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De toute évidence, les chercheurs ont beaucoup de mal à situer l’habitude dans l’activité humaine. Comme le rappelaient Ronis et al. (1989), l’un des exemples de comportement habituel donné couramment dans la littérature est celui qui consiste à conduire pour aller et revenir du travail. Or, cette activité est bien trop complexe pour que l’on puisse sérieusement considérer qu’elle est constituée d’un seul et unique comportement. Par ailleurs, si plusieurs reconnaissent que la plupart des comportements ne sont ni le pur résultat d’une détermination interne (d’un automatisme, d’un trait de personnalité, etc.), ni le pur résultat d’une volonté clairement posée, force est de constater que l’on admet seulement par là que l’individu agissant oscille d’un pôle à l’autre (soit principalement la détermination, soit principalement la raison) et que l’habitude se situe, quelque part, sur ce continuum. Un peu à l’instar des sociologues, je croyais plutôt que l’habitude possède ses caractéristiques propres et qu’elle devrait, de ce fait, être envisagée en tant que « 3e dimension ». Plus spécifiquement, je postulais que l’on est en présence d’une habitude lorsqu’on constate qu’une personne se comporte régulièrement d’une façon particulière, sans y réfléchir au préalable, et en ne jugeant et justifiant son comportement qu’après coup. Deux dimensions principales caractérisent donc la conceptualisation de l’habitude que je proposais préalablement à la réalisation de ma recherche terrain :

1) L’habitude correspond d’abord et avant tout à un faire90. On ne peut par conséquent

traiter d’habitude sans référer directement à une pratique ou à un comportement particulier. L’habitude est la façon usuelle d’agir adoptée par un individu dans un contexte donné.

90 Et non à un processus ou à un mécanisme déterminant (cf. théorie de l’automatisme) ou transcendant

2) L’habitude n’est pas exempte de toute composante réflexive. Elle implique, nécessairement, une part de cognition puisque sans cette cognition, la pratique ne pourrait être qualifiée d’habitude. Toutefois, la cognition en jeu ici est de nature inquestionnée, plutôt qu’inconsciente. Je considérais en effet que l’habitude n’est pas une connaissance procédurale, un schéma automatisé, un schème opératoire incorporé, bref une quelconque forme de savoir-faire obscur à la conscience lucide91.

L’habitude est plutôt un comportement pris pour acquis (taken for granted), évident, allant de soi, et qui, de ce fait, ne nécessite pas de véritable réflexion avant d’être exécuté (on ne se pose pas, du moins, la question à savoir si l’on devrait agir de telle façon plutôt que de telle autre).

Ces prémisses étant posées, sept dimensions particulières nécessitent d’être précisées.

Premièrement, soutenir que l’habitude ne requiert pas de véritable réflexion avant d’être exécutée ne signifie pas que l’individu agit alors sans raison. Il est en réalité très rare que les individus agissent sans but ou intention particulière. Mais ce but ou cette intention ne sont pas nécessairement directement liés à l’action en cours. L’intention de départ peut être simplement de se rendre au travail (ce qui implique, notamment, de prendre le volant, d’emprunter telle ou telle route, etc.). Cette intention générale peut au surplus être entrecoupée sur le terrain par toute une série d’autres intentions (ex.: arrêter au dépanneur pour acheter le journal, être courtois envers un piéton en lui cédant le passage, réduire la vitesse à 50 km/h). En fait, comme le soulignaient Vallacher et Wegner (1987), si une personne ne semble pas savoir ce qu’elle fait – si elle semble agir mindlessly – c’est très souvent parce que l’observateur considère différemment l’action qui est réalisée. Pour autant, cela ne signifie pas que je croyais qu’il faut chercher à lier l’habitude à une « véritable » intention qui en serait la cause, puisque je serais alors retombée dans les pièges et les limites des modèles prédictifs des comportements, et

