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Systèmes épistémiques : le modèle GOA

Ressources des professeurs, dimensions collectives

6.1 Systèmes épistémiques : le modèle GOA

Il est banal d’affirmer que toute recherche porte sur quelque chose, l’objet de recherche. Pour un domaine de recherche empirique comme la didactique, les objets existent déjà d’une certaine manière, mais ne sont toutefois accessibles pour la recherche qu’au travers de modèles plus ou moins explicites, qui ne nous aident pas seulement à dégager, de la réalité, des éléments d’une pertinence particulière, mais aussi, en quelque sorte, à réduire et à reconstruire cette réalité en tant qu’objet susceptible d’être traité de façon systématique. Pour structurer la présentation du cadre qui nous servira à modéliser le travail « hors classe » des enseignants en continuité avec les phénomènes plus classiques de la didactique, quelques remarques préalables sur la modélisation scientifique seront utiles.

Les modèles ne sont pas simplement une « langue professionnelle » qui sert à décrire avec précision les objets et leurs propriétés. Nous considérons que toute modélisation implique au moins trois éléments :

(1) L’identification des objets et de propriétés principales du domaine d’observation qui sont censés être reconnus par la sémantique « établie » de l’usage usuel des langues naturelles (notions premières). Par exemple, en didactique, on peut vouloir supposer un sens commun pour des notions comme « garçon âgé de 7 ans », « parler », « question », « méthode », « pratique », « situation » etc., même si on va ensuite en préciser quelques-unes ; bref, il s’agit de faire état des hypothèses ontologiques minimales du modèle ;

(2) A partir de ces notions, des définitions plus ou moins explicites, voire précises, de notions théoriques (qui, parfois, peuvent considérablement modifier les notions premières), qui servent aussi à formuler les relations mutuelles entre objets et propriétés (souvent, c’est cette mise en relation qui apporte un sens théorique aux notions premières). On y fait normalement référence explicite à des théorisations antérieures. La précision de notions, à ce niveau, va d’ailleurs souvent au-delà de représentations en langue naturelle, pour introduire par exemple un usage de langues formelles ou diagrammatiques (la modélisation mathématique étant un exemple évident pour les objets mesurables, spatiaux, etc.).

(3) La constitution d’une problématique, à savoir un ensemble de questions paradigmatiques de recherche (formulées dans les termes des notions théoriques et de leurs relations), ainsi que de méthodes plus ou moins explicites qui permettent d’articuler l’observation empirique avec ces questions (Radford 2008, p. 320).

Souvent, on ne distingue pas de façon explicite (1) et (2), les définitions de notions théoriques restant seules explicites, et donc une partie du modèle reste implicite : l’exclusion d’objets « naturels » constitue en effet une réduction et une idéalisation de la réalité à étudier. La modélisation implique toujours une telle délimitation, mais elle n’est en rien innocente et doit être contrôlée.

Il va de soi que nous nous référons explicitement à la didactique dans son état actuel dès l’étape (2), notamment pour des modélisations plus spécifiques des objets que nous retenons (voir aussi Winsløw, à paraître).

6.1.1 Les notions premières

Que sont les objets de recherche en didactique ? Partons du constat que l’enseignement suppose un sujet, l’enseignant, et deux objets possibles du verbe enseigner : ceux qui sont enseignés (les élèves), et ce qui est enseigné. Les élèves et l’enseignant, qu’ils soient facilement distinguables les uns des

autres ou non, apparaissent en fait, au premier regard, comme des objets évidents de notre étude.

Nous les avons donc comme premiers objets observables. On s’aperçoit également tout de suite que ceux-ci n’agissent pas « dans le vide », mais qu’ils utilisent un certain nombre d’objets matériels, également observables, que nous désignons librement de leurs noms usuels (salles de classes, tableaux, calculatrices, stylos, inscriptions…). Enfin, nous avons besoin d’une catégorie d’objets non-observables pour parler de la finalité et en quelque sorte du sens de l’interaction entre les non-observables déjà signalés, et en particulier des interactions avec « l’enseigné », désignant ce qui est enseigné.

Dans la langue usuelle, on parle tantôt de savoir, connaissances, compétences etc.

6.1.2 Les notions théoriques

Nous retenons donc trois classes de notions premières : les sujets humains, enseignants ou enseignés ; des artefacts ; et un savoir qui s’observe à travers la relation des sujets à, et à travers, les artefacts. Avec ces éléments, nous allons maintenant proposer une modélisation théorique de nos objets.

