• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 1. La Suisse : complexité de l’imaginaire identitaire

1.4 Synthèse

Si la « question des langues » et la « compréhension entre les communautés linguistiques » paraissent aujourd’hui être des thèmes majeurs dans la conception des relations entre les groupes linguistiques en Suisse, nous avons vu dans ce chapitre que ces sujets sont assez récents dans l’histoire du pays. En effet qu’il faut attendre la première Constitution de 1848 pour que le français, l’allemand et l’italien soient considérées comme des langues égales, l’esprit de l’article laissant tout de même

59

entendre que d’autres langues existent sur le territoire helvétique. Par ailleurs, le fait que le peuple ait adopté une Constitution en tant que Confédération et non pas en tant que nation aurait entraîné deux effets dans le rôle des cantons au sein de ce système confédéral: ils auraient hérité de la médiation entre la citoyenneté nationale et l’État national ainsi que de la responsabilité d’agencer un ordre des langues. Ceci aurait notamment permis d’éviter de poser la question des langues sur le plan fédéral. Particulière du point de vue de la reconnaissance d’un fait plurilingue dans un contexte européen de formation de nations unilingues, la Suisse n’aurait cependant pas échappé aux processus de construction des mythes nationaux qui ont alors cours à la même époque. Ainsi, la Suisse arrivera à s’imaginer comme étant la « plus vieille démocratie du monde », comme ayant une « existence exceptionnelle » (Historische Sonderexistenz) – conception elle-même à rattacher à la notion de Sonderfall (« cas particulier ») – et comme une Willensnation (« nation de volonté »). Au-delà, le principe d’« unité dans la diversité » aurait permis de rassembler les citoyens sous une histoire commune et sous un système confédéral, qui permettrait, en bout de ligne, l’intégration de la population.

La Première Guerre mondiale entraînera par la suite une volonté de créer une unité nationale, notamment par le plurilinguisme. En 1938, le romanche deviendra langue nationale, alors que les trois autres seront promues langues officielles, qui seraient devenues, en quelque sorte, des langues consacrées. Les années 1950 verront apparaître le concept de « minorité », qui apportera des modifications dans le paradigme des représentations des rapports entre les groupes. Les dynamiques relationnelles entre les groupes seront dorénavant perçues sous l’angle des inégalités numériques, engendrant des rapports de force entre majorité et minorité. Les débats sur la cohésion nationale aux lendemains des votations sur l’adhésion à l’EEE en 1992 font place aux appels en faveur de la compréhension et de l’« harmonie » entre les « communautés linguistiques ». Les notions de « minorités » et de « communautés linguistiques » seront entérinées dans la nouvelle Constitution de 1999, ce qui aurait par ailleurs pour effet d’occulter des rapports de force et de créer de nouvelles appartenances, construites autour d’un imaginaire romantique, où les langues seraient le miroir des communautés linguistiques. Tandis que ces nouveaux positionnements seraient loin de créer le rapprochement souhaité entre les communautés, il apparaît que les groupes linguistiques auraient aussi des « architectures linguistiques », ou des rapports à leur(s) langue(s), qui les amèneraient à des positionnements différents (politiques, conceptions de la place de l’étranger, appréhension de l’espace et du territoire, enseignement des langues).

60

La cohésion nationale serait néanmoins favorisée par la conception politique de la nation. Plus précisément, ce serait l’idée que le pays est construit à partir du consensus, ainsi que l’attachement à la culture politique, qui permettrait la cohabitation entre les groupes diversifiés. La conceptualisation de la nationalité suisse permettrait en outre aux différents groupes linguistiques de se sentir liés, notamment à travers la création de liens organiques fictifs qu’elle engendrerait.

Sur le plan des politiques migratoires, les craintes d’une partie de la population face à l’arrivée de populations étrangères après la Première Guerre mondiale amènent les autorités fédérales à adopter la LSEE en 1931, afin de gérer les flux migratoires. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le pays reçoit de nouveau, des travailleurs étrangers issus des pays limitrophes, mais aussi géographiquement plus éloignés, qui amèneront des politiques législatives selon des quotas ou des « cercles », qui laissent entendre qu’il existe différentes catégories d’étrangers selon leur degré de proximité ou d’éloignement géographique et culturel. La LEtr du 1er janvier 2012 encourage

dorénavant les étrangers à s’intégrer, et maintient cette distinction entre divers types d’étrangers, construite à partir de leurs pays de provenance.

