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La substitution subordonnée à la définition « soin » défendue par les intervenants en toxicomanie

La substitution à Toulouse : les généralistes dans la mise en œuvre locale d’une politique

1. Une spécificité locale : l’absence de prescription dans les centres spécialisés entre 1995 et 2006

1.2. De la controverse au compromis local : la délégation des prescriptions sous couvert d’une « complémentarité » des approches

1.2.2. La substitution subordonnée à la définition « soin » défendue par les intervenants en toxicomanie

En refusant la prescription dans leurs structures, les intervenants en toxicomanie affirment de fait la primauté de l’étiologie psychologique sur l’approche médicale, qui de concurrente, devient alors complémentaire et subordonnée. Selon leurs promoteurs, ces « pratiques partenariales » permettaient à chaque centre de conserver son « identité », en d’autres termes sa conception de la « toxicomanie » et du « soin ». Pour les professionnels qui défendent le « partenariat » local, la substitution n’est acceptable qu’à condition qu’elle ne soit pas une fin en soi, ce qui signerait le triomphe de la médicalisation comme unique réponse à la dépendance aux opiacés. La substitution doit donc être intégrée à une prise en charge psychologique et sociale, qui, dans le contexte local, justifie le partage des compétences entre les médecins et les centres spécialisés, et permet à ces derniers de trouver leur place dans le nouveau dispositif. Plus qu’une juxtaposition d’actions (Le Naour 2010), il s’agit bien là d’une réelle coordination des acteurs puisque les interventions sur un même public sont réparties en différents lieux : le centre méthadone ou la médecine de ville pour la

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prescription de TSO, et les CSST pour la prise en charge psychosociale. Par ailleurs, les deux types de prise en charge sont vouées à être simultanées et non enchaînées dans le temps comme c’est le cas dans le modèle de la « chaîne thérapeutique » (Bergeron, Castel 2010). Le compromis ou « l’entente » n’est donc pas le fait des seuls intervenants en toxicomanie, les prescripteurs y ont également pris part.

En effet, à la fin des années 1990, la rhétorique de la complémentarité émane autant des médecins du centre méthadone que des intervenants qui refusent la prescription dans leurs structures. En fait, certains prescripteurs sont même d’anciens intervenants en toxicomanie « convertis » (Bergeron 1999) à la substitution. Ils sont donc eux-mêmes convaincus par la conception psychanalytique de la prise en charge de la « toxicomanie-symptôme ». L’obligation de se conformer aux directives nationales implique, en effet, que la totalité des professionnels ne pouvait demeurer dans une position de « résistance » à la substitution. Lors d’un débat en 1993, un médecin intervenant en toxicomanie assure :

« Est-ce qu’il y aura un programme méthadone à Toulouse ? Je n’en sais rien. Ce que je sais c’est que dans l’état actuel des choses, ça ne se fera pas avec moi, et que si on me demande mon avis ça se fera malgré mon avis. » (Conférence Graphiti, 1993)

Un an plus tard, il participe au centre de délivrance de méthadone créé par le Réseau. Ce qui peut ressembler à un revirement spectaculaire n’en est pas vraiment un : en acceptant de prescrire de la méthadone dans le centre créé par le Réseau, ce médecin a la garantie que l’hégémonie des intervenants en toxicomanie n’est pas menacée à Toulouse. La méthadone restera subordonnée à l’approche psychanalytique du « soin ». « Adopter soi-même l’outil tant décrié est, en fin de compte, une stratégie qui permet de mieux contrôler son utilisation » (Bergeron 1999, p. 296). Ainsi, à la veille de la mise en place du « partenariat », la plupart des professionnels locaux considèrent que les intervenants en toxicomanie doivent être partie prenante de la dispensation de méthadone. Ils refusent de la laisser à de nouveaux acteurs qui pourraient privilégier une prise en charge médicale sans volet psycho-social. Il s’agit pour eux à la fois de contrôler et de contenir la médicalisation de la « toxicomanie », en conservant le monopole des structures de soin spécialisées, y compris celles qui prescrivent de la méthadone :

« À Toulouse, nous proposons un centre méthadone. Ce centre, dans la façon dont nous l’avons conçu, est un partenariat entre quatre structures qui mettent en commun des savoir-faire pour permettre dans l’offre de soins déjà existante une complémentarité […] Si je ressens la pertinence d’utiliser la

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méthadone comme outil dans nos structures de soin, c’est que justement là, il y a des personnes qui sont formées et qui savent que la prise en charge médicale et psychosociale sont des responsabilités à égalité, pas de même nature mais à égalité. Ce ne sont pas forcément les toxicomanes qui doivent s’adapter à nous, mais nous qui devons nous adapter à des demandes diverses. Ceci étant, nous avons dû traverser la confusion du débat politico-humanitaire où la méthadone était soudain posée comme réponse univoque à une souffrance collective. » (Directrice d’un CSST, Conférence Graphiti, 1994)

L’implication des intervenants en toxicomanie non-prescripteurs dans le nouveau dispositif de soins spécialisés est donc conçue comme un garde-fou contre la médicalisation de la dépendance aux opiacés.

Précisons néanmoins qu’un second centre méthadone, géré par le service de psychiatrie d’un CHU, a ouvert ses portes à Toulouse en 1995. Il participe peu de la démarche de réseau 12 et a longtemps semblé marginalisé dans le dispositif spécialisé local, probablement parce que les intervenants en toxicomanie n’ont pas participé à sa mise en place. Il existe vraisemblablement des phénomènes de rivalités et de concurrence entre la psychiatrie hospitalière et les intervenants en toxicomanie qui souhaitent conserver leur monopole13. Ce centre représente les nouveaux acteurs issus du secteur médical qui s’introduisent tout à coup dans la prise en charge de la toxicomanie alors qu’ils n’y participaient pas auparavant.

Mise à part cette initiative, la psychiatrie hospitalière a très peu pris part à la politique substitutive à Toulouse. L’animatrice du Réseau évoque un « rejet traditionnel de la toxicomanie par la psychiatrie ». L’exclusion des TSO de l’hôpital psychiatrique aurait été un choix délibéré au niveau local : « En 1996, il y a eu un vote à main levé à l’hôpital psychiatrique : ‘‘nous, on fait pas ça’’ » (Psychiatre, entretien, 2013). Ceci a eu pour effet de renforcer l’hégémonie des intervenants en toxicomanie sur la prise en charge méthadone, et, on l’expliquera plus loin, de conférer une place d’experts aux médecins généralistes les plus impliqués.

En décidant, par le biais du Réseau, de concentrer les prescriptions de méthadone sur un seul lieu, les différents acteurs impliqués affirment la primauté de l’approche individuelle

12 Il n’intègrera le Réseau qu’en 2007, après la fin du « partenariat » autour du centre Passages.

13 Ceci n’est pas propre au local, puisque le groupe professionnel des intervenants en toxicomanie s’est fédéré nationalement autour du rejet de la psychiatrie classique et de ses méthodes.

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du soin sur l’approche de santé publique plus collective qui aurait exigé la massification de l’accès à la méthadone. Du reste, leur décision a longtemps eu des conséquences en termes de santé publique puisqu’elle a réduit au minimum, durant une dizaine d’années, la disponibilité de la méthadone à Toulouse. L’alliance des trois CSST non prescripteurs au centre méthadone Passages a, de fait, diminué le nombre de places disponibles localement pour ce traitement.

1.2.3 La fin du « partenariat » : une reprise en main du problème par les administrations

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