91 Je ne nie pas ici l’existence d’une telle forme de savoir-faire; je rejette simplement l’idée selon

notamment dans ceux des modèles attitudinaux92. Il s’agit plutôt de souligner que – sans

connaissance de l’organisation phénoménologique de l’action de l’individu – il peut s’avérer difficile pour un observateur de déterminer si la personne poursuit un but particulier (ex.: choisir de circuler, à ce moment précis, à 70 km/h) ou si, au contraire, elle réalise quelque chose de complètement différent (ex.: planifier le repas du soir). En somme, dire d’un comportement qu’il est habituel ne signifiait pas pour moi que son exécution est toujours et totalement dénuée d’intentions, de décisions, de pensées (et, a fortiori, de conscience) en lien – ou non – avec ce qui est réalisé. La seule chose qui devait nécessairement être absente lors de la mise en acte d’une habitude c’est le processus de délibération – faire ceci plutôt que cela ? – relatif au choix de l’action à accomplir. Il faut en outre préciser que je fais référence ici à la réflexion portant sur la pertinence générale de la pratique, et non sur sa convenance in situ. Par exemple, l’individu qui a pour habitude de franchir des feux « jaunes foncés » doit nécessairement décider, sur le terrain, s’il a le temps de traverser l’intersection ou non. La question à savoir s’il est correct (utile, etc.), ou non, de passer sur les feux « jaunes foncés » ne devait cependant plus être de celles qui doivent être mises « à l’ordre du jour ».

Deuxièmement, dire de l’habitude qu’elle est un comportement pris pour acquis ne signifie pas que l’habitude est par le fait même exempte de toute signification ou de toute composante évaluative. Je considérais qu’un individu appelé à commenter l’une de ses habitudes peut témoigner, essentiellement, d’un sentiment d’indifférence (j’agis comme cela…, point à la ligne !). Mais, comme le soulignait Lahire (2002) à propos des dispositions, d’autres de ses habitudes pourraient plutôt être accompagnées d’un sentiment d’appétence (c’est plus fort que moi…, et c’est très bien comme ça !), ou, à l’inverse, d’un sentiment de rejet, de culpabilité, voire de dégoût (je ne devrais pas…, mais c’est plus fort que moi !). En somme, je postulais que l’habitude n’a pas nécessairement à être enregistrée comme cadre inquestionnable de l’action future, pour reprendre les termes de Kaufmann (2001). L’habitude peut notamment être empreinte de

92 Modèles qui, aux dires de certains, laissent d’ailleurs ouverte la question de savoir comment

doute, d’hésitation quant à son bien-fondé. Mais je postulais également que ces phases d’interrogation ne sont, en principe, que fugaces; lorsque vient le moment d’agir, la façon de faire usuelle, l’habitude, doit normalement prendre le dessus.

Troisièmement, je présupposais qu’on ne peut parler d’habitude dans le cas de comportements exceptionnels. Une habitude doit, nécessairement, être révélée par récurrence, répétition relative. Mais il ne s’avérait pas essentiel de déterminer une fréquence d’occurrence puisque le critère déterminant – celui qui fait entrer le comportement dans le registre des habitudes – se trouve ici dans l’implantation du caractère « d’évidence » de la pratique.

Quatrièmement, je considérais que l’habitude se constitue dans la durée. Autrement dit, qu’elle ne se « contracte » pas spontanément, qu’elle ne se forme pas du jour au lendemain, et en ce sens qu’elle est nécessairement acquise. Mais je croyais également que le processus de formation (en termes de répétition, de sources d’acquisition ou « d’inspiration », etc.) d’une même habitude peut, selon les personnes, emprunter de multiples voies. Plus spécifiquement, je supposais que l’habitude peut parfois originer d’une décision rationnelle, prise dans le passé, et qui a possiblement été oubliée depuis. Une telle cogitation ne m’apparaissait cependant pas toujours essentielle au développement d’une habitude. La pratique peut s’être imposée d’elle-même car elle semblait indiscutable ou très nettement souhaitable. Elle peut également s’être immiscée sans même que l’individu en ait eu véritablement conscience (je constate que je fais toujours cela, mais sans trop savoir pourquoi). Je postulais donc que chaque habitude est susceptible d’avoir une histoire particulière, que seul un retour sur le passé de l’individu peut contribuer à révéler. Cela ne signifie pas que je présumais que les individus savent tous clairement d’où originent leur habitudes, qu’ils en connaissent les fondements réels – d’autant que les habitudes peuvent se transformer au fil du temps, voire disparaître totalement – mais bien qu’on ne peut pas, à mon sens, approfondir notre compréhension des habitudes spécifiques des individus sans un examen minimal de leur évolution.

