• Aucun résultat trouvé

La dépendance à l’égard d’un tiers au centre commercial

153. Il suffit de parcourir une galerie marchande pour s’apercevoir qu’une

fraction significative d’exploitations, parfois même la majorité d’entre elles, sont membres de réseaux de franchise. La raison en est simple : quel qu’il soit, le propriétaire d’un centre commercial recherche toujours la présence d’entreprises de forte notoriété, tandis que, de leur côté, les représentants de ces enseignes sont toujours en quête d’emplacements situés dans des zones de fréquentation importante.

Or, parmi les multiples sources de contentieux que les réseaux de franchise ont dû affronter au cours des deux dernières décennies, l’un – et non le moindre – est relatif à la titularité de la clientèle exploitée par les franchisés288. L’enjeu était, en effet, essentiel. On sait le rôle déterminant de la clientèle dans la construction juridique du fonds de commerce289. Mais à contester qu’une franchise fût titulaire d’une clientèle personnelle (§1), on lui refusait tout droit à la propriété d’un fonds et corrélativement toute vocation au bénéfice du statut des baux commerciaux. Toutefois, plus que la rigueur de l’analyse, c’est bien, selon nous, cette conséquence pratiquement inopportune qui a conduit la jurisprudence à combattre la contes tation et à affirmer l’existence d’une clientèle propre au franchisé (§2).

§1 – La contestation de l’existence d’une clientèle propre au franchisé

154. Genèse du critère de personnalité de la clientèle. - L’exigence d’un

clientèle, qualifiée selon les cas de « personnelle », d’« autonome » ou encore de

288 CA Paris, 6 février 1996, D. 1997, Somm. P. 57, obs. D. Ferrier, RDI 1996, p. 289 obs. J. Derruppé, JCP G 1997, II,

22818, note Boccara ; Paris 4 octobre 2000, D. 2001, p. 380, obs. A-L Monéger-Dupuis et p. 1718 note H. Kenfack ; Cass. 27 mars 2002, D. 2002, p.2400, obs. H. Kenfack, RTD Com. 2003, p. 273, obs. J. Moneger ; Contrats, concurrence, consommation, 2002, com. 155, L. Leveneur.

289 Cass. Req 15 février 1937, DP 1938, 1, p. 13, S. 1937, 1, p. 169, note Rousseau ; Sur l’ensemble de cette construction

juridique et les limites dont elle fait l’objet, voir P. Le Floch Le fonds de commerce, Essai sur le caractère artificiel e la

« propre » au commerçant, découle en droite ligne de l’analyse juridique traditionnelle de la propriété du fonds de commerce290. « Les mots, écrit Ripert,

donnent confiance. Le droit du commerçant (sur son fonds) a été baptisé propriété. Comme il existait déjà des propriétés incorporelles, l’expression n’a étonné

personne »291. Elle n’était désormais plus un raccourci prenant sa source dans la

transmissibilité objective du droit du commerçant. Elle reposait, en outre, sur la constatation selon laquelle la création du fonds de commerce s’accompagne toujours plus ou moins d’une activité inventive292. La « propriété du fonds de commerce » désignait ainsi un droit de clientèle293, droit comparable à celui du titulaire d’un brevet sur son invention, à ceci près, notamment, que la création était, en l’occurrence, celle d’une exploitation commerciale.

Parmi les conséquences attachées à cette analyse, l’une – a priori cohérente – est de refuser de reconnaître la propriété d’un fonds de commerce à l’exploitant dont le chiffre d’affaires est essentiellement le fruit du travail et de l’ingéniosité d’un tiers. De très bonne heure, la jurisprudence s’est prononcée en ce sens. Les premiers litiges sur lesquels elle eût à statuer sur ce sujet opposaient les buffetiers de gare de chemins de fer à la Compagnie des Chemins de Fer elle-même294. Mais par la suite, les tribunaux ont appliqué la même solution à des restaurants situés à l’intérieur d’un club de golf295 ou dépendant d’un grand magasin296, au comptoir de change ouvert dans un hôtel297, au cinéma dépendant d’un établissement thermal298. Dans la plupart

290 P. Le Floch, op cit.

291 Aspects juridiques du capitalisme moderne, LGDJ 1946 p. 180.

292 Voir Escarra et Rault, Principes de droit commercial, Sirey 1934 T1, p. 483 n° 463 ; voir également Julliot de la

Morandière « La propriété commerciale », Rapport de la Commission d’Etudes Législatives, in Bulletin d’études législatives 1922-1923, p. 296.