Car si la LEtr semble favoriser les étrangers hautement qualifiés, elle entraînerait une fragilisation des conditions de séjour de ceux qui sont moins qualifiés ou provenant des pays situés en-dehors de l’Union européenne (certains pays de l’Union européenne sont par ailleurs l’objet de conditions d’entrée précises). Car, dorénavant, la prolongation du permis de séjour est liée aux compétences linguistiques qui deviennent ainsi un critère de sélection. Bien que ce soit le concept d’« intégration » qui ait cours depuis les années 1960, cette notion reste très proche de celle d’« assimilation » qui serait particulièrement exigée sur le plan linguistique. Certains auteurs estimeront que la conceptualisation statutaire et idéologique de l’ « étranger », en Suisse, favoriserait la cohésion de la collectivité.

Nous avons également vu que, dans le canton de Fribourg, le contexte bilingue a longtemps été dominé par le français, puisque la première Constitution de 1848 reconnaît la primauté de cette langue sur l’allemand. Aussi les deux langues seront soumises à un traitement inégal jusque dans les années 1950 – 1960, soit lorsque les germanophones du canton commenceront à exiger une meilleure représentation de leur existence sur les plans administratifs et légaux. Les résistances de certains francophones face au bilinguisme trouveraient leur explication dans la crainte de la « germanisation » du canton, crainte qui justifierait la non-protection linguistique des

61

germanophones du canton. Si chacune des communes semble gérer à leur manière leur bilinguisme, il apparaît que la distance entre les deux groupes représenterait un moyen, pour les germanophones, d’avoir un enseignement dans leur langue : les deux groupes auraient ainsi peu de contacts. C’est en 1990 que l’allemand et le français deviendront co-officiels, alors que la Constitution de 2004 entérinera le discours en faveur de la « compréhension » entre les deux groupes et du respect de l’usage des langues selon la territorialité. Enfin, sur le plan des politiques migratoires, si le Canton de Fribourg a adopté un politique active à l’égard de l’intégration des étrangers depuis 2004, la Nouvelle Loi sur l’intégration des migrants et des migrantes du 1er janvier 2012 précise que l’intégration est un

processus « réciproque », mais que les étrangers doivent dorénavant démontrer leur volonté d’intégration ainsi que leurs efforts en matière d’apprentissage de la ou des langues.

Ce portrait du contexte politique, identitaire, linguistique et migratoire du Canton de Fribourg nous incite à nous interroger sur les modalités de gestion du « bilinguisme » dans les petites villes, où l’on peut s’attendre à ce que les contacts quotidiens entre locuteurs de langues différentes soient étroits ou plus prégnants. La (les) langue(s) de la minorité numérique est-elle (sont-elles) prise(s) en compte par la majorité? De quelle(s) manière(s) les langues (et leurs locuteurs) y sont-elles traitées? Les groupes linguistiques coopèrent-ils, sont-ils en conflit ou vivent-ils dans une indifférence globale ? Comment y conçoit-on la présence de l’« autre » ? De la même façon, qu’en est-il des modalités « d’intégration », notamment par la langue, des personnes de nationalité étrangère allophones dans des communes où cohabitent des francophones et des germanophones? Les dynamiques locales entre les groupes linguistiques agissent-elles sur les processus d’insertion sociolangangiers et socioprofessionnels des « étrangers »? Au-delà, quelles sont les perceptions de chacun sur l’autre « étranger du dedans » et l’autre « étranger du dehors »?

Avant de pouvoir nous concentrer sur ces questionnements, il nous faut auparavant traiter de nos approches théoriques. Ce cadre théorique permettra non seulement de jeter un éclairage sur les mécanismes de construction de l’imaginaire suisse en contexte bilingue hors des grands centres urbains, mais de jeter les bases de nos positionnements analytiques ultérieurs.

62