Les sujets humains forment des ensembles d’humains (en général des sous-ensembles non vides de l’humanité) dont les membres sont situés les uns par rapport aux autres par des rôles (relations dans l’ensemble) et qui sont, chacun, dotés de connaissances, de convictions etc. par rapport aux savoirs en question. Par exemple, nous avons nommé les rôles possibles de professeur et d’élève, qui sont bien sûr supposés avoir des connaissances systématiquement différentes par rapport au savoir enseigné. On se servira librement de raccourcis symboliques comme G pour le groupe d’humains observé, P pour le sous-groupe de professeurs, etc.

Les artefacts à leur tour sont considérés comme un ensemble A d’objets matériels (non humains) que nous observons dans les usages de G et qui entrent comme un objet distinct de G dans notre modèle.

On utilise en général les désignations courantes pour nommer les éléments de A. Les relations entre G et A sont en partie observables aussi, dans une situation donnée (qui écrit au tableau, etc.) – d’autres demandent une interprétation (qui a le droit d’écrire au tableau).

Le « savoir » est un objet d’intérêt particulier pour les théories didactiques (surtout pour celles d’origine francophone). Dans le langage commun, on parle bien sûr des « mathématiques » avec une grande familiarité, mais, dès les débuts des recherches en didactique, les chercheurs ont reconnu l’importance de se méfier de notions premières à cet égard, qui dissimulent parfois des simplifications assez grossières. En fait, cette conscience de la nécessité de vigilance épistémologique compte parmi les caractéristiques fondamentales de la didactique (Brousseau 1986, Artigue 1990) et notamment de la théorie de la transposition didactique (Chevallard 1991). Une théorie particulièrement développée pour l’analyse du lien entre pratiques et savoirs est celle des organisations praxéologiques (voir Chap.

2) ; un point principal y est de bien distinguer, et en même temps d’articuler :

- le « savoir-faire » (la connaissance pratique) i.e. la capacité d’un individu de s’acquitter d’un certain type de tâche par une technique plus ou moins commune pour les membres de G ;

- le « savoir explicité » (par des signes) qui peut servir à expliquer et justifier les techniques, notamment d’un point de vue théorique, mais qui n’est pas en soi nécessaire à leur pratique.

Le mot « organisation » reflète le fait que ces deux côtés du savoir sont structurés (les tâches se décomposent en sous-tâches ; les théories servent à unifier les explications ; etc.). Nous désignerons par le symbole O ces organisations.

L’étude de phénomènes didactiques en général a donc, pour objet, un triplet (G, O, A) que nous appelons système épistémique (SE), avec des relations internes de GOA qui sont spécifiées selon le cadre théorique adopté (pour quatre exemples concrets, voir Winsløw 2009). Ses trois composants sont reliés entre eux au moins par les faits suivants :

- la finalité du système est la pratique (usage, acquisition, production…) de O par G ;

- A contient des éléments pertinents pour les pratiques de G relevant de O, y compris pour l’observer et pour l’interpréter ; A sert en particulier comme médiation entre G et O (nécessaire pour la pratique et la communication de G relevant de O) ;

- l’articulation de A et O est construite dans le temps par la pratique de G (exemples en fig. 2 et 4).

Dans le présent ouvrage, le dernier point est particulièrement important ; des aspects particuliers en sont modélisés par les théories de sémiosis humaine (Duval 1995), de genèses instrumentales (Trouche 2004) et de genèses documentaires (Chap. 3 et 7), avec bien sûr, dans les trois cas, des théorisations particulières pour A et O (par exemple, plutôt « cognitives » en ce qui concerne O). Plus particulièrement, la notion de ressources (au sens du Chap.1, repris en Chap. 3) peut être interprétée comme un type de relations entre une partie G0 de G et des éléments du reste du système (membres

de G, artefacts et savoirs) constitué par la fonction que ces éléments ont dans l’activité de G0, par exemple en tant que source d’inspiration pour l’enseignement d’un groupe G0 d’enseignants.