Cinquièmement, je postulais que les habitudes sont ancrées dans la pratique des individus et qu’elles ne peuvent, par conséquent, être modifiées très aisément. Toutefois, comme je l’ai déjà signalé, je ne considérais pas pour autant que les habitudes sont rigides, invariantes et hors du contrôle de l’individu puisque je les situais, justement, dans le registre des actions qui peuvent être modifiées par « décret ». J’en suis en fait venue à distinguer plus précisément deux caractéristiques de l’habitude, à savoir sa malléabilité et sa transformabilité. L’habitude est d’abord malléable parce qu’elle peut être « mise de côté » en raison des circonstances particulières rencontrées. L’imprévu, la nouveauté, la modification du cadre usuel de l’action peuvent faire en sorte qu’une modification – temporaire – de la pratique courante soit nécessaire. En ce sens, l’habitude n’est pas un impératif absolu mais bien une tendance. L’habitude est ensuite transformable puisqu’elle peut disparaître ou être modifiée (plus ou moins substantiellement) de façon permanente. Je supposais de surcroît que certaines habitudes sont susceptibles de disparaître – ou d’être modifiées – simplement en raison d’un changement significatif dans les conditions de la pratique (ex.: acquisition d’une nouvelle voiture, déménagement), alors que d’autres ne sont susceptibles d’être annihilées ou changées que si l’individu se plie, par un effort volontaire, aux « influences » du milieu (provenant de l’entourage, mais aussi des médias, des institutions, etc.).

Sixièmement, je considérais que les habitudes sont inévitablement ancrées dans des contextes. La seule pratique générale (ex.: la vitesse de croisière) n’est donc pas suffisante pour délimiter une habitude puisqu’à cette même pratique peuvent être associées plusieurs habitudes spécifiques (ex.: des vitesses de croisière différentes selon les types de route, selon la saison, selon qu’il y a ou non présence d’enfant(s) dans le véhicule). Si l’on ne peut, ainsi, envisager étudier les habitudes de conduite sans tenir compte de cette dimension, il me semblait cependant impossible d’identifier, a priori, l’ensemble des caractéristiques contextuelles susceptibles d’être déterminantes dans la dynamique des habitudes notamment, pour reprendre les termes de Lahire (2002), parce que “la liste des propriétés pertinentes d’un contexte est virtuellement infinie (e. g. contexte globalement caractérisable par la qualificatif de « familial » mais durant des périodes de vacances, avec présence du conjoint, mais en l’absence des enfants, [etc.])”

(p. 413). L’identification des propriétés contextuelles s’avérant pertinentes en regard de telle ou telle habitude m’apparaissait en fait largement tributaire du témoignage des individus concernés. Il me semblait néanmoins possible de spécifier, à ce stade, que les habitudes de conduite sont susceptibles de s’inscrire dans deux types généraux de contexte, à savoir le contexte routier – qui renvoie aux conditions générales de circulation et à ce qui survient, en situation réelle, sur la route et dans le véhicule93 – et

le contexte plus personnel qui intègre les diverses circonstances, opportunités et contraintes avec lesquelles l’individu doit composer dans sa vie quotidienne.

