• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 10 : RESULTATS DE L’ANALYSE MICROGENETIQUE

11.2 Synthèse générale

La caractérisation des séquences microgénétiques montre globalement une certaine cohérence entre celles-ci. Du point de vue des composantes du savoir, elles ne changent pas de manière linéaire au cours des séances entre enfants et éducatrice. Nos résultats montrent plutôt une succession en boucle où elles reviennent plusieurs fois, même si la situation « prescrite » se déroule de manière relativement linéaire, en plusieurs phases. Du point de vue des échanges de significations, en majorité, il est fréquent que le pattern de signification soit partagé, au T3 par exemple. Il l‟est moins au T1 avec plus de disparité. L‟état de la zone de compréhension varie également d‟une séance de LEE à l‟autre et particulièrement au T3 : dans un grand nombre de séquences, la zone de compréhension est en voie d‟être commune ou commune.

Serait-ce que le dispositif didactique fonctionne comme un facteur facilitateur de la co-construction ou de l‟action conjointe ? Nos résultats permettent de l‟avancer. L‟intérêt d‟un pattern partagé réside dans le fait qu‟il permet la mise en lumière ou l‟interprétation des significations de chacun des partenaires. Les interventions de l‟éducatrice se sont déroulées sous forme de guidage interactif (voir chapitre théorique point 3.5.3) ; elles renvoient aux gestes professionnels qui traversent toutes les séances de lecture émergente en interactions.

Par exemple l‟éducatrice donne la parole à l‟autre ; relance l‟enfant pour le pousser plus loin dans son raisonnement ; elle fait agir ou dire quelque chose de précis : montre-moi, assieds-toi etc. ; elle valide ou invalide un énoncé ; elle reprend un énoncé précédent pour mieux le comprendre ; elle réoriente les échanges de façons à ce qu‟ils aillent vers un autre composante du savoir. Par là, l‟éducatrice marque son souci de faire progresser l‟enfant de manière optimale dans la construction de ses connaissances littéraciques. Les résultats des bilans psycholinguistiques corroborés par ceux de l‟analyse microgénétique montrent bien que les enfants ont manifesté, dans les interactions en séances de LEE, des connaissances plus élaborées concernant la sémiographie à T3 par rapport à T1, dans la mesure où cette composante y est majoritairement traitée, renvoyant à un des objectifs central de la situation de LEE : le passage de la sémiopicturalité à la sémiographie.

Nos résultats de recherche permettent de constater que la pratique de lecture émergente apparaît favorable sur plusieurs aspects de l‟apprentissage de la littéracie : l‟enfant est impliqué dans les processus d‟enseignement/apprentissage de la littéracie, « il construit sa littéracie » dans un cadre de médiation approprié ; il est sollicité dans une modalité tout à la fois interactive, conjointe et guidée par l‟éducatrice, l‟incitant à participer à agir, réagir, interagir, s‟investir et s‟expliquer en donnant son point de vue. Ce type de critère a été souligné dans les résultats de recherche de Lancy (1994), liés à ce que représente le terme de littéracie, en tant que « processus du devenir lecteur et scripteur ».

167

La pratique de la lecture récréative, quant à elle, est peu interactive comme nous l‟avons documenté dans les pages précédentes. Soulignons cependant que ces deux pratiques de lecture LEE/LER, malgré les résultats plus positifs en LEE dans les bilans psycholinguistiques, ne sont pas à exclure mais peuvent se compléter.

Par ailleurs on pourrait se demander dans quelle mesure les gestes de l‟éducatrice, le guidage interactif qu‟elle pratique, représente un facteur important pour l‟apprentissage. Plusieurs gestes apparaissent en effet dans ses interventions, allant des repères explicites qu‟elle offre, de ses validations clairement énoncées, de ses reformulations à visée plus explicitement régulatrice ; autant de gestes facilitant ainsi la co-construction d‟une zone de compréhension commune (Saada-Robert & Balslev, 2004 ; Balslev, 2006 ; Balslev & Saada-Robert, 2007).