293 Voir notamment Roubier, Droits intellectuels ou droits de clientèle, Rev. Trim. Dr. Civ. 1935, p. 251s, J. Guyenot, Cours de droit commercial, Litec, Paris 1968, n° 34, p. 305 ; Houin et Pedamon, Droit commercial, Dalloz 7ème éd., p. 212, n°188. 294 CA Paris, 19 mars 1923, DP 1923.2, p. 61, note EDJ ; Trib. Civ. Seine 10 juin 1929, DP 1929.2, p. 135, note Waline ;

Cass. civ. 24 juillet 1941, D.C. 1943, p. 69 note Waline.

295 CA Pau 2 juillet 1959, Gaz Pal 1959.2. somm. p.12. 296 TGI Seine 13 juin 1964, Rev. Loy. 1964, p. 431, obs. Viatte. 297 Trib. Civ. Seine 2 avril 1951, D. 1951, p. 424.

des cas, il s’agissait pour les exploitants de réclamer le bénéfice de la propriété commerciale. Pour le leur refuser, les propriétaires ont toujours relevé qu’ils n’établissaient par avoir personnellement attiré le client et qu’à défaut d’être titulaires d’une clientèle personnelle, ils ne pouvaient prétendre être propriétaires d’un fonds exploité dans les lieux.

155. Exclusion des franchisés sur le fondement de l’absence de clientèle

personnelle. - Mais dès lors qu’en droit positif, doit être considéré comme

propriétaire du fonds de commerce celui qui par « son travail, son industrie, son sens

des affaires et de la concurrence »299 a « inventé l’entreprise »300, la question de la

titularité du fonds de commerce exploité par le franchisé ne pouvait être durablemen t passée sous silence301. Sans doute fallait-il se garder de toute réponse uniforme. Selon que la protection du franchiseur consiste simplement à procurer à son partenaire quelques moyens concurrentiels ou à créer l’exploitation dans l’essentiel de son pouvoir d’attraction de clientèle, la réponse ne doit pas être la même. Mais, précisément, l’analyse de nombreux contrats de franchise, ainsi que celle de leur exécution montre qu’il n’est nullement exceptionnel qu’un franchiseur puisse être regardé comme l’inventeur ou le créateur du point de vente exploité par son franchisé302.

Ces considérations avaient autrefois trouvé un écho favorable en droit positif. Un arrêt de la Cour d’appel de Montpellier, en date du 19 janvier 1962303 avait refusé à

299 Cass. com. 3 février 1970, Bull civ IV p.42 n°42, D. 1970 p.626. 300 Cass.3e civ. 25 avril 1972, Bull civ. III n° 252, p. 180.

301 Pendant de nombreuses années, la question a été tranchée par voie de simple affirmation. Voir par exemple A. Rolland, La situation des concessionnaires et des franchisés membres d’un réseau commercial , Thèse Rennes 1976 : « La reconnaissance de la propriété du fonds au profit des concédants et des franchiseurs équivaudrait à priver (…) les concessionnaires et les d u bénéfice de la propriété commerciale. Le fait que les concessionnaires et les franchisés soient titulaires d’un dr oit au bail ne doit pas être remis en cause par la conclusion d’un contrat de distribution exclusive. Dans cette hypothèse, la propriété du fonds doit être considérée comme un fait tangible . », p.116, note I.

302 Derrière la concession du droit à l’enseigne, le franchiseur met le plus souvent à disposition du franchisé l’ensemble de

son savoir-faire caractéristique du concept de point de vente : sélection et aménagement du local, politique de prix et de communication, formation et recrutement du personnel, méthodes de production et de vente des biens et/ou des services, solutions financières…

l’exploitant d’un établissement scolaire, porteur de l’enseigne et des méthodes d’enseignement Pigier, le droit au renouvellement de son bail au motif que « ne

pouvant invoquer sur cette clientèle ni le droit du créateur ni celui de l’acquéreur définitif, (le locataire) ne pouvait à défaut de la propriété de cet élément incorporel essentiel à l’existence d’un fonds de commerce, en l’occurrence d’un établissement d’enseignement, qu’est la clientèle ou l’achalandage, se dire juridiquement propriétaire de l’établissement litigieux ni avoir vocation au renouvellement du bail des locaux où il s’abrite ». En son temps, la décision ne suscita qu’assez peu de

commentaires et finit même par tomber plus ou moins dans l’oubli304.

Un arrêt plus récent de la Cour d’appel de Paris renoua cependant avec éclat avec cette jurisprudence de la Cour d’appel de Montpellier. Dans cette affaire, la Cour de Paris refusa à son tour à un franchisé Avis le bénéfice du statut des baux commerciaux, au motif qu’en l’espèce, l’intéressé avait une clientèle totalement dépendante du franchiseur. « Ce qui, pour la Cour de Paris, attire la clientèle d’un

prestataire de service franchisé ou concessionnaire, c’est la « charte » de la marque, qui se traduit par la proposition de contrats-type qui garantissent le principe d’une

exécution sans aléa »305.

Cette décision fit l’objet de critiques quasi unanimes de la doctrine306 et donna très rapidement lieu à un revirement complet de jurisprudence.

304 Voir cependant F. Givord, note sous la décision D. 1963, p. 172. Il faut aussi reconnaître que s’agissant d’un

établissement d’enseignement, point n’était besoin d’entrer dans le débat relatif à la propriété du fonds de commerce pour reconnaître à l’exploitant un droit au statut. Ce droit s’évince tout simplement de la lettre de l’article L. 145 -2 qui énonce, sans autre condition, que le statut s’applique aux « baux des locaux ou immeubles abritant des établissements

d’enseignement ».

305 CA Paris 6 février 1996, JCP 1997 II 22818, note B. Boccara.

306 Voir notamment B. Boccara, précité ; D. Ferrier D. 1997, somm. p. 57 ; J. Derruppe RDI 1996, p. 289 « le franchisé a-t-il encore une clientèle et un fonds de commerce ? » ; AJPI 1997, p. 1002 ; RTD Com 1006, p. 237 ; D. Baschet, La franchise est en deuil., Gaz Pal 31 mai 1996.

§ 2 – L’affirmation de l’existence d’une clientèle propre au franchisé

156. Revirement jurisprudentiel. - Dès l’année 2000, la Cour d’appel de

Paris, dans deux décisions du même jour307, donna le signal du revirement. Celui-ci atteint cependant son point culminant avec un arrêt de la Cour de cassation en date du 27 mars 2002, dans lequel la Haute Assemblée décida très clairement, à propos d’un franchisé Conforama, que celui-ci était en droit de bénéficier du renouvellement de son bail308.

157. Appréciation de la décision sur le plan de l’opportunité. - En termes

d’opportunité, la décision fut saluée à juste titre par l’ensemble de la doctrine. Sur un plan général en effet, il n’est pas juste qu’un commerçant franchisé puisse se voir refuser le renouvellement de son bail alors que ce droit est reconnu à un quelconque boutiquier. En outre et sur le terrain particulier de la franchise, l’attribution au franchiseur de la propriété du fonds exploité par le franchisé ne permet pas d’attribuer au premier le bénéfice du statut des baux commerciaux, puisqu’il n’est pas titulaire du bail.

Même si la solution ne semble désormais remise en cause pour personne, on peut se demander si son intérêt pratique n’est pas son principal – voire son seul – mérite. Dans l’ordre juridique, en effet, la motivation de l’arrêt ne paraît ni entièrement convaincante, ni de nature à justifier la confiance affichée par la doctrine309 quant à sa portée générale.

