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Sésamath, systèmes de ressources individuels et communautaire

Ressources des professeurs, dimensions collectives

7.2 Sésamath, systèmes de ressources individuels et communautaire

Sésamath (Chap. 3), association créée en 2001 regroupant essentiellement des professeurs de mathématiques en exercice, « a pour but de diffuser gratuitement des documents et des logiciels éducatifs de mathématiques » (http – Sésamath).

7.2.1 Sésamath, une association de professeurs concepteurs de ressources pour l’enseignement Ses objectifs, précisés dans ses statuts, sont de promouvoir :

- l'utilisation des TICE dans l'enseignement des mathématiques ; - le travail coopératif et la co-formation des professeurs ;

- une philosophie de service public ;

- des services d'accompagnement des élèves dans leur apprentissage.

Ce travail coopératif (Dillenbourg 1999) concerne essentiellement la documentation des professeurs, comme en témoignent les réalisations de l'association : des manuels scolaires (en ligne et sur papier), pour le collège, sous licence libre ; une plate-forme de travail collaborative (Sésaprof) qui rassemble des milliers de professeurs, une brique mathématique pour les Espaces Numériques de Travail (le projet LaboMeP), une base d’exercices en ligne (Mathenpoche - MeP), des logiciels, par exemple TracenPoche (TeP) et InstrumenPoche (IeP). Sésamath bénéficie d'une large audience : en moyenne, ses sites reçoivent plus d'un million de visites par mois. Le développement de Sésamath apparaît ainsi étroitement lié à l’essor du numérique et aux besoins en ressources qu’il suscite et appuie (Gueudet & Trouche 2009).

L’association, au sens propre, est constituée par ses adhérents (une centaine). Sésamath constitue une CoP bien identifiée (engagement commun réifié par les statuts, participation réifiée par les nombreuses ressources produites et reconnues comme bien commun). Cette CoP fédère autour d’elle des groupes de projets (Figure 1), desquels peuvent émerger, au cours du temps, de nouvelles communautés de pratique périphériques à Sésamath.

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Projet

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Figure 1. Une représentation de Sésamath, par un enseignant impliqué dans un de ses projets (Gueudet & Trouche 2009)

Pour analyser l’articulation entre documentation individuelle et documentation collective, nous avons fait le choix de suivre, avec notre méthodologie d’investigation réflexive (Chap. 3), Pierre, un adhérent de Sésamath.

7.2.2 Pierre : système documentaire et familles d’activité

Pierre, 35 ans, évoque un père passionné de sciences, une mère et des grands parents professeurs (ayant écrit des ouvrages scolaires). Il a une formation initiale de physicien et en a conservé une vision des mathématiques « outils nécessaires à la réalisation de modèles pour les sciences » ; il s’est tourné vers les mathématiques à cause de leur ambivalence : « un monde formel et onirique en même temps ». La résolution de problèmes constitue pour lui le cœur de l’enseignement des mathématiques. Il décrit le professeur de mathématiques comme un véritable homme-orchestre : « Artiste, acteur, gestionnaire de relations humaines, psychologie humaine des individus et des groupes de personnes, mathématicien, référent culturel... ».

Les familles d’activité (Chap. 3) que nous avons dégagées, à travers son journal de bord et des entretiens, nous permettent de repérer le caractère réduit de la famille d’activité [C/O Planification] et surtout le caractère hypertrophié des familles d’activités « sociales » [Vie établissement] et [Vie collectif] :

- [Vie établissement] : Pierre est PRETICE (personne ressource pour les TICE) dans son établissement (activité reconnue, mais faiblement, par l’institution qui le rétribue un quart d’heure par semaine pour cela) : il installe les logiciels sur les postes du collège, conseille ses collègues pour l’utilisation de tel ou tel site de ressources, monte des projets d’établissement permettant d’avoir de nouvelles dotations de matériel informatique. L’analyse de son journal de bord fait apparaître un temps important (5h30) consacré à cette famille d’activité en 3 semaines ;

- [Vie collectif] : il est membre du CA (conseil d’administration) de Sésamath ; le journal de bord ne donne pas d’indication sur cette activité, mais, dans un entretien, Pierre déclare que cette participation au CA suppose un travail d’au moins une heure par jour (en particulier pour lire les mels et participer aux forums qui engagent la vie de l’association). Il est l’un des auteurs du « manuel Sésamath » de la classe de 6e (grade 6) et, dans cette perspective, il a demandé à n’enseigner, pendant le temps de la conception du manuel, qu’en classe de 6e (il a donc réalisé l’essentiel de son service - 3 classes - en 6e pendant 3 ans). Il y a ainsi construction conjointe des ressources individuelles et communautaires.

Enfin, Pierre pilote l’un des projets de Sésamath (conception de fiches mathématiques pour les professeurs du premier degré).

Ces deux familles d’activité ont un rôle structurant pour Pierre. A la question « Qu’apporte l’investissement collectif sur le propre travail d’enseignement ? », il répond : « Le travail m’apporte beaucoup dans mon travail personnel (source de motivation, de ressources, d’échange). Le temps passé dans le travail collectif est une composante de mon propre temps d’enseignement ».

7.2.3 Système de ressources individuel, système de ressources communautaire

Ce caractère structurant de la communauté apparaît bien si l’on analyse la représentation schématique du système de ressources (RSSR, Chap. 3) de Pierre. Les ressources de Sésamath (manuels, cahier MeP, logiciels MeP, TeP, IeP et CeP) constituent le cœur de ce système (figure 2) : elles occupent la place la plus élevée, elles prennent toute la largeur de la feuille, la plupart des

flèches en viennent ou y vont. Les ressources déclarées personnelles (dans le coin de la feuille, en bas à droite) apparaissent marginales et figées (Pierre y place les « archives papiers ou sur disque dur » et les programmes scolaires).

Figure 2. La représentation schématique du système de ressources de Pierre

La nature des flèches est intéressante à considérer : vertes pour les interrogations écrites, noires pour les cours, bleues pour les exercices et rouges pour des activités variées. Elles nous informent sur le système d’activités de Pierre et ses relations avec son système de ressources :

- les ressources personnelles ne sont alimentées que par « les interros », qui ne sont pas mises en partage pour l’association, liées à des besoins précis de l’enseignement ;

- il n’y a que deux flèches noires (conceptions de cours), elles partent des manuels, des archives et des programmes officiels et vont vers Pierre (« moi »). Apparemment, Pierre ne stocke pas dans ses archives de nouvelles ressources identifiées comme « cours », ce que confirme notre examen de ses ressources ;

- les flèches les plus nombreuses sont bleues ou rouges (exercices ou problèmes), elles partent des nuages « IREM », « sites », « listes de discussion », traversent « moi » en pointillés, et rejoignent les ressources de Sésamath, qui alimentent en retour plusieurs familles d’activité de Pierre, constituant bien, en ce sens, des ressources pivot (Chap. 3). Lors du premier entretien, Pierre évoque d’ailleurs un incident qui l’a marqué : Internet est tombé récemment en panne pendant la classe, il a du improviser et signale les difficultés qu’il a éprouvées, coupé de ce qui constitue à l’évidence des ressources sine qua non, quasi consubstantielles, de son activité, contribuant ainsi à donner un sens encore plus fort à la notion de ressource pivot.

Ce que dit Pierre de son activité de concepteur de ressources correspond tout à fait à cette représentation schématique :

- dans un sens, il « pioche » ce dont il a besoin dans le système de ressources Sésamath, et le met

« à sa façon » (« en général, je prends un exercice, je garde l’idée et je reformule les questions »).

- dans l’autre sens (des ressources disponibles vers le système de ressources de l’association), Pierre agit, selon ses termes, comme un « brocanteur » : il « chine » des ressources (ressources numériques sur le Web mais aussi vieux livres de mathématiques achetés dans les marchés aux puces), saisit les références sur le disque dur de son ordinateur. Ce disque dur a une place importante dans ce dispositif. Pierre lui donne d’ailleurs un nom (« TafPi », pour « espace de travail de Pierre »). TafPi apparaît comme un atelier de « restauration de ressources » : les idées piochées, ici ou là, sont déposées en vrac sur le bureau de l’ordinateur (Pierre a parfois des difficultés à les retrouver). Il les met en forme quand l’opportunité d’un usage survient, les teste avec ses élèves. Elles suivent ainsi un parcours qui les amène, de phases de test en phases de révision, jusqu’à une forme jugée satisfaisante pour être déposée dans une ressource Sésamath.

Il ne s’agit pas seulement d’un jeu entre le système de ressources de Pierre et celui de Sésamath, mais d’un jeu plus complexe où les autres membres actifs de l’association interviennent aussi : Pierre

peut mettre en discussion ses idées sur les listes de l’association, il critique aussi les ressources qu’il trouve sur ces listes. Le système de ressources Sésamath apparaît ainsi à la fois comme le résultat ultime du travail documentaire de Pierre et comme une de ses sources essentielles. Cette situation constitue une forme d’aboutissement d’un processus de mise en partage des ressources au sein de l’association : ce n’est pas seulement le contenu mathématique des ressources qui est commun (« avoir les mêmes énoncés d’exercices »), ce ne sont pas seulement les types de ressources matérielles (« avoir les mêmes manuels scolaires »), mais ce sont, physiquement, les mêmes ressources qui sont communes, sur un même serveur distant.

