• Aucun résultat trouvé

II. La nécessité de travailler

1.2 Tamiser le coton sale

Pendant l’enquête de terrain, au cours de mes déplacements fréquents en ville, certains secteurs me sont devenus familiers et je me suis mise à observer avec plus d’acuité ce que je voyais. Ce qui était invisible devenait progressivement visible, familier. Comme si l’œil et l’esprit avaient besoin d'un temps d’adaptation pour repérer, identifier des « éléments du paysage qu'ils traversent » et qu’ils n’ont pas l’habitude de voir ou qui lui sont totalement inconnus. C’est ainsi que de multiples et gros tas de coton gris et poussiéreux ont attiré mon attention à partir du mois de février 2016.

Parmi ces tas qui dégagent une poussière intense, nous pouvons distinguer une multitude de femmes recouvertes, elles-mêmes de poussière, qui s’activent en petit groupe autour de ce coton « sale » ; participant à dégager encore plus de nuages de poussière. Parmi ces femmes de tous les âges, certaines portaient leur bébé au dos. Pour d’autres, la forme rebondie de leur ventre indiquait qu’elles attendaient un bébé (Extrait carnet de terrain, zone industrielle, Bobo-Dioulasso, 14.02.2016).

L’activité que nous allons décrire ne correspond pas aux activités des travailleuses journalières. Il s’agit d’un autre type de travail dans le sens où les femmes sont plus autonomes, même si elles sont intégrées dans une chaine de sous-traitance. Alimata, 27 ans a terminé récemment la saison du coton sale. Elle est à 5 mois de grossesse au moment où elle parle de son travail.

130

« Comme c’est un travail où c’est toi-même qui paye le chargement à ton prix, c’est toi qui vois comment tu vas travailler vite afin d’avoir ton argent. Ce qui fait que nous ne nous reposons pas comme cela. » (Entretien, non loti, à son domicile, Bobo-Dioulasso, 08.06.2016) Elle décrit les conditions de travail et sa pénibilité :

« Le moment de la fraicheur vaut mieux. Mais s’il faut chaud, s’il y a trop de soleil, le fait de t’arrêter sous le soleil, il y a des moments où tu sens des vertiges. Des fois, le corps de certaines femmes se chauffe (la fièvre). Si une femme sent que son corps est chaud, elle part se reposer à l’ombre. […] Ça peut créer beaucoup de maladies dans ton organisme comme par exemple, la toux (sɔ̀gɔsɔgɔ), le rhume (múra). Des fois nous recevons des chargements de coton dont les produits155 ne sont pas bien tués. En tamisant ce coton, ça pique ta main comme du piment. Si le vent fait rentrer ça dans tes yeux, tu peux avoir des maux d’yeux. […] Ils disent que ce sont des produits qu’ils ont mis dedans. Parfois si l’usine s’arrête alors que le coton n’est pas fini dans l’usine, parce que si la saison des pluies commence, on ne peut plus faire le travail du coton. Donc, ils mettent des produits dans le coton pour que ça ne se gâte pas. L’année prochaine, ils commencent la campagne avec ce coton. Si au début de la campagne vous partez payer ce coton alors que les produits qu’ils ont mis dans ce coton ne sont pas encore tués, en tamisant, cela peut donner beaucoup de maladies. […] Je ne connais pas les produits qu’on met dans ce coton. […] Ils nous disent de chercher des cache-nez pour porter car il y a des produits dedans. Eux aussi, ils rentrent pour payer à l’intérieur de l’usine. Donc en rentrant pour payer, ils disent clairement qu’il y a des produits dedans. Quand, eux aussi, ils sortent, ils viennent nous dire de chercher des cache-nez pour nous protéger afin que ces produits ne nous pénètrent pas. […] [I]l n’y a pas de produit dans le nouveau coton156. » (Entretien, non loti, à son domicile, Bobo-Dioulasso, 08.06.2016)

