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Synthèse de notre approche

Utilisation de l’esquisse numérique comme instrument de collaboration distante

1. Discussion générale

1.1. Synthèse de notre approche

Ce travail vise à mieux comprendre les mécanismes d’externalisation graphiques dans les activités cognitives complexes, telles que la conception. Il a pour point d’entrée la notion d’esquisse numérique. Dans la littérature scientifique, cette notion est abordée d’un point de vue essentiellement technocentré. Les verrous technologiques sont identifiés, mais peu d’études ont tenté de décrire de manière systématique ou approfondie l’impact cognitif de ce mode d’externalisation particulier.

Cette problématique nous semble d’actualité. En effet, nous assistons à un changement de paradigme dans notre rapport à l’informatique et au monde numérique. A l’heure actuelle, les dispositifs d’interaction s’écartent progressivement du paradigme dominant du « tout au clavier-souris ». L’apparition de systèmes multi-tactiles de plus en plus performants, la généralisation des smartphones et des tablettes tactiles, le développement d’interfaces à stylo nous invitent à considérer les opportunités, les contraintes et les nouveaux défis que posent ces systèmes en expansion. Les indices du marché font pressentir que l’hégémonie de l’ordinateur personnel est en perte de vitesse et que, même s’il gardera de nombreuses utilités pour des tâches de production, il sera dans un futur proche complété par de nombreuses technologies ubiquitaires aux modalités d’interaction variées80. Dans ce cadre, nous interrogeons spécifiquement la notion d’esquisse numérique et d’interaction au stylo électronique.

L’interaction à stylo n’est pas neuve : les démonstrateurs de Sutherland en 1963 basés sur le light pen font même du stylo électronique l’ancêtre de la souris. Cependant, les dispositifs développés, à quelques exceptions près, le sont souvent en suivant une approche exclusivement technologique, sans réelles études sur l’impact de ce mode d’interaction et d’externalisation sur l’activité cognitive des individus. Le stylo électronique est souvent considéré par défaut comme un dispositif efficace et aisé à appréhender : puisqu’il reproduit l’usage d’un instrument habituel et

« naturel » qu’est le crayon, son usage est posé d’emblée comme simple. Notre recherche vise à nuancer ces affirmations et à investiguer en profondeur les contraintes et les avantages de ce mode d’interaction.

80 L’annonce récente du retrait probable de la production de PC par HP, leader mondial, est un signe particulièrement révélateur de ce mouvement. L’avènement de l’iPad et l’essor croissant des diverses tablettes tactiles en est un autre : sans qu’elles répondent à des besoins précis lors de leur développement, elles connaissent un succès grandissant. Même si le clavier et la souris resteront probablement toujours des outils privilégiés et efficaces pour certaines tâches, notamment des tâches de production, l’avenir de l’informatique se situe probablement dans une diversification des modalités d’interaction avec les environnements numériques et virtuels, principalement pour les activités créatives et les tâches de vie quotidienne.

Ce travail a consisté en la réalisation de trois études complémentaires dans lesquelles ont été examinées et comparées l’esquisse papier, l’esquisse numérique, l’interprétation de l’esquisse et la modalité graphique de communication (figure 97). L’approche que nous avons menée repose sur les opportunités que nous avons eues tout au long de ce travail. La mise à disposition de logiciels et d’environnements innovants développés au LUCID, ainsi la mise en place d’un atelier collaboratif à distance entre l’Université de Liège et l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nancy, ont fourni les terrains nécessaire à nos approches empiriques.

Papier-crayon EsQUIsE Palette graphique SketSha

Synthèse des différentes situations comparées dans ce travail, distinguant les quatre types de situations observées en fonction des caractéristiques du dessin, des environnements dans lesquelles elles ont pris

place et des activités mobilisées par les concepteurs. Le schéma synthétise aussi les approches comparatives mises en place dans les trois études et l’activité principalement observée.

