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Une chercheuse dans la consultation : quels effets sur les pratiques observées ?

Une méthodologie qualitative pour accéder à des niveaux d’action imbriqués

2. Retour sur un itinéraire de recherche : la sociologue sur son terrain

2.1. Les observations de consultations : une sociologue dans le colloque singulier

2.1.2. Une chercheuse dans la consultation : quels effets sur les pratiques observées ?

On l’a dit, la consultation médicale est un terrain réputé difficile d’accès. Il n’est pas non plus exempt de biais liés à la présence d’un tiers dans le « colloque singulier ». Je

16 Sarradon-Eck, dans son ethnographie des cabinets de médecine générale, note que les médecins s’aménagent de brefs moments de pause dans leur pratique au quotidien, « pour se déconnecter d’une consultation avant d’en entreprendre une autre » (Sarradon-Eck 2010a, p. 110). Ma présence en tant qu’observatrice a donc aussi constitué un prétexte pour mettre en place ces intermèdes.

37 voