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LA SUPERIORITE DU BAIL COMMERCIAL SUR LES DROITS REELS

12. « Le droit réel c’est le pouvoir juridique qu’a une personne de retirer

directement tout ou partie des utilités économiques d’une chose60 ». On distingue

habituellement les droits réels principaux des droits réels accessoires61 qui, « portant

sur la valeur pécuniaire de la chose », constituent des garanties au service d’une

dette. En raison de sa fonction, cette catégorie de droits réels est exclue de notre propos.

En ce qu’ils portent sur la « matérialité de la chose62 », les droits réels principaux

peuvent quant à eux conférer à leur titulaire un droit d’occupation sur un bien. Ils sont traditionnellement subdivisés en deux catégories : le droit de propriété d’une part et ses démembrements d’autre part.

13. Défini à l’article 544 du Code civil comme étant « le droit de jouir et de

disposer des choses de la manière la plus absolue », le droit de propriété est le droit

réel le plus complet. Situé au confluent de courants de pens ée à la fois philosophiques, sociologiques et juridiques, le droit de propriété est nécessairement le reflet d’une certaine vision de la société et de l’individu63. A l’époque napoléonienne,

60 CARBONNIER J., Droit civil, les biens, PUF, coll. « Themis », 1èr e éd. 1956, , p. 39.

61 Cette dichotomie et cette terminologie ne figurent pas dans le Code civil. Elles résultent essentiellement de la doctrine. Les droits réels principaux sont annoncés à l’article 543 du Code civil qui dispose : « on peut avoir sur les biens, ou un droit

de propriété, ou un simple droit de jouissance, ou seulement des services fonciers à prétendre », qui traduit parfaitement

l’idée de pouvoir direct et immédiat sur la chose. Les droits réels accessoires figurent quant à eux au Livre IIIème (Des différentes manières dont on acquiert la propriété) et l’article 2092 du Code civil, qui dispose : « quiconque s’est obligé

personnellement est tenu de remplir son engagement sur tous ses biens mobiliers et immobiliers, présents et à venir »

exprime l’idée de service de la dette.

62 CARBONNIER J., Droit civil, les biens, PUF, coll. « Themis », 1èr e éd. 1956, p. 40.

63 « Pas plus qu’une institution de la vie sociale, le régime de propriété n’est absolument immuable, et l’histoire en

il était un droit absolu64, exclusif65, perpétuel66 et inviolable67. Depuis le Code civil, les prérogatives accordées aux propriétaires ont certes perdu de leur éclat originel68, mais l’esprit individualiste demeure69.

Comparée à l’esprit communautaire qui caractérise un centre commercial, cette conception essentiellement individualiste fait du droit de propriété un droit inadapté. En effet, un centre commercial n’est pas une simple juxtaposition de locaux à usage commercial. Il rassemble des unités qui, chacune, « exerce une attraction propre et

bénéficie en retour de l’attraction conjuguée des autres unités70 ». Sans pour autant

exiger des commerçants qu’ils renoncent à toute forme d’autonomie et de liberté, le centre commercial, par sa nature et sa fonction, implique parfois que l’intérêt général du centre prime les intérêts individuels.

Or cet objectif s’avère plus délicat à atteindre si les commerçants sont investis, sur leur cellule propre, de la plénitude des attributs du droit de propriété, à savoir le droit d’en user (usus), d’en tirer tous les fruits (fructus) et d’en disposer (abusus). Pourtant, il existe en droit français des modes d’organisation de la propriété collecti ve.

64 A l’époque révolutionnaire et ultérieurement au cours du XIXème siècle , cet absolutisme du droit de propriété fit pourtant l’objet des plus vives controverses entre les protagonistes du courant négateur, tels Pierre -Joseph PROUDHON (« La

propriété, c’est le vol », in Qu’est-ce que la propriété ?, 1840) et ceux du courant conservateur mené notamment par

THIERS, qui fondent le caractère absolu du droit de propriété sur le droit naturel ou la volonté divine ( De la propriété, 1848).

65 « Il est de l’essence de la propriété d’appartenir à un seul » (MIRABEAU) – Le droit de propriété est « essentiellement

exclusif » (MALLEVILLE).

66 Le caractère perpétuel du droit de propriété ne figure pas dans la définition de l’article 544 du Code civil. Il se manifeste néanmoins dans l’abolition des retraites en 1790 et la prohibition des substitutions. La jurisprudence en tirera la règle selon laquelle « la propriété ne se perd pas par le non usage » (Cass. Req., 12 juillet 1905, D.P. 1907, 1, 141, obs. POTIER – S. 1907, 1, 273, note WAHL – Les grands arrêts de la jurisprudence civile, CAPITANT H., TERRE F., LEQUETTE Y., Dalloz, 1991, 9ème éd.).