Septièmement, je proposais que l’ensemble des habitudes de conduite d’un individu forme son répertoire individuel d’habitudes en matière de conduite automobile. L’emploi du terme répertoire, suggéré par Lahire (1998), visait à me distancier de la théorie de Kaufmann chez qui le patrimoine représente un bloc (l’individu est l’ensemble de son patrimoine d’habitudes) en constante mouvance. De fait, le mot répertoire renvoie plus spontanément à l’idée de compartiments distincts (habitudes en matière de conduite automobile, en matière d’alimentation, etc.) – pouvant, parfois, être mis en relation94 – et dont le contenu est doté d’une certaine pérennité (les habitudes ne

changent pas constamment). Le terme répertoire donne également plus facilement à penser que les habitudes en matière de conduite automobile peuvent se scinder au plan vertical en sous-répertoires distincts (pratiques en matière de vitesse, de port de la ceinture de sécurité, de passage aux feux de circulation, etc.), lesquels sous-répertoires peuvent à leur tour être composés d’habitudes spécifiques (la vitesse usuellement pratiquée sur autoroute, en milieu urbain, etc.).

93 On a souvent tendance dans la recherche à considérer les comportements comme le fait d’individus

isolés interagissant principalement avec les conditions physiques de la route ou avec leur véhicule (Risser, 1990). La dynamique sociale est pourtant toute aussi déterminante et il faut par conséquent ne pas omettre d’inclure dans le contexte routier les interactions avec les autres usagers de la route (automobilistes, piétons, cyclistes, etc.), de même qu’avec les passagers.

94 On peut, par exemple, faire l’hypothèse que certaines habitudes en matière de conduite automobile

Par ailleurs, si je croyais, comme le soulignait notamment Kaufmann (2001), que les habitudes sont massivement imprégnées de pensées et de modèles sociaux, le répertoire d’habitudes en matière de conduite automobile, lui, s’avérait à mes yeux inévitablement individuel dans la mesure où l’on peut difficilement concevoir que deux individus aient exactement toutes les mêmes habitudes de conduite. De plus, je considérais que le répertoire individuel n’est pas inéluctablement incarné en un système unifié d’habitudes. Des habitudes dites sécuritaires peuvent cohabiter avec d’autres dites à risque, des habitudes très efficaces peuvent côtoyer des habitudes très contraignantes, et ainsi de suite. Il ne devait donc être question d’associer l’idée de répertoire d’habitudes à celle, beaucoup plus réductrice, de profil de conduite. D’ailleurs, si certains comportements peuvent assez facilement être catégorisés comme de mauvaises habitudes (ex.: zigzaguer constamment dans le trafic à haute vitesse), bien d’autres ne s’avèrent problématiques que dans certaines circonstances particulières. On ne peut donc aisément décréter qu’une habitude est – en soi – parfaitement bonne ou mauvaise. Et dans ce contexte, chercher à distinguer des sous-groupes de conducteurs sur la base de leurs bonnes ou, à l’inverse, de leurs mauvaises habitudes se serait avéré une entreprise pour le moins discutable. En fait, dans ma perspective, le répertoire d’habitudes ne devait pas servir à rendre compte d’une caractéristique individuelle; il devait plutôt refléter la diversité et la complexité d’un large pan des comportements de conduite de l’individu.

Toutes ces considérations entraînent deux conséquences principales dans l’étude des habitudes :

1) Définir l’habitude comme un comportement pris pour acquis a nécessairement pour conséquence de conférer à l’habitude un caractère hautement « phénoménologique ». Un observateur ne peut, extérieurement, juger de la présence – ou de l’absence – d’une habitude chez un individu particulier.

2) Les habitudes couvrent une partie des pratiques en matière de conduite automobile, mais elles ne rendent pas bien compte, à elles seules, de la diversité des comportements et de la dynamique en jeu. De toute évidence, la seule recension des habitudes – ou des sous-répertoires d’habitudes – ne s’avère pas suffisante pour bien (ou mieux) comprendre la problématique générale des comportements de conduite.

3.2 La place qu’occupe l’habitude dans la diversité des activités reliées à la