Ce travail vise à aborder différents volets. Nos questions portent avant tout sur la mécanique de la cognition externe en tentant de comprendre plus en profondeur comment l’activité cognitive tire parti des instruments mis à sa disposition pour être menée à bien. Dans ce cadre, nous avons souhaité étudier de plus près la conception préliminaire en architecture, qui est par essence une discipline externaliste : plans, modèles et dessins sont à la fois les produits et les outils de cette activité. L’esquisse numérique est un outil rencontré dans les laboratoires mais qui peine à intégrer la pratique architecturale courante, malgré toutes les vertus que ses développeurs lui prêtent. Ce type d’outils fournit une situation d’étude intéressante pour mieux comprendre les processus d’externalisation. Il fournit aussi un champ d’application concrète dans lequel nos travaux trouverons, nous l’espérons, une utilité pratique.

Nous abordons deux manières d’envisager le dessin numérique : comme instrument individuel de conception préliminaire, et comme instrument collectif d’annotation de documents. Nous tentons dans cette section de faire le pont entre ces deux types d’activités, qui nous sont apparues comme bien distinctes, malgré qu’elles mobilisent le même type de technologie de dessin numérique.

Une particularité de notre approche de la conception est son focus sur l’activité graphique. En effet, l’étude de la conception doit prendre un parti pour décrire les activités et choisir un point de vue particulier. Par exemple, la méthode du linkograph (Van der Lugt, 2000, Bilda et al., 2006, Bilda &

Gero, 2008) permet de suivre le fil des idées de conception. Tang et al. (2003) mesurent le niveau d’abstraction des dessins pour décrire l’activité et ses évolutions. L’originalité de notre approche est que nous observons et décrivons l’activité cognitive de conception par l’intermédiaire de la production de représentations externes et par l’identification des caractéristiques graphiques de ces représentations, contrairement aux approches classiques, qui l’appréhendent au travers des productions verbales des concepteurs.

Nous avons structuré nos questions de recherche autour de trois hypothèses, portant respectivement sur les caractéristiques graphiques des dessins numériques à main levée, sur l’apport de l’interprétation des croquis et sur le rôle de la modalité graphique comme vecteur de la collaboration. Ces hypothèses couvrent les questions principales relatives à la recherche et au développement dans le domaine du soutien à la conception sur base de croquis numérique. Dans cette section, nous développons les réponses globales à nos hypothèses. Nous abordons aussi d’autres problématiques spécifiques ayant émergé de nos observations, telles que la prise de décision en conception, le rôle de l’activité de mise au net ou encore l’affinement du concept d’esquisse de conception. Nous tentons aussi de décrire l’apport de ce travail dans le champ du design cognition. Enfin, nous dressons des pistes de recommandations pour le développement de dispositifs d’esquisse numérique avant de conclure sur les limites de notre travail et sur ses perspectives.

1.2. L’esquisse numérique n’est pas un dispositif intrinsèquement naturel. Il est porteur de contraintes.

A la lumière de nos études, l’hypothèse 1 de ce travail peut être validée.

Hypothèse 1 : le stylo électronique possède des contraintes propres, qui limitent les possibilités expressives et rendent le croquis numérique différent de l’esquisse papier-crayon.

"

En effet, nos observations montrent que l’esquisse numérique actuelle ne possède pas la même capacité expressive que les dessins sur papier-crayon traditionnels. Cette limitation de l’expressivité graphique est due à certaines contraintes du système, et en particulier à trois aspects.

La faible résolution du dispositif du Bureau Virtuel. Celui-ci comprend un projecteur suspendu et affiche une image en haute définition, comparable à celle d’un bon écran, mais sur une surface d’environ un mètre de large. Cette taille importante implique nécessairement que les pixels soient plus grands que sur un dispositif de plus petite taille tel qu’un écran d’ordinateur (ils sont environ deux fois plus grands qu’un écran standard). La taille des traits étant directement liée à la taille des pixels, ils sont relativement larges et en tous cas bien plus larges que des traits effectués à la pointe de crayon sur papier. Cette taille importante ne permet pas les nuances que l’on retrouve sur l’esquisse papier. L’utilisation d’autres dispositifs d’affichage et de capture permettrait sans doute de pallier en tout ou en partie ces problèmes : les tablettes écrans que nous utilisons parfois pour faire tourner nos logiciels possèdent la même résolution, mais sur un format A3. Sur ces tablettes, nous avons déjà observé dans d’autres contextes l’utilisation massive de texte et le tracé de dessins expressifs.