En rapport avec notre questionnement de recherche, comme nous venons de le souligner, nous retenons que les enfants du groupe de lecture émergente réussissent mieux aux bilans de connaissance narrative que les enfants du groupe de lecture récréative. Comment analyser ce décalage ? La nature de la situation didactique de LEE - le contrat didactique - semble jouer un rôle important, comme nous venons de le souligner plus haut. En effet, vu la dimension productive de la tâche, on ne devrait pas s‟attendre à ce que les résultats du groupe LEE soient inférieurs au groupe de LER puisqu‟ils portent sur une population engagée dans une situation éducative complexe. L‟objectif à court terme de cette situation– comprendre la fonction communicative de l‟écrit, s‟investir du rôle de lecteur et de scripteur, « lire » « écrire » un commentaire et prendre conscience de la nature représentative du signe graphique- étaient rendus aussi explicites que possible.

Il nous paraît important de revenir sur ce facteur de facilitation de la situation de LEE qui tient au rôle des interactions entre l‟éducatrice et le groupe d‟enfants. En ajustant ses questions aux réponses de l‟enfant, l‟éducatrice l‟amène peu à peu à son objectif, comme en témoignent nos résultats de l‟analyse microgénétique. Ces échanges de significations entre l‟éducatrice et les enfants permettent de savoir jusqu‟où ces derniers peuvent aller avec l‟aide de l‟adulte, dans la perspective vygotskienne fondée sur la notion de « zone proximale de développement » (Vygotski, 1985). Notons que l‟apport majeur de notre recherche réside à notre avis dans l‟essai d‟explicitation de ce qui se passe dans cette zone, notamment du point de vue de la constitution des significations conjointes entre éducateur et enfants (voir chapitre théorique point 4.1.1 Figure 1). Les résultats que nous avons obtenus nous permettent de constater que l‟activité proposée aux enfants du groupe LEE a contribué à développer leurs capacités potentielles en littéracie émergente. Cependant, si nous sommes convaincues que les facteurs évoqués plus haut jouent un rôle dans les résultats de notre recherche, nous ne pouvons pas, sur la base de cette seule expérience, déterminer le poids relatif de chacun d‟eux.

Dans l‟ensemble, les résultats pour la pratique de lecture LER font état d‟un pourcentage de réponses aux bilans plus élevé que ce que l‟on aurait pu attendre sur la base du résultat de LEE qui était, quant à lui, attendu. Ceci témoigne de l‟importance du rôle d‟incitation que peut jouer l‟éducateur dans le développement intellectuel du jeune enfant en IPE. Il y participe effectivement en aiguisant sa curiosité, en suscitant son désir de découvrir, d‟explorer et d‟apprendre, en le familiarisant à des situations d‟apprentissage variées lui

168

permettant ainsi de se confronter à des phénomènes et à des problématiques susceptibles de le conduire vers l‟intégration de nouvelles connaissances.

Le jeune enfant en Suisse et en particulier à Genève, a jusqu‟ici été fort peu observé en situation éducative en IPE, encore moins à travers des activités de « lecture » et d‟ »écriture », ce qui nous semble intéressant à l‟heure actuelle, compte tenu de l‟harmonisation de l‟âge d‟entrée à l‟école à 4 ans (HARMOS). Certes, la plupart des enfants sont sensibles à l‟écrit qui les entoure avant l‟entrée à l‟école, mais c‟est loin d‟être le cas pour tous. Il importe de conclure ici sur l‟importance de la lecture d‟album en IPE, objet à concevoir dans sa dimension iconique mais aussi en tant qu‟« écrit à caractère conversationnel » (Roux, 2005) et apportant un cadre permettant un dialogue cognitivement stimulant pour l‟enfant.