307 CA Paris 4 octobre 2000, D. 2001 p. 1718 note H. Kenfack et p. 301 obs. D. Ferrier ; J. Raynaud, La franchise sort du coma, AJDI 2001, p. 502.

308 Cass. 3ème civ. 27 mars 2002, D. 2002, p. 2400 note H. Kenfack.

309 Voir par exemple D. Alfroy Jcl Entreprise individuelle, fasc. 1250 n°77 ; DPDA V Baux commerciaux n°75 ; B. Boccara, Régime locatif des franchisés et renouvellement des concepts sur le fonds de commerce : la fin d’une controverse ?, AJDI

158. Appréciation de la décision sur le plan juridique. - En premier lieu,

la Cour de cassation affirme l’existence d’une clientèle propre au franchisé en distinguant une clientèle nationale « attachée à la notoriété de la marque du

franchiseur », d’une « clientèle locale » qui n’existe et n’est créée que par « l’activité (du franchisé) avec des moyens que, contractant à titre personnel avec les fournisseurs ou prêteurs de deniers, il met en œuvre à ses risques et périls ». Cette

première motivation suggère, au plan juridique, une double observation. D’une part la référence à une exploitation aux « risques et périls » du franchisé manque, selon nous, de pertinence. Un gérant libre de fonds de commerce exploite lui aussi à ses « risques et périls » sans que, par hypothèse, la propriété d’un fonds lui soit reconnu e. D’autre part, en faisant état d’une « clientèle locale » créée par le franchisé, les juges renvoient à une vision de la clientèle consistant à l’identifier, selon l’expression de Savatier, à « un peuple d’hommes et de femmes »310 , c’est-à-dire à un ensemble de personnes humaines, comme telles insusceptibles de « faire partie »311 d’un quelconque fonds de commerce.

En second lieu, la simple lecture de l’arrêt montre qu’au soutien de la solution adoptée, la Cour de cassation énonce, en forme de deuxième motif, qu’en l’espèce, « le franchiseur reconnaissait (aux franchisés) le droit de disposer des éléments

constitutifs de leur fonds ». La précision est importante. Il est réaliste de considérer

que lorsqu’un commerçant détient le droit de disposer des éléments attractifs de clientèle, il est titulaire d’un fonds de commerce. Qu’en est-il, en revanche, lorsque tel n’est pas le cas ? La question pourrait sembler d’autant plus préoccupante qu’il est rare, en pratique, que les droits et obligations attachés à un contrat de franchise soient librement transmissibles312. Force est cependant de constater que ce deuxième volet

310 L’introduction et l’évolution du bien clientèle dans la construction du droit positif français , in Mélanges Maury 1960, T II

p. 559.

311 C. cass. civ. 27 mars 2002 précité. A la vérité, la construction juridique traditionnelle identifiant la clientèle à un « droit

de clientèle » n’est pas plus à l’abri de la critique. Voir sur ce point P. Le Floch op cit, p. 135 et 98. Mais on aura it tort de considérer que l’arrêt de 2002 représente un progrès dans l’ordre juridique.

312 La transmissibilité du contrat est un minimum et de façon quasi systématique subordonné à un agrément du franchiseur.

Cette exigence repose sur le caractère « intuitus personae » de la franchise. Elle est, en outre, conforme aux dispositions de l’article 1216 du Code civil dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 10 février 2016.

de la décision de la Cour de cassation n’a, depuis, guère connu de développement significatif. Tout se passe, en réalité, comme si, dans le droit de la franchise, la question de la propriété du fonds de commerce représentait une sorte de boîte de Pandore que chacun souhaite désormais voir définitivement refermée.

Si tel est le cas, la dépendance éventuelle d’un commerçant à l’égard d’un franchiseur n’est donc plus un obstacle à ce qu’il bénéficie du statut des baux commerciaux. Il n’en va pas tout à fait de même lorsque cette dépendance s’exprime à l’égard d’un membre du centre commercial, même si dans ce domaine, une évolution du même type semble s’être dessinée.