Des problèmes de calibrage. Sur le Bureau Virtuel, il peut y avoir un léger décalage entre la pointe du stylo et le curseur qu’il manipule. Ce décalage n’est pas nécessairement gênant pour

du dessin d’esquisse, mais est problématique pour l’écriture, composée d’une multitude de petits traits proches les uns des autres. De nouveau, d’autres dispositifs tels que les tablettes-écrans, permettent de pallier à ces problèmes de décalage.

Le manque de variété de traits autorisés par le système. Les différents traits sont de taille standard : deux pixels de large pour les traits de crayon virtuel et cinq pour les surligneurs. De même, la saturation des couleurs est constante et ne dépend ni de l’inclinaison ni de la pression du stylo. Certains dispositifs de dessin numérique, comme celui utilisé par Tang et al. (2010) et le système TraGeRe81, permettent de tracer des dessins qui sont visuellement très proches des croquis sur papier. Néanmoins, ces dispositifs se limitent à une approche purement graphique : les traits affichés sont composés de pixels « allumés » sur le dispositif. Mais l’interprétation du dessin nécessite de traiter un nombre limité de traits synthétisés et pas un nombre important de pixels. De même, pour garantir le transmission instantanée et cryptée du dessin par un simple réseau internet, la quantité d’informations doit être limitée à des paquets de données compacts, des traits synthétisés, pour garantir l’interaction en temps réel des espaces de travail distants.

Dès lors, la synthèse implique une certaine uniformisation des traits.

Ces limitations d’ordre technique impliquent une modification de l’activité de dessin dans le chef des concepteurs. Les dessins sont plus larges, comprennent moins de traits et ne cherchent pas une expression esthétique. Cette expression esthétique est souvent difficile à mettre en place dans des environnements d’esquisse numérique (voir Koutamanis, 2005). L’écriture est aussi compliquée à effectuer car la taille des traits, leur manque de variété et l’imprécision de la calibration ne supportent pas réellement le tracé de petits traits rapprochés, caractéristique de l’écriture. De plus, les traits d’écriture ne supportent pas bien les fonctions de zoom : sans reconnaissance et mise au net des caractères écrits, le zoom peut déformer fortement les éléments textuels. En conséquence, les concepteurs écrivent très peu, voire pas du tout, dans les environnements d’esquisse82. Les contraintes du système encouragent donc certains comportements et en découragent d’autres. Il est à noter que le dispositif n’empêche pas réellement d’écrire ou de tracer des dessins « fouillés ». Il rend ces actions plus difficiles, implique une plus grande concentration et une plus grande application. Dans un but d’efficience, ces comportements sont donc abandonnés par les concepteurs.

D’une manière générale, nos observations ont mis en évidence une certaine flexibilité cognitive, guidée par un rapport économique et une recherche d’efficience. En effet, les contraintes propres au dispositif d’esquisse numérique impliquent un certain « coût » pour l’activité de dessin.

• Comme évoqué, les possibilités expressives sont limitées dans les systèmes d’esquisse numérique, ce qui crée des contraintes pour l’activité comme la difficulté à effectuer certains types de dessins, engendrant un coût opératoire.

• Les croquis doivent être plus grands, ce qui engendre un coût physique pour les tracer, l’espace de travail étant plus proche du A0 que du A3 observé en conception sur papier-crayon.

• Compte tenu de ces contraintes et de la taille du dessin, l’activité graphique est plus lente sur croquis numérique, ce qui engendre un coût temporel.

81 Le programme TraGeRe pour « Tracé Générique Réaliste » est un projet de recherche mené au LUCID proposant de simuler dans un environnement numérique, notamment par la prise en compte de l’inclinaison et de la pression du stylo, l'interaction entre une mine de graphite et une feuille de papier. Ce projet a abouti à un démonstrateur permettant de rapprocher les possibilités expressive du dessin numérique de celles du dessin papier-crayon.