Dans le prolongement de Goigoux (2001), disons que la réalisation de toute tâche exige la mise en place d‟une activité cognitive complexe - comme d‟ailleurs notre dispositif de recherche- de par les degrés d‟abstraction langagiers élaborés progressivement (Dickinson &

Sprague, 2003 ; Saada-Robert et al., 2003 ; Gamba, 2005 ; Navarro-William, 2009). A cet égard, le développement cognitif devient comme une construction sociale (Vygotsky, 1985) et les médiations sociales comme un facteur important de cette construction (Roux, 2005). Si le langage est le moyen par excellence qui permet à l‟enfant d‟entrer en relation avec son entourage social et culturel, la dimension conversationnelle lui permet, plus particulièrement, d‟accéder à la globalité de l‟activité langagière (Veneziano, 1997, citée par Francis, 2005).

Ainsi, nos résultats de recherche ont mis en évidence que la médiation dans l‟interaction où l‟enfant passe d‟un plan interpsychologique à un plan intra-psychologique (Ducret, 2009 (Eds) ; Ninio & Bruner, 1978 ; Wertsch, 1979 ; Coll & Onrubia, 1994, cités par Brossard, 1998) semble jouer un rôle de premier plan dans la mesure où elle permet un

« accomplissement situé » de la cognition (Trognon, Saint Dizier & Grossen, 1999). Dans cette perspective, « l‟apprentissage dialogique » permet à la fois la mobilisation des ressources cognitives, sociales et communicatives et de ce fait permet leur enrichissement (Roux, 2007). Vu sous cet angle, le contexte préscolaire, défini par la prise en charge des enfants dans une IPE, constitue, en amont du savoir construit en milieu scolaire, un lieu où un nouveau savoir peut se construire, savoir à entendre comme « construction issue du travail interactif des sujets » (Grossen & Py, 1997, p. 222). Les travaux en Didactique comparée de plusieurs auteurs (Sensevy et al., 2005; Schubauer-Leoni, Leutenegger, Ligozat & Flückiger, 2008 ; Ligozat, 2009) soutiennent la thèse selon laquelle « on ne peut comprendre l‟action du professeur sans décrire celle des élèves ». Dans le cadre de la théorie de l‟action conjointe en didactique (Sensevy & Mercier, 2007), les contenus effectivement enseignés sont la résultante de l‟activité conjointe enseignant-élève au sein de la situation didactique (Leutenegger &

Ligozat, 2006), autrement dit un processus de co-construction des savoirs et des significations engagés dans l‟interaction (Saada-Robert & Brun, 1996 ; Mondada & Pekarek, Doehler, 2000). Par le biais des significations attribuées par l‟apprenant à son environnement, l‟apprentissage de nouvelles connaissances peut se faire. Ces significations découlent des connaissances antérieurement acquises et interviennent dès qu‟une nouvelle situation se présente à l‟apprenant. Réciproquement, toute nouvelle situation provoque une construction de significations authentique, résultante à la fois de la structure de la situation et des significations que l‟apprenant lui attribue (Saada-Robert & Balslev, 2004 ; Martinet, Balslev

& Saada-Robert, 2007 ; Balslev, Saada-Robert & Tominska, 2009 ; Navarro-William, 2009).

169

Tout en restant prudente quant au niveau de généralisation possible de nos résultats nous croyons pouvoir nous appuyer sur ces premières données pour étayer notre conception de l‟apprentissage de la littéracie en préscolaire. « Ce que certains ont appelé le bain d‟écrit » (Changkakotti, Meyer, Perregaux, Rieben, 1991) nous apparaît donc comme nécessaire, voire indispensable en début d‟apprentissage, à la condition cependant que le bain serve aussi, à travers le rôle de l‟adulte, à une réflexion métalinguistique portant sur la compréhension narrative et sur une prise de conscience de la nature représentative du signe graphique, ceci bien avant que le jeune enfant ne devienne lecteur et scripteur de manière conventionnée (Saada-Robert, 2003 ; Navarro-William, 2009) et pas seulement à la recherche du plaisir de communiquer.