement adoptées et fixées en tant que comportements pris pour acquis.

Bien entendu, les jeunes ont eu l’occasion d’observer différents modèles de conduite au cours de leur vie. Il me semblait toutefois que le milieu familial (le père et la mère, particulièrement) constitue un « incubateur » important des habitudes en matière de conduite automobile puisque les parents sont parmi les premiers modèles auxquels sont exposés les jeunes (ils ont pu « observer » leurs parents conduire depuis la prime enfance) et que leur compétence en tant que conducteur est relativement bien établie (les parents ont pu faire la démonstration qu’ils savent conduire puisqu’ils véhiculent la famille depuis des années).

105 Je pense notamment à ma filleule qui, dès l’âge de 3 ou 4 ans – avant même donc qu’elle ne soit un

piéton « autonome » – intimait systématiquement à son père l’ordre d’arrêter lorsqu’elle voyait que le feu de circulation venait de passer au rouge.

Peu de recherches ont porté sur l’influence du milieu familial dans la conduite des jeunes et ces recherches n’ont pratiquement abordé que les aspects problématiques de la question. Quelques études ont d’abord consisté à examiner s’il y avait une corrélation entre le dossier de conduite (accidents et / ou contraventions) des parents et celui de leur(s) enfant(s). Par exemple, Ferguson et al. (2001) ont observé une corrélation claire entre les dossiers des uns et des autres, les jeunes (âgés entre 18 et 21 ans) dont les parents avaient à leur dossier trois contraventions ou plus étant à 38% plus susceptibles d’avoir eux-mêmes une contravention que ceux dont les parents n’en avaient reçue aucune. Malgré l’intérêt que peuvent présenter ces travaux, on constate cependant, encore une fois, qu’on ne se préoccupe dans ce type d’études que des problèmes de la conduite (accidents et contraventions); en outre, les seules analyses de corrélation ne permettent pas de comprendre pourquoi – et en quoi précisément – les pratiques des jeunes seraient liées à celles de leur père et / ou de leur mère. Bianchi et Summala (2004) se sont attaqués en partie à cette question en examinant la relation se présentant entre les comportements – tels que mesurés par le Driving Behaviour Questionnaire (cf. p. 12 et 23) – d’un groupe de jeunes brésiliens et ceux de leurs parents. Leurs résultats indiquent que les comportements des jeunes – regroupés en fonction de quatre catégories, soit les erreurs, les lapsus, les violations ordinaires (ex.: excès de vitesse) et les violations agressives (ex.: utilisation du klaxon pour indiquer son impatience) – sont significativement corrélés avec ceux de leurs parents. L’analyse de la relation demeure toutefois sommaire (notamment du fait que l’on croise des catégories de comportements et non des comportements spécifiques) et soulève bien des questions quant à l’origine et à la nature exacte du rôle exercé par les parents. Bianchi et Summala postulaient que l’influence des parents peut suivre deux voies : les parents peuvent servir de modèle comportemental (les jeunes imiteraient alors les comportements de leurs parents), ou ils peuvent transmettre un style de conduite « génétiquement », c’est-à-dire transmettre certains traits de caractère ou certains styles cognitifs ou attentionnels prédisposant leurs enfants, tout comme eux, à adopter tel ou tel comportement de conduite. Ces hypothèses générales ne permettent cependant pas d’expliquer les importantes variations observées en fonction des types de jumelage. Par exemple, dans le cas des violations dites agressives, seules les réponses pairées du couple père-fille atteignent le seuil de

signification (corrélation forte de .52). Dans le cas des violations dites ordinaires, le taux de corrélation atteint pour ce même couple .62, mais on observe aussi une corrélation significative dans les couples père-fils (.32) et mère-fille (.32), alors qu’il n’y a aucune corrélation dans le couple mère-fils. Clairement, la dynamique en jeu ici ne peut se limiter qu’aux seules questions de l’imitation et de la génétique. Les analyses de corrélation ne permettent toutefois pas d’explorer plus avant cette question.

Une toute autre série de travaux a plutôt porté sur l’encadrement parental observé aux cours des premiers mois ou des premières années de conduite des jeunes (Beck et al., 2002; Hartos et al., 2002; Simons-Morton et Hartos, 2003). On affirme dans ces études que les parents peuvent jouer un rôle positif dans l’apprentissage de leur(s) enfant(s) en leur imposant des restrictions (ex.: décider de l’âge auquel le jeune pourra postuler son permis, imposer des conditions sur l’accès au véhicule familial ou sur les déplacements (ne pas conduire la nuit, avec plus d’un passager)), et en veillant, s’il y a lieu, à ce qu’ils respectent les règlements du programme d’accès graduel. Les principaux objectifs poursuivis consistent donc à vérifier la « qualité » du contrôle parental et, le cas échéant, à proposer des programmes qui favoriseraient une plus grande implication de la part des parents. Autrement dit, on ne s’intéresse dans ces recherches qu’à l’influence des parents en tant que superviseurs des comportements routiers de leurs jeunes.

J’étais pour ma part convaincue que le rôle des parents n’est pas que négatif (ou qu’à parfaire) mais, surtout, qu’il est susceptible de s’exercer bien avant l’obtention du premier permis de conduire. Cela ne signifie pas toutefois que je pensais que les parents constituent des modèles « tout puissants ». Des différences intrafamiliales dans les pratiques de conduite sont sans doute susceptibles d’apparaître en raison, notamment, des aptitudes de chacun, de leurs buts et aspirations propres, ou de l’influence d’autres modèles. De même, je ne postulais pas que les habitudes se transvasent littéralement d’une personne à l’autre; je présumais que le jeune conducteur se les approprie, et qu’il peut donc « retravailler » les habitudes de son père ou de sa mère de façon plus ou moins marquée. En outre, chaque famille ne constitue pas nécessairement un tout parfaitement homogène. D’abord, la structure même des familles (familles monoparentales,

reconstituées, etc.) influe inévitablement sur le nombre des sources potentielles d’influence. Mais surtout, je présumais qu’on peut retrouver dans chaque famille des zones de convergence, mais aussi de conflit (ex.: le modèle du père entrant en contradiction avec celui de la mère).

Le second objectif général que j’ai choisi de poursuivre consistait donc à examiner les sous-répertoires d’habitudes – et la réflexivité qui leur est associée au chapitre de la transformabilité, notamment – des membres de même famille afin d’observer à quel point – et en quoi – ils se ressemblent ou, au contraire, se dissemblent. Autrement dit, mon second objectif consistait à mieux distinguer ce qui relève, dans les habitudes de conduite, de « l’héritage familial », de « l’héritage social » et de l’appropriation purement individuelle.