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III. APPROCHE METHODOLOGIQUE ET SITE D’ETUDE

5.3 Eprouver le terrain

L’immersion comme approche de terrain c’est éprouver31 celui-ci, dans le sens où

l’expérience vécue sur le terrain donne à réfléchir, procure des connaissances et permet de rendre compte d’une réalité. Ce que nomme Olivier de Sardan, le « réel

des autres » (Olivier de Sardan 2000 : 419). Eprouver le terrain c’est également

envisager « le terrain comme épreuve », selon La Soudière qui le définit comme

« l’inconfort du terrain ». Cet auteur s’attache en effet à « la part de souffrance [que le terrain] comporte » tout en précisant qu’« il ne s’agira pas de plaindre le chercheur » mais « plutôt de démystifier certaines fausses évidences ou idées reçues sur son travail » (La Soudière 1988 : 2). Les expériences de terrain qui

suivent, illustrent cet « inconfort ethnographique » qui a néanmoins valeur de connaissance.

Le 25 juin 2016, au retour du village, avec l’ami qui m’accompagnait sur le terrain, nous sommes victimes d’un accident de moto. Un homme, roulant plein gaz, a surgi à moto sur la voie goudronnée. Il nous a coupé la priorité, nous percutant de plein fouet. Nous relevant un peu hagards au milieu de la foule qui s’était formée autour de nous, nous sommes conduits par des villageois à la structure sanitaire qui n’est pas loin, un CSPS de campagne, afin de faire soigner nos multiples plaies et contusions. Mon pied a pris un choc tandis que mon ami ressent une vive douleur à la main. Nous n’y sommes soignés qu’une fois les formalités administratives et les frais d’ordonnances réglés. Voici ce que j’ai noté après coup à propos des soins que nous recevons :

L’infirmier nous conduit dans une salle de… soins. J’hésite à appeler cela une salle de soins… Je n’ose pas m’asseoir sur la table d’examen parce que je n’ai pas de pagne à déposer comme j’ai pu observer les femmes le faire quand elles viennent en consultation. La salle est très sale. Les murs sont décrépis et humides. Il y a des traces de sang par terre. Je préfère m’asseoir sur la chaise en métal. Près de la fenêtre, 3 bassines jaunes sont posées pour les différents déchets. Elles n’ont pas été vidées. L’infirmier échange avec l’agent de santé, il râle sur l’état de la pièce laissée telle quelle par un collègue. Je m’adresse à lui : « vous semblez fâché. On est venu vous déranger c’est ça ? » Il me répond qu’il n’a rien contre nous mais il est fâché contre ses collègues qui sont partis le laisser seul au centre médical alors qu’il avait prévu d’aller visiter quelqu’un. Tout en disant cela il met ses gants, prépare la compresse de Bétadine. Il la saisit avec une pince et me nettoie la plaie dans laquelle sont incrustés de petits gravillons. Sans aucune délicatesse il passe et repasse sur ma plaie que j’ai sur le bras et l’épaule, appuie fort. L’autre agent de santé, quant à lui, s’occupe de nettoyer à la Bétadine la plaie que mon ami a au genou. Puis l’infirmier regarde sa main enflée. Il lui fait faire quelques mouvements, et nous dit que c’est bon, nous pouvons rentrer.

Nous parcourons de nuit plus d’une vingtaine de kilomètres sur une moto que les villageois nous ont prêtée. Mon ami conduit malgré la douleur. Arrivés à

31 « Arriver à connaître par l'expérience », selon l’un des sens définis par le CNRTL, http://www.cnrtl.fr/definition/%C3%A9prouver

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Bobo- Dioulasso, nous nous rendons au CHU pour faire examiner, l’une le pied, l’autre la main. Nous sommes orientés au bloc vers le médecin de garde, un jeune homme nous prescrit à chacun une radio ainsi qu’une vaccination contre le tétanos pour mon ami. Selon le jeune médecin, l’infirmier n’a pas eu la bonne conduite à tenir, la première chose qu’il aurait dû faire, c’est de s’assurer que nous étions vaccinés. Le radiologue repère une triple fracture de la main chez mon ami tandis qu’on me dit que je n’ai rien de cassé au niveau du pied32. Le médecin de garde

propose de plâtrer la fracture et rédige une ordonnance. Seules des paires de gants sont disponibles à la pharmacie du CHU. Nous partons en ville acheter tout le reste à la pharmacie de garde. Mon ami est plâtré dans la pièce centrale du bloc où d’autres personnes attendent pour leurs soins. Cette pièce est en réalité un lieu de passage qui distribue vers d’autres pièces que l’on entrevoit comme des salles d’opération. Elle est la continuité du SAS d’entrée où sont également allongés des patients. Mon ami est plâtré au milieu de cette pièce, assis sur la seule chaise disponible et bancale avec ses 3 pieds qu’il faut caler avant de s’asseoir. Au cours de la soirée nous assistons aux remontrances33 d’un monsieur âgé à l’encontre du

jeune médecin qui s’est adressé à lui de manière très impolie.