Tamiser le coton « sale » est une activité saisonnière pratiquée elle aussi uniquement par les femmes. La saison débute en janvier et dure entre 4 et 5 mois. Quand l'activité commence, des voies entières de la zone industrielle sont dévolues à cette activité. Des monticules de coton et de sable envahissent les bas-côtés des goudrons et des voies rouges, ainsi que des tas de sacs empilés destinés à la vente. Partout, des petits groupes de femmes couvertes de poussière qui colle à la peau s’affairent et semblent ne jamais s’arrêter. On parle de coton « sale157 » parce qu’il

s’agit des déchets du coton provenant de l’usine d’égrenage, la Sofitex, installée dans l’une des zones industrielles de Bobo-Dioulasso. Ces déchets sont revendus par benne à des particuliers. D’autres (des commerçants notamment) peuvent également l’acheter directement auprès des Groupements de Producteurs de Coton (GPC). C’est le reste de coton laissé à terre et qui n’est plus de bonne qualité. Ils affrètent dans ce cas, des camions pour récupérer ce coton dans les campagnes et le déverser ensuite dans les sites observés. Le prix de ces chargements varie entre

155 S’agit-il de produits qui permettent la conservation du coton stocké, ou alors des pesticides dont est empreint le coton ? Comme nous allons l’aborder par la suite, le coton est un produit agricole qui subit de nombreux traitements, très toxiques. Nous n’avons pas réussi à identifier les produits dont elle parle. 156 Ce n’est pas le coton stocké de la campagne précédente mais celui qui vient tout juste d’être récolté. 157 Les femmes parlent de coton sale parce qu’elles disent qu’elles enlèvent la saleté du coton.

131

400 000 FCFA et 500 000 FCFA158. Les propriétaires de ces chargements ainsi

acquis, sous-traitent ensuite le tamisage aux femmes. Les deux parties s’entendent sur le prix d’un tas de coton à tamiser. Le prix peut varier entre 7500 FCFA et 30 000 FCFA, selon la quantité de coton à tamiser.

Le travail de ces femmes consiste à retirer le sable et la poussière du coton et séparer les graines de la fibre. Pour cela, les femmes se constituent en équipes qui comptent souvent entre 7 et 10 membres. Elles se répartissent par 3 ou 4 autour d’un grand tamis en bois qui repose sur 4 pieds. Elles remuent énergiquement le coton dans le tamis afin de faire tomber les fines poussières, comme nous pouvons le voir sur la photo (figure 10).

Figure 10. Femmes qui tamisent le coton sale, 2016 Servais

Photo tirée d’une vidéo réalisée à Bobo-Dioulasso dans la zone industrielle, le 09.02.2016 Servais

132

Figure 11. Femmes qui tamisent le coton sale, 2017 Servais

Un autre groupe de femmes, entourées de coton sale (figure 11). On peut voir en dessous du tamis et en premier plan les tas de sable résultant du tamisage. A droite en arrière-plan, on distingue une femme dont le visage est complètement recouvert d’un tissu noir transparent. A Bobo-Dioulasso dans un autre site de la zone industrielle, à proximité de la route, le 17.02.2017.

Une fois le coton tamisé, elles remplissent ensuite de grands sacs, les uns avec la fibre, d’autres avec les graines de coton. Ces sacs sont ensuite empilés au bord de la route et destinés à la vente. Les sacs ainsi obtenus et le prix de la vente reviennent au propriétaire. Les éleveurs sont les principaux acheteurs. La graine et la fibre de coton sont destinées uniquement à l’alimentation des animaux (moutons, bœufs). Un sac de graines de coton coûte 4000 FCFA à 4500 FCFA159, un sac de

fibres 1750 FCFA environ.

Ce que gagnent les femmes à l’issue de ce travail est infime. Une équipe composée de cinq femmes prend un exemple pour donner un aperçu de leur gain. Selon elles, un chargement de 20 000 FCFA160 nécessite environ trois semaines de travail.

Dans leur cas, elles ne louent161 pas le tamis qui appartient au propriétaire du

chargement. Chacune va ainsi recevoir 4000 FCFA à l’issue de ce travail ; ce qui revient à environ 200 FCFA/jour (Extrait carnet de terrain, zone industrielle, Bobo- Dioulasso, 09.02.2016).