7.2.4 Du système de ressources au système documentaire

Le web est une caractéristique partagée des ressources pivot de Pierre, et entre donc dans la composition de nombre de ses documents :

- pour le travail hors classe : il a conçu un site web collaboratif à usage des élèves, sur lequel il dépose régulièrement des énigmes, que les élèves travaillent sous la forme de forum ;

- pour le travail en classe, un ordinateur et un vidéo-projecteur permettent de poursuivre cette exploitation du web, par exemple : au début du cours, le professeur ouvre l’application ProNote, pour faire l’appel et situer la séance du jour dans son histoire ; il utilise Google pour avoir le résultat d’une opération arithmétique dépassant les possibilités de calcul mental de la classe, au lieu de poser l’opération ou d’avoir recours à des calculatrices (qui restent dans le cartable des élèves) ;

Ce sont les ressources Sésamath qui sont utilisées pendant toutes les séances et qui conditionnent ainsi, pour partie, le travail du professeur. Par exemple, la possibilité, donnée par IeP, de repasser en boucle le film des constructions géométriques à réaliser contribue au développement d’un schème d’utilisation de cette ressource, où le film joue un rôle d’appui continu au travail individuel des élèves.

Pierre a développé, au sein de Sésamath, une connaissance professionnelle forte :

« l’apprentissage est un processus collectif », qui a des conséquences pour l’orchestration (Chap. 3) des situations mathématiques :

- ce qui occupe le devant de la scène, dans la classe, ce sont deux tableaux (noir et blanc interactif).

Le professeur combine en permanence l’usage de ces tableaux (essentiellement pour l’exploitation des ressources Sésamath), avec l’idée que « c’est toujours en comparant différentes ressources qu’on peut se faire sa propre idée » ;

- Pierre explique qu’il utilise souvent l’espace entre les élèves et les tableaux pour des mises en scène du savoir à construire, où chaque élève a un rôle à jouer. Par exemple, pour répondre à la question :

« un segment est-il plus court si on enlève une extrémité ? », il fait aligner 10 élèves, l’un derrière l’autre, enlève l’un d’entre eux, et demande à la classe ce que l’on peut en déduire. Construction conjointe des ressources dans Sésamath et construction conjointe du savoir dans la classe (Sensevy

& Mercier 2007) semblent aller de concert.

Ce sont les phases de construction commune (de figures, de conjectures) que Pierre valorise, plus que les phases de validation. La séance de cours observée en classe de 6e est, par exemple, consacrée à l’étude du quadrilatère défini par les quatre milieux des côtés d’un quadrilatère quelconque. Les élèves, à ce niveau, n’ont pas les moyens de prouver que le quadrilatère obtenu est un parallélogramme, mais la validation vient de la discussion sur le caractère invariant par déplacement du résultat. On peut en inférer des éléments constitutifs du système documentaire de Pierre. Comme nous l’avons dit plus haut, la résolution de problèmes est pour Pierre au centre de l’enseignement des mathématiques. Nous retenons de plus ici que cette résolution de problèmes doit prendre pour Pierre la forme d’un travail conjoint du professeur et des élèves. Nous pouvons ainsi faire l’hypothèse qu’il perçoit l’apprentissage comme un processus d’usage et d’élaboration de ressources. Ainsi cette élaboration est dynamique, elle ne peut pas être entièrement planifiée et elle est collective.

Notons que Pierre et Corinne (Chap. 3), qui ont des ressources pivots communes (MeP, le manuel Sésamath) ont cependant des systèmes documentaires qui différent profondément : Pierre planifie très peu son enseignement tandis que Corinne accorde à cette activité une place très importante.

Pour Pierre, il est essentiel de proposer des énoncés qui vont permettre une démarche collective de résolution de problèmes (laquelle n’aboutira pas forcément à une solution experte) ; le souci essentiel de Corinne est de guider les élèves, pour qu’ils parviennent à une solution experte. Il y a, dans le cas de Pierre, une très forte interaction entre système de ressources communautaire et système de ressources individuel, entre travail documentaire pour l’association et travail documentaire pour ses

propres classes. On pourrait parler de symbiose (Sabra 2008) entre deux systèmes de ressources.

Cette situation est très particulière, du fait du moment que nous avons saisi, où le travail documentaire de Pierre pour l’association (produire un manuel de 6e) était en adéquation avec son travail documentaire pour lui-même (produire l’enseignement pour ses classes de sixième).

Comprendre les ressorts de la documentation au sein d’une association suppose sans doute de poursuivre l’étude, en suivant le travail documentaire de plusieurs membres de l’association engagés dans le même projet, et en suivant le travail documentaire de Pierre en classe de 6ème sur plusieurs années, au delà de la conception initiale du manuel de cette classe.

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