82 A noter que l’absence de texte dans nos observations doit être relativisée. En effet, ce type d’annotations est relativement peu fréquent en conception : Boujut et al. (2006) en comptabilisent environ 10% lors de leurs expérimentations, qui portent sur la conception mécanique, domaine dans lequel les concepteurs ne sont pas formés au dessin, contrairement à l’architecture. Le texte ne serait donc pas pratique courante pour concevoir de manière collective. Néanmoins, nous n’avons identifié qu’une seule annotation textuelle sur les 727 représentations comptabilisées dans l’étude 3, ce qui est largement en-deçà de la proportion observée par Boujut et ses collaborateurs.

Ces coûts sont mis en relation avec les bénéfices apportés par les dispositifs d’esquisse numérique. Dans les cas que nous avons observés, ils sont de trois ordres (voir chapitre 3, point 1.3).

• Des augmentations liées à l’interprétation du croquis, comme le modèle 3D auto-généré.

• Des augmentations liées au partage de croquis, comme la communication synchrone distante.

• Des augmentations liées au papier numérique, comme la gestion simplifiée de la superposition des calques et la transparence paramétrable.

Les opérations cognitives mobilisées par les concepteurs répondent à une logique d’efficience : si les coûts ou limitations associés à un comportement sont supérieures aux bénéfices que celui-ci procure, ce comportement tend à être abandonné. C’est ainsi que dans l’étude 2, nous avons remarqué que l’utilisation du dessin était très différente dans les trois situations comparées.

Pour le papier-crayon, l’esquisse est peu coûteuse, relativement naturelle et automatique. Outre cette immédiateté dans l’externalisation, elle permet un grand nombre d’avantages clairement identifiés dans la littérature : variation du niveau d’abstraction, réinterprétation, allègement de la charge mnésique, etc. (voir chapitre 2, point 3.3). Nous avons observé, dans les activités outillées par ces instruments naturels, une intense activité de dessin et un grand nombre de productions graphiques de toutes sortes.

L’esquisse numérique sans interprétation engendre un certain coût au dessin, compte tenu des contraintes évoquées plus haut. On observe une réduction progressive de l’activité de dessin et, à partir de la seconde moitié de l’activité, une disparition des esquisses conceptuelles au profit exclusif des esquisses synthétiques. Il semble que dans les premières étapes de la conception, les dessins conceptuels soient essentiels pour mener à bien l’activité. Malgré les contraintes manifestes sur le dessin, les productions graphiques sont nombreuses car elles permettent d’éprouver certains concepts, de générer des idées en toute liberté et de manière souple. Mais, dès que les bases du bâtiment sont définitivement choisies, la production de dessins change : les concepteurs ne tracent plus de croquis conceptuels mais centrent leur dessin uniquement sur des esquisses synthétiques. A mesure que le concept s’affine, les esquisses conceptuelles deviennent moins importantes et les bénéfices apportés par ce type de croquis ne parviennent pas à compenser le coût de leur production. Les esquisses synthétiques sont quant à elles maintenues, car leur rôle de fixation d’informations est nécessaire aux concepteurs.

Lorsqu’un retour d’interprétation est proposé au concepteur, sous la forme d’un modèle 3D dans notre cas, on ne constate pas de diminution de l’activité de dessin. En effet, certaines contraintes pèsent sur les dessins nets, qui ne peuvent être modifiés de manière récurrente, au risque de produire un modèle 3D erroné ou incomplet. Dès lors, la seule expression graphique possible est le dessin conceptuel. Malgré les contraintes liées à l’expression, ce média continue à être utilisé dans le cours de l’activité.

Il semblerait donc que l’activité de dessin d’esquisses en conception soit utilisée de manière flexible par les concepteurs et que sa mise en place soit soumise à un rapport entre les contraintes et le coût physique et cognitif d’une part, et les bénéfices pour l’activité d’autre part.

1.3. La présence de représentations externes auto-générées change