67 « La propriété est inviolable. Napoléon, lui-même, avec les nombreuses armées qui sont à sa disposition, ne pourrait

s’emparer d’un champ » (Déclaration de Napoléon au Conseil d’Etat, 18 sept. 1809, à l’occasion de l’examen du projet de loi

sur les mines).

68 La limitation au droit de reprise d’un bien loué, le plafonnement de la hausse des loyers et la multiplicité des droits de

préemption sont autant d’atteinte à l’usus, au fructus et à l’abusus.

69 Comme en témoignent notamment l’essor de la propriété individuelle et la généralisation du terme « propriété » qui s’accorde aujourd’hui aussi bien avec les biens corporels classiques (meubles ou immeubles) qu’avec les biens et droits incorporels (on parle indifféremment aujourd’hui des propriétés littéraire, artistique, industrielle et de la propriété commerciale).

70 Charte CNCC – Bailleurs – Locataires : recommandations concernant les relations entre bailleurs et locataires des

14. Le développement de la propriété collective. - Employer le terme de

propriété collective après avoir souligné le caractère essentiellement individualiste du droit de propriété peut sembler contradictoire. Cependant, les rédacteurs du Code civil eux-mêmes n’ont pu y échapper. La propriété collective est avant tout un fait incontournable (indivision post mortem, copropriété, mitoyenneté) qu’il a fallu organiser, sans pour autant renoncer à la conception individualiste71.

Depuis deux siècles, l’explosion démographique des villes et le formidable essor de la personnalité morale ont fait entrer la propriété collective dans les modes désormais classiques de détention des biens. Toutefois, si l’organisation de cette détention est collective, il n’en demeure pas moins que ses protagonistes restent attachés à la propriété individuelle72, en attestent les contentieux en matière de copropriété immobilière notamment, où les copropriétaires se considèrent au premier chef propriétaires exclusifs de leur appartement et accessoirement copropriétaires des parties communes, associés en tant que tels à leur gestion et leur entretien.

Ce paradoxe de la propriété collective est une caractéristique importante sur laquelle nous reviendrons au cours des développements qui vont suivre, car elle permet d’expliquer les limites de cette forme d’organisation. Les deux formes les plus répandues de propriété collective sont l’indivision et la copropriété des immeubles bâtis. S’y ajoute la division en volumes qui, bien que ne constituant pas une propriété collective au sens strict, est aujourd’hui un mode d’organisation d’ensembles immobiliers détenus par plusieurs entités. L’indivision, en tant que mode d’organisation d’un centre commercial, n’est toutefois guère envisageable.

71 Dans le Code civil de 1804, l’indivision est conçue comme temporaire (art. 815 C. civ.), la propriété par étages y est

tolérée mais non organisée (ancien art. 664 C.civ. abrogé par la loi du 28 juin 1938).

72 Monsieur Jean-Philippe LEVY explique cet attachement à la propriété de la façon suivante : « Tant que la société ne sera pas parfaite, elle (la propriété) répondra à un des besoins profonds de la nature humaine, et dans certains cas la propriété, au moins un minimum de propriété, apparaîtra comme l’ultime refuge, comme seule capable de garantir la sécurité et la liberté » (LEVY J-P, Histoire de la propriété, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 1972).

15. Inadaptation de l’indivision. - Tout d’abord, l’indivision s’oppose à

l’attribution de parties privatives de l’immeuble aux indivisaires. Chaque commerçant serait donc propriétaire d’une quote-part de l’ensemble du centre commercial sans être propriétaire d’un local précis. L’exploitation de chaque cellule par un commerçant nécessiterait donc de lui conférer un droit de jouissance sur un local en particulier. L’indivision à elle seule ne permet donc pas d’organiser un centre commercial.

De surcroît, l’indivision a un caractère essentiellement provisoire, le partage pouvant être provoqué à tout moment à l’initiative d’un coindivisaire73 (sous réserve d’une convention d’indivision). Ce droit au partage est un facteur important d’instabilité, qui est incompatible avec l’exercice d’une activité commerciale dont la réussite suppose au contraire la pérennité du droit d’occupation du local. Enfin, la règle de l’unanimité requise pour les actes de disposition constitue un obstacle dirimant74.

L’indivision étant impropre à l’organisation des centres commerciaux, la copropriété et la division en volumes constituent les seuls modes alternatifs de propriété collective envisageables. Mais dont-ils adaptés pour l’organisation d’un centre commercial ?

73 Art. 815 C. civ. : « Nul ne peut être contraint à demeurer dans l’indivision et le partage peut être toujours provoqué, à moins qu’il n’y ait été sursis par jugement ou convention ».

74 Depuis la réforme intervenue le 23 juin 2006, les actes d’administration et certains actes de disposition sont certes soumis

à la règle de la majorité (2/3) et plus de l’unanimité, mais cette dernière est toujours requise pour la vente de l’immeuble indivis.