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En matière de conclusion : intentions, milieu institutionnel, style de pensée

Ressources des professeurs, dimensions collectives

8.4 En matière de conclusion : intentions, milieu institutionnel, style de pensée

Nous voudrions utiliser la petite étude empirique qui précède pour souligner l’aspect suivant. Nous cherchons à concevoir l’action conjointe du professeur et des élèves dans la classe d’une manière la plus proche possible de son effectuation matérielle concrète. Faire cela, c’est comprendre de quelle manière la genèse documentaire (Gueudet & Trouche Chap. 3, Chap. 7) conditionne, notamment à travers les intentions préalables et règles stratégiques qu’elle active, l’action in situ. L’attention portée à cette genèse déplace donc considérablement la centration : parler de la matérialité de l’action, c’est aussi nécessairement parler de son immatérialité, ou plutôt d’une autre immatérialité, celles des documents qui préfigurent l’action, sont reconfigurées par elle, et la préfigurent autrement en retour

8 Cela sera vérifié au sein du travail collectif d’après séance intégrant le professeur.

(Ligozat Chap.16). Ainsi, les genèses fondamentales de l’action didactique (chronogénèse, topogénèse, mésogénèse) ne doivent pas être conçues seulement en tant qu’ajustements plus ou moins subtils in situ, elles pourraient constituer elles-mêmes des catégories descriptives de ces mouvements de préfiguration (de l’action par les documents), de reconfiguration (des documents par l’action), et de repréfiguration (des « nouveaux » documents vers l’action réorganisée).

Mais il semble que les quelques éléments empiriques que nous avons versés à cette étude montrent autre chose : invoquer l’effectuation matérielle concrète de l’action, ce n’est pas placer au second plan les phénomènes de conceptualisation, c’est penser la nécessaire dialectique entre action et conceptualisation, entre documents et conceptualisation. C’est comprendre que l’appréhension d’un document n’est pas seulement produite dans une sorte d’anticipation uniquement centrée sur l’action à venir, elle est en grande partie le fruit, j’ai tenté de le montrer plus haut, d’un style de pensée, notion que Fleck précise comme suit :

« La perception visuelle directe d’une forme (gestalt) demande d’être expérimentée dans un domaine de pensée particulier : ce n’est qu’après de nombreuses expériences, éventuellement après avoir reçu une formation, que l’on acquiert la capacité de remarquer directement des sens, des formes, et des unités fermées sur elles-mêmes. Il est vrai que dans le même temps on perd la capacité de voir ce qui est en contradiction avec ces formes. Une telle disposition pour une perception dirigée constitue cependant l’élément principal du style de pensée. » (Fleck 2005, p. 161)

Les lignes qui précèdent nous semblent capitales pour quiconque veut saisir l’essence de

« l’économie cognitive » de nos actions. Une ressource donnée (dans nos exemples précédents le texte de la course à 20 ; le dispositif d’observation des lombrics ; le système complexe fourni par l’ingénierie sur la fable) peut ainsi se concevoir comme un réservoir de « formes », dont la perception, pour immédiate qu’elle soit, ne l’est qu’à l’intérieur d’un style de pensée donné. Ce n’est que parce qu’un professeur est formé et se forme dans l’attention aux problèmes didactiques potentiellement soulevés chez les élèves par une ressource donnée qu’il peut en venir, ainsi que l’explicite Fleck, à percevoir celle-ci quasi-uniquement dans cette perspective, ce processus supposant dans le même temps la scotomisation de ce qui ne relève pas de cet ordre de chose. C’est bien parce que

« l’attention aux conceptions des élèves » fonctionne comme un style de pensée, que la documentation de l’action et l’action elle-même vont se référer aux traitements des conceptions, et cela d’une certaine manière, pour le cas que nous avons présenté, au préjudice de l’enseignement et de l’apprentissage1. C’est aussi parce que le dispositif d’étude de la fable met au premier plan la centration sur des significations fortes qu’on veut voir appropriées par les élèves, et sur la relation concret-abstrait entre récit et morale, que certaines choses sont faites et d’autres mises au second plan, comme par exemple, dans le dispositif présenté, l’attention à la poésie et à la poétique de la fable étudiée.

Dans cette perspective, un style de pensée émane d’un collectif de pensée. Dans les cas étudiés, ce collectif est respectivement à trouver dans celui des professeurs (dimension générique de l’anticipation des comportements d’élèves pour la course à 20), dans celui d’une certaine didactique des sciences, et dans le petit nombre de personnes qui travaillent autour de la fable de La Fontaine.

Ces collectifs sont bien souvent virtuels (les deux premiers ci-dessus), dans le sens où ils ne présupposent pas l’interconnaissance, ni dans certains cas même l’interrelation des membres du collectif. Ces collectifs peuvent alors être considérés comme des institutions instables. Institutions parce que leurs effets sur les individus consistent bien à produire des catégories perceptives, affectives, et cognitives légitimes (Douglas 1999). Instables, dans le sens où les rites d’institution qui produisent et reproduisent les institutions comme telles peuvent manquer en grande partie ou revêtir certains aspects inédits. Quoiqu’il en soit, penser le travail documentaire comme accompli au sein d’institutions (même relativement instables) amène à rendre attentif aux rôles qu’elles jouent dans la production d’un document. Si, comme le proposent Gueudet et Trouche (Chap. 3), un document est produit par la recombinaison de ressources à laquelle un schème d’utilisation est associé, il faut penser à la fois ces ressources et ce(s) schème(s) au sein des possibles que les institutions autorisent, en prenant conscience d’autres possibles que ces institutions, parce qu’elles fonctionnent comme des styles de pensée, ne prennent pas en compte. Il y a bien une matérialité première des ressources, des documents, et donc de l’action, mais cette matérialité première n’a de sens que dans un style de pensée en tant que « disposition pour une perception dirigée ».

Références

1 Il s’agit alors d’un cas particulier du dysfonctionnement documentaire dont Chevallard et Cirade (Chap. 2) analysent la nature.

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Partie 3

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