Selon Alimata, le gain peut atteindre 350 voire 375 FCFA. C’est pourquoi elle le complète en remplissant des sacs ainsi qu’elle le décrit :

159 4000 FCFA= 6,10 euros ; 4500 FCFA= 6,87 euros ; 1750 FCFA= 2,67 euros.

160 20 000 FCFA= 30 euros ; 4000 FCFA= 6,10 euros ; 200 FCFA= 30 cts d’euro ; 350 FCFA= 53 cts d’euro ; 375 FCFA= 57 cts d’euro.

161 Contrairement à d’autres femmes qui louent le tamis comme c’est le cas d’Alimata : « [N]ous n’avons pas de tamis. Il y a des gens qui louent les tamis. Nous partons louer chez ces gens. […] On loue un tamis à 500 FCFA (76 cts d’euro) par jour. […] Celui qui loue le tamis, est là. Il fabrique beaucoup de tamis pour les déposer chez lui. Donc si la campagne démarre, il vient les déposer ici et les gens partent les louer avec lui. » (Entretien, non loti, à son domicile, 08.06.2016)

133

« […] Mais si nous finissons de tamiser, on nous donne des sacs et nous mettons ça dedans. Nous mettons un sac à 50 FCFA. Si on ajoute l’argent de ces sacs à l’argent du chargement, c’est ce qui fait 750 FCFA. Sinon le paiement de la journée ne dépasse pas 350 FCFA ou 375 FCFA. » (Entretien, non loti, à son domicile, Bobo-Dioulasso, 08.06.2016)

Dans chaque équipe une responsable est désignée pour tenir les comptes. Si une femme ne vient pas travailler, elle ne reçoit rien pour la journée chômée. Ce sont elles-mêmes qui ont fixé les règles. Durant la saison, elles travaillent 7 jours sur 7, de 7 heures à 17 heures. Elles font une pause pour manger aux alentours de 13h puis reprennent à 14h. Durant ce temps de pause, certaines se mettent à l’abri du soleil en s’installant dans de petits abris de fortune (couverts de plastique noir), d’autres profitent de la minuscule ombre offerte par les panneaux publicitaires à proximité.

Les conditions de travail sont extrêmement pénibles. Exposées en plein soleil, elles travaillent sans relâche dans la poussière fine du coton et du sable dont elles sont elles-mêmes recouvertes. Pour se protéger de ces énormes nuages de poussière qui se dégagent d’un tel travail, elles nouent des foulards sur la tête. Pour couvrir leur nez, elles portent une protection : un tissu de coton ou bien un masque, celui à base de mousse utilisé par les personnes roulant à moto. Certaines se couvrent entièrement le visage à l’aide d’une sorte de filet noir. Les enfants en bas âge sont portés sur le dos ou gambadent avec les plus grands parmi les tas de sable. Certaines femmes insistent sur le problème de toux et ajoutent qu’elles ont des maux de tête, et ont mal aux côtes. Quant à leurs enfants qui sont près d’elles, elles soulignent que « le rhume » pour eux « ça ne finit pas » ».

Par ailleurs, lors d’une rencontre avec des femmes qui tamisaient le coton, deux jeunes femmes enceintes figuraient parmi le groupe. L’une des deux nous a interpellées, nous montrant ses œdèmes aux pieds et nous demandant quelle pouvait en être l’origine et ce qu’elle pouvait faire pour y remédier. En outre, les autres femmes nous ont donné leur point de vue à propos de celles qui tamisent le

coton sale pendant leur grossesse,

« Si la femme enceinte ne tombe pas malade durant la campagne, si elle n’a rien, elle travaille jusqu’à la fin de la campagne. Mais si elle est malade, il faut qu’elle arrête de travailler, parce qu’elle ne peut travailler avec sa maladie. »

En outre, elles précisent que lorsque la femme est à terme, ses coéquipières lui interdisent de venir (Extrait carnet de terrain, zone industrielle, Bobo-Dioulasso, 09.02.2016).