Le modèle GOA – qui est donc ouvert à des choix théoriques différents pour ses composants – est en même temps une solution minimale et maximale pour faire état des objets de la didactique : nous avons vu en 6.1.1 que les trois types d’objets sont bien indispensables pour étudier le phénomène

« enseignement ». Mais c’est aussi un modèle qui recouvre tout le terrain rendu nécessaire par notre problématique spécifique, et bien plus. La portée du modèle se voit à travers quelques cas particuliers :

- un système didactique SD = (G, OD, A), où OD est appelé organisation didactique (pour une théorie possible de celles-ci, voir Bosch et Gascon 2002, p. 31-33), et G = PEavec P un ensemble d’enseignants et E un ensemble d’élèves ;

- un système professoral SP = (P, O, A), où P est un ensemble de professeurs (parfois aussi des enseignants-chercheurs) occupés à construire ou à étudier OD ;

- plus généralement, un système professionnel (G, O, A) où O est une organisation de pratique et de savoir définie par des tâches relevant d’une profession ;

- un système d’école comportant toutes les praxéologies, personnes et artefacts présents dans une institution scolaire donnée (et donc ayant pour sous-systèmes les SD et les SP) ;

-un système noosphérique constitué par les acteurs, les organisations et les artefacts impliqués dans la définition des contraintes extérieures pesant sur un système d’école (Chap. 2 et Chevallard, 1991).

En fait, le modèle GOA vaut pour toute situation où des savoirs sont communiqués, mobilisés ou créés par un groupe de personnes se servant d’artefacts. Selon les spécificités de la situation, un ou plusieurs cadres théoriques peuvent être utilisés pour analyser les relations pertinentes surGOA. Si l’on s’intéresse aux interactions entre plusieurs systèmes, comme on le fera ici, il faut bien sûr faire des choix compatibles.

6.1.3 Problématique

Le but de ce chapitre est de modéliser l’interaction, dans le temps, entre SP et SD, en considérant le premier comme un lieu de « production » (conception, préparation, réalisation) et d’ « évaluation » du dernier ; et d’en étudier deux cas (voir §§ 6.2-6.3). Nous nous intéressons en particulier aux SP collectifs (c'est-à-dire avec le nombre d’éléments de P strictement supérieur à 1) ; dans les deux cas, de tels systèmes sont encouragés et même requis par les systèmes noosphériques. Les différences que nous observons entre les deux cas peuvent alors s’articuler par le caractère de l’interaction entre OP, AP (du SP collectif) et OD, AD (du système didactique correspondant). G

Considérant plus concrètement un SP = (GP, OP, AP) et un SD = (GD, OD, AD), nous avons, pour l’enseignement ordinaire d’un professeur p pour sa classe C = { ,..., }e1 en : GP = {p} et GD = { , ,..., }p e1 en . La production du SD, et notamment de (OD, AD), est la tâche principale de l’OP. Le SP précède, en partie, le SD dans le temps, dans la mesure où le SD suppose que P a un projet d’enseignement plus ou moins précis. Bien sûr, pour des aspects plus locaux, le SD se construit « en route » aussi bien par les actions de C que par les décisions de P sur place (voir aussi Chap. 15).

Dans un certain sens, le SP n’est donc jamais tout à fait disjoint, dans le temps, du SD.

Ceci dit, pour mieux comprendre l’interaction entre SP et SD correspondants, il ne suffit pas, bien sûr, d’observer (GP, AP) et (GD, AD) « en classe », mais il faut aussi observer (GP, AP) « hors classe ». Pour les SP, il s’agit de la mise en relation par GP de textes et d’outils (AP) avec un projet d’enseignement et des pratiques et savoirs professoraux correspondants (OP). On retrouve dans SD non pas seulement GP (ou une partie de GP), mais aussi une partie de AP, par exemple sous forme de fiches de travail pour les élèves. Pour étudier l’articulation entre OP et OD, nous passons donc, en partie, par les relations OP-AP, AP-AD et AD-OD. Dans la fig. 1, nous illustrons sommairement ces phénomènes d’interaction.

Le développement, dans le temps, d’un système épistémique peut être, dans un premier temps, décrit à travers les phases majeures de son évolution. Pour ce qui est des systèmes didactiques, différents outils permettent de distinguer de telles phases, aussi bien venant de modélisations théoriques (Brousseau 1986, §3, et Chevallard 1999, pp. 249-255) que d’analyses plus ad hoc, et donc plus liées aux contextes culturels étudiés (par exemple Stigler et Hiebert 1999, pp. 76-83). Pour l’interaction entre SP et SD (et notamment la production du SD par le SP), on est encore loin de modèles ou d’observations dotés de précision comparable. Nous avons par contre des études nombreuses de cas de SP à un seul professeur (par exemple Chap.13), ou de SP collectifs « virtuels », dans le cadre

d’une plateforme sur Internet (par exemple Chap. 7, sec. 3), où le lien à des SD « semblables » est parfois explicite, bien que ces SD ne soient pas en eux-mêmes partagés.

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