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La dépendance à l’égard d’un membre du centre commercial

159. Il n’est guère contestable qu’à l’intérieur d’un centre commercial,

chacun dépend plus ou moins des autres. Le courant de clientèle drainé par l’hypermarché, les moyennes surfaces, la notoriété très forte d’une enseigne… profite à chacun des exploitants. Inversement, le non respect par tel ou tel des règles communes (horaires d’ouverture, de livraison, propreté…) porte préjudice à tous.

Cette interdépendance des membres d’un centre commercial n’a toutefois jamais conduit la doctrine ou la jurisprudence à douter de l’appropriation par chacun d’un fonds de commerce. Ce consensus général n’a rien d’étonnant. A la différence du concept de « magasin collectif d’indépendants »313, le centre commercial n’instaure jamais une intégration ou une discipline telle que l’on puisse être tenté d’y voir un e sorte d’« établissement enseigne ».

160. La situation n’est pas très différente lorsque la dépendance d’un ou de

plusieurs membres du centre à l’égard d’un autre membre se révèle marquée. De ce point de vue, le rôle de « locomotive » ordinairement prêté à l’hypermarché n’a, à lui seul, jamais suggéré que les exploitants de la galerie marchande n’étaient titulaires d’aucun fonds. S’ils trouvent généralement profit de leur voisinage avec la grande surface, liberté leur est laissée de conquérir et de développer une clientèle personnelle. Même si la remarque relève plutôt de l’ordre de la contestation, Marie- Laurence Sainturat a raison de distinguer selon que le commerçant est implanté à l’extérieur ou à l’intérieur d’un autre établissement314. En droit positif, ce n’est, en pratique, que dans ce dernier cas que la contestation de la propriété d’un fonds de commerce s’est développée.

313 Supra. Il y a, à cet endroit, lieu de rappeler que nonobstant la situation de quasi i ntégration caractéristique du concept, le

législateur affirme que les membres du magasin collectif sont propriétaires de leur fonds de commerce (article L. 125 -1 du Code de commerce)

A cette fin, la jurisprudence prend appui sur deux fondements315. Le premier, relativement original, est tiré de l’absence d’autonomie de gestion (§1) ; le second, beaucoup plus classique, est tiré de l’absence de clientèle personnelle (§2). Longtemps confondus, ces deux fondements apparaissent désormais distincts l’un par rapport à l’autre. Mais si l’interprétation du premier semble devoir être assez vague, celle du deuxième se révèle aujourd’hui plutôt favorable au locataire.

§ 1 – L’exigence d’une autonomie de gestion

161. Une exigence récente. - La mise en relief de l’absence d’autonomie de

gestion des locataires au soutien du refus du droit au statut n’est pas très ancienne en jurisprudence. Initialement, elle pouvait d’ailleurs sembler n’être qu’un moyen de preuve de l’absence de clientèle propre. Comment, en effet, un commerçant peut -il attirer une clientèle personnelle s’il ne dispose d’aucun moyen à cette fin ? Depuis un arrêt du 5 février 2003, la condition d’une autonomie de gestion apparaît en revanche assez clairement comme étant constitutive d’une exigence distincte316. Bien que sa raison d’être soit à vrai dire très peu explicitée, il semble qu’elle se rattache à l’idé e selon laquelle une activité doit, pour être véritablement commerciale et conférer à celui qui l’exerce la qualité de commerçant, revêtir un caractère d’indépendance suffisant.

162. Appréciée sévèrement par les juges. - Dans l’appréciation de

l’autonomie de gestion, la jurisprudence s’est souvent montrée plutôt sévère. Ainsi a- t-elle refusé le bénéfice du statut à un marchand de crêpes exerçant dans un stand

315 Auxquels s’ajoute celui relatif à l’emplacement, cf. supra.

316 Cass. 3ème civ. 5 février 2003, n° 01-16672, « Le statut des baux commerciaux, indique la Cour, est applicable nonobstant la qualification que les parties ont donnée au contrat, à tout local stabl e et permanent disposant d’une clientèle personnelle et régulière et jouissant d’une autonomie de gestion. » D. 2003, p. 973, note Y. Rouquet ; RTD com 2003, obs. J. Moneger.

installé sur la terrasse couverte d’un café317. Sans doute le bailleur était-il, en l’espèce, propriétaire du matériel d’exploitation du preneur. De même fournissait-il l’eau et les ingrédients nécessaires à la préparation des crêpes. Mais il était à notre sens excessif d’affirmer sans nuance que l’intéressé ne jouissait d’« aucune

autonomie de gestion » alors que, d’une part, le preneur pouvait vendre les crêpes aux

passants de la rue et non seulement aux clients du café ; d’autre part que la gestion d’une exploitation comporte d’autres versants (politique de prix, gestion financière, ressources humaines…) que ceux mis en avant par la Cour de cassation.

Peut-être faut-il y voir la raison pour laquelle l’expression « autonomie de gestion » n’a plus cours depuis quelques années, mais est remplacée par celle de « contraintes

incompressibles avec le libre exercice » de l’activité318. La formulation fait, en effet,

une meilleure place à la liberté du juge. Rien, cependant, ne permet de voir dans ce glissement sémantique une évolution favorable ou défavorable au locataire319.