Si je rends compte de cet accident, c’est qu’au-delà du fait qu’il m’a empêchée de poursuivre mon travail de terrain jusqu’au 19 juillet34, j’ai fait l’expérience du système

de santé burkinabè, au niveau de deux échelons sanitaires, et j’ai recueilli dans ce cadre des matériaux empiriques. J’ai en effet relevé comment se construit un itinéraire de soins (avec le manque de moyen diagnostique en milieu rural, et les erreurs de diagnostic), les conditions sanitaires dans lesquelles étaient prodigués les soins, mais aussi la précarité des conditions d’accueil au CHU pendant la nuit : le service du bloc encombré par une file d’attente constituée de lits sur lesquels attendent au dehors les patients, certains avec une perfusion qu’un agent de santé passe de temps en temps vérifier ; accompagnants qui dorment dans la cour de l’hôpital, sur des nattes, enroulés dans des pagnes, certains sont installés sur les caniveaux, ceux recouverts par des blocs de béton.

Par ailleurs, cet « inconfort du terrain » dans les structures sanitaires s’est traduit également dans l’appréhension de ces lieux, en particulier l’hôpital35. Je qualifierai

ce terrain de sensible selon l’un des sens donnés par Bouillon et al. : « les terrains

sont sensibles en ce qu’ils sont porteurs d’une souffrance sociale, d’injustice, de domination, de violence » (Bouillon et al. 2005 : 14).

32 Le lendemain, ne pouvant plus poser mon pied enflé par terre, je suis orientée vers un orthopédiste du CHU qui diagnostique une double entorse de la cheville.

33 Il lui rappelle que le respect envers le patient est nécessaire, d’autant plus qu’il est jeune et qu’il s’adresse à un aîné.

34 A cause d’un plâtre qui m’a empêchée de me déplacer. 35 Les services de néonatologie et de la maternité.

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Dans ce site, j’ai en effet fait l’expérience d’une rencontre répétée avec la souffrance provoquée par des conditions sanitaires qui touchaient à l’intégrité humaine. Au point qu’il m’est arrivé d’y aller à reculons, voire avec des « chaussures de plomb ». Mes observations dans le service de néonatologie ont été particulièrement éprouvantes. Les conditions d’accueil et de soins en font un lieu de souffrance pour les mères, leurs bébés mais aussi les personnels soignants. Seul service de néonatologie de la région à l’époque, celui-ci était très souvent bondé et dépassait parfois sa capacité d’accueil36. Peu développé, le service manquait de place,

disposait d’une salle des soins exiguë où le matin, les mères s’entassaient (assises sur un banc ou bien par terre) avec leur bébé ainsi que les agents de santé qui dispensaient les soins dans la chaleur et un indescriptible brouhaha. Pour accueillir les bébés, le service dispose d’une seule grande pièce où sont installés une trentaine de berceaux. Celle-ci fait office en même temps de salle de consultation pour les médecins. J’ai souvent observé des scènes où des mères fatiguées s’endormaient sur les bancs avec leur bébé emmitouflé dans un pagne. D’autres encore étaient allongées à même le sol au pied de la couveuse (hors service) où reposait leur bébé né avant terme (dans la salle des prématurés accolée à la salle des berceaux). En plus des conditions sanitaires, j’ai également été témoin de certaines situations où l’intégrité physique et mentale des femmes était en jeu. Ces deux formes d’expérience ont permis de mieux comprendre les points de la contestation populaire à l’encontre du système de santé qui a vu le jour au Burkina Faso. Elles ont participé à la production des données ethnographiques qui faisaient écho aux récits recueillis auprès de certaines femmes et de leur entourage à propos de leur expérience dans les structures sanitaires.

Dans le cas de ma recherche, « l’inconfort du terrain » s’est caractérisé aussi par une confrontation avec les conditions de vie du pays, ses rudesses environnementales et la pollution atmosphérique. La saison sèche37 est une période

redoutée avec sa poussière continuelle et sa chaleur qui devient écrasante à partir du mois de mars avec, en avril, des températures qui peuvent dépasser 40°. Cette période est particulièrement éprouvante où les coupures d’eau38 et d’électricité sont

des phénomènes récurrents et touchent la majorité des quartiers en ville. La chaleur devient étouffante dans les habitations des non lotis la plupart exigües et surmontées d’un toit de tôle. Elle l’est aussi dans les structures de santé qui sont rarement climatisées39 et peu équipées en ventilateurs. Elle provoque également

36 Le service disposait de 32 places mais pouvait accueillir jusqu’à 40 bébés, certains étant installés sur des tables chauffantes.

37 Elle débute en octobre et se termine en général fin avril avec l’arrivée des premières pluies.

38 J’ai été amenée à mettre en place à mon domicile une réserve d’eau dans un grand fût de 200 litres comme le font la plupart des foyers burkinabè.

39 C’est à cette occasion que j’ai remarqué que seules certaines pièces étaient climatisées dans le service de maternité du CHU : la pièce des soins intensifs (dont les fenêtres sont toujours ouvertes), les chambres des patients de première catégorie, certains bureaux de médecins et de soignants.

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une fatigue physique. Elle devient le révélateur d’une détérioration de l’environnement quand l’ombre des arbres dans les cours et les quartiers se fait rare ou lorsque l’eau vient à manquer. Ainsi, au village, alors que je venais de sortir ma gourde de mon sac pour boire de l’eau, une femme m’a interpelée pour me dire que les puits proches de leurs habitations étaient taris.

Ces expériences ont été des occasions d’échanger avec les populations pour lesquelles la chaleur était tout aussi insupportable, et de questionner la place de ces conditions de vie par rapport à l’objet de ma recherche. Ce qui m’a amenée à penser et à replacer la question procréative dans un contexte matériel plus large.

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DEUXIEME PARTIE

Socio-histoire des programmes de santé

publique

« The new, as always, is rooted in the old, and serious biosocial exploration of global health today would be incomplete without plumbing history » (Farmer et al. 2013 : 33).

Dans cette phrase, les auteurs insistent sur la nécessité d'une mise en perspective historique pour comprendre quelles sont les origines de la santé globale et quel est son héritage, ce qui permet également de saisir les continuités qui ont traversé les époques mais aussi les ruptures (Farmer et al. 2013 : 71).

La socio-histoire que nous entendons présenter au sujet de la santé maternelle et infantile, de manière non exhaustive, s'inscrit dans cette démarche de compréhension des origines et des évolutions à partir desquelles se sont construits les dispositifs sanitaires auxquels nous nous intéressons dans ce travail. Il s'agit en effet de retracer non seulement une chronologie de l'implantation de ces dispositifs sanitaires à l'égard de la santé de la mère et de l'enfant mais également les éléments qui l'ont influencée. Nous aborderons à la fois l'histoire globale et locale de cette implantation qui, à l'origine, s'apparente plus à une transplantation40, et

donne ensuite lieu à une circulation de modèles.

Ce détour par l'histoire entend montrer comment la procréation comme catégorie de risque est construite sur un plan historique, politique, social et économique. Née dans les pays occidentaux à la fin du XVIIIème siècle, cette catégorie occidentale

s'inscrit et se développe ensuite dans une politique différentialiste qui débute avec la Troisième République et la colonisation, puis dans les politiques internationales de santé.

Cette mise en perspective historique nous permet de préciser le long cheminement qui mène aux politiques sanitaires actuelles qui s'adressent aux femmes et de les resituer aussi dans le contexte d'émergence de la pandémie du VIH. Nous montrerons comment cette pandémie fait irruption dans le paysage de la santé maternelle et infantile qui a une histoire plus longue ; nous retracerons la rencontre entre les dispositifs de la Prévention de la Transmission du VIH/sida de la Mère à

40 Transplantation : action de transplanter, selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) : http://www.cnrtl.fr/definition/transplantation

Transplanter : « extraire de la terre pour planter ailleurs ». Au sens figuratif, « faire passer d'un milieu d'origine dans un autre milieu pour implanter, faire adopter ». Par extension, « Adapter à un milieu, à un mode de vie différent, acclimater », selon le CNRTL : http://www.cnrtl.fr/definition/transplanter

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l'Enfant et ceux de la Maternité Sans Risque et la manière dont ils ont évolué l'un et l'autre, l'un avec l'autre.

De plus, nous nous intéresserons aux logiques et aux paradigmes qui sous-tendent selon les époques l'implantation des dispositifs sanitaires autour de la procréation. Ceci nous permettra de montrer comment est pensé le risque autour de la procréation, et quelle est son évolution. De même nous montrerons les implications de ces dispositifs pour « les femmes en âge de procréer », notamment les définitions normatives du corps des femmes qu'ils véhiculent.

Les premières politiques de santé autour de la procréation en Afrique de l'Ouest, région qui nous intéresse, s'enracinent dans l'histoire coloniale que nous allons expliciter. S'intéresser à cette première implantation permet de mieux cerner les héritages de cette époque pour notre période contemporaine. Comme le soulignent Farmer et ses collaborateurs, les enjeux et les priorités de santé globale ont été modelés par des forces sociales qui s'enracinent dans le passé colonial (Farmer et al. 2013 : 34).

Dans le domaine qui nous intéresse, nous allons nous attarder sur ces forces qui ont été mises en action pour créer les premiers dispositifs de Protection Maternelle et Infantile (PMI) en Afrique Occidentale Française (AOF) par le pays colonisateur, la France, sous la Troisième République (1870-1940). Le Burkina Faso, pays dans lequel s'est déroulée notre recherche, a été colonisé par la France à partir de 1919 sous la dénomination de Haute Volta41. Néanmoins l'occupation française et la

conquête des territoires débutent dès 1896 (Saul et Royer 2002 : 63). Cette colonisation a subi quelques soubresauts puisque de 1932 à 1947 cette colonie a été dissoute et rattachée aux colonies voisines : Côte d'Ivoire, Soudan (actuel Mali) et Niger. Cette colonie et ses habitants ont souvent été dénommés dans les travaux des chercheurs « territoires et peuples voltaïques » en référence à trois sous- affluents42 du fleuve Volta qui traversent le territoire.

I. La période coloniale : élaboration et transplantation de modèles et