Tel n’est pas le cas de l’exigence traditionnellement requise d’une clientèle personnelle.

§ 2 – L’exigence d’une clientèle personnelle

Sauf à remettre en cause la construction juridique du fonds de commerce, l’exigence d’une clientèle personnelle du locataire n’est pas en elle-même critiquable. Autre chose est, en revanche, de démontrer concrètement que cette exigence est satisfaite. L’analyse des nombreuses décisions rendues au cours du siècle passé témoigne de la difficulté.

317 Cass. 3ème civ. 1er octobre 2003, D. 2003 p. 2576 ; JCP E 2003, 1665 note J. Moneger.

318 Cass. 3ème civ. 14 janvier 2005, JCP E 2005, 826, n° 13 obs. H. Kenfack ; D. 2006 p. 926 obs. L. Rozes. 319 Voir par exemple Cass. 3ème civ. 5 septembre 2012, RTD com 2013, p. 62 obs. F. Kenderian.

163. Démonstration de l’existence d’une clientèle personnelle. -

L’inclusion matérielle du point de vente au sein d’un établissement plus vaste peut conduire le commerçant à vivre une sorte de « symbiose parasitaire »320. Mais il arrive que la clientèle s’adresse au sous-exploitant en raison du talent personnel mis en œuvre pour la conquérir. Pour pouvoir trancher, la jurisprudence était ainsi conduite à dresser un « bilan » recensant les éléments favorables ou défavorables au locataire. A l’encontre de ce dernier, elle relevait par exemple l’absence de liberté pour conquérir le client321, ou l’absence d’usage de cette liberté322. Témoignaient au contraire, en sa faveur, la présence d’éléments d’individualisation de l’exploitation323, ainsi que l’existence d’une situation de concurrence observée entre l’exploitation principale et la sous-exploitation.

L’on mesure néanmoins les limites de l’exercice. La première réside dans la difficulté d’établir le bilan lui-même. Comment, en effet, être certain d’avoir correctement recensé les éléments de comparaison ? Sans doute, en cas de litige, appartient-il aux parties de faire valoir leurs arguments respectifs. Mais une deuxième limite résulte de l’hypothèse dans laquelle l’examen comparatif fait apparaître une situation de quasi - équilibre. Ce cas n’est probablement pas rarissime car nul ne peut prétendre mesurer avec précision le poids respectif des éléments retenus.

164. Introduction puis abandon du critère de prépondérance. - Campée

sur une ligne sévère reposant sur le caractère dérogatoire et donc d’application étroite du statut, la Cour de cassation exigeait depuis 1970 que le locataire établisse l’existence, non seulement d’une « clientèle propre », mais aussi « prépondérante » par rapport à celle de l’établissement principal.

320 Boccara, note sous Cass. Ass. plén. 24 avril 1970, JCP 1970 II 16489.

321 Interdiction de toute apposition d’enseigne, assujettissement à des normes d’aménagement précises, identité des horaires

d’ouverture… ; voir par exemple Cass. 3ème civ. 9 juillet 1979, D. 1980, p. 64. 322 Cass. com 3 février 1970 D. 1970, p. 626.

323 Spécialisation très poussée de l’activité, enseigne propre… Voir par exemple CA Paris 17 décembre 1981, RDI 1983, p.

Cette preuve d’un caractère prépondérant de la clientèle propre au sous-locataire n’a plus désormais à être apportée. Dans un arrêt du 19 mars 2003, la Cour de cassation dispense expressément les juges d’avoir « à rechercher si (la) clientèle personnelle

dont (ils) constataient souverainement l’existence était prépondérante »324.

La décision a très généralement été approuvée par la doctrine325 et saluée comme une « bouffée d’oxygène » pour les sous-exploitants. Qu’importe, en effet, que le courant de clientèle personnelle soit important ou marginal. Concrètement, il est même possible de se demander s’il ne suffit pas qu’il soit concevable en-dehors de l’établissement principal.

324 Cass. 3ème civ. 19 mars 2003, D. 2003 p.2749, note H. Kenfack ; RTD com 2003 p. 276, obs. J. Moneger. 325 H. Kenfack précité

CONCLUSION :

165. Le bail commercial est la convention la plus répandue dans les centres commerciaux. Cette position hégémonique s’explique par le fait qu’il constitue à notre sens l’outil juridique d’organisation le plus approprié, comparé aux droits réels et aux autres droits personnels. Après avoir démontré, par l’analyse du fonctionnement de la copropriété et de la division en volumes, que les attributs du droit de propriété sont sources de blocages et de contraintes incompatibles avec le fonctionnement d’un centre commercial, et que le bail commercial par sa souplesse, sa stabilité et son statut organisé, est incontestablement mieux ada pté que la concession immobilière, la convention d’occupation précaire et l’attribution en jouissance, nous comprenons qu’il soit particulièrement recherché.

Mais nous avons également pu démontrer que le succès du bail commercial dans les centres commerciaux est aussi le résultat d’un droit impératif, dont le domaine a été progressivement élargi par les textes et la jurisprudence.

Ce succès n’eût toutefois pas été possible si le régime du bail commercial n’avait pas été adapté aux spécificités des centres commerciaux.

Partie 2 - Le régime dérogatoire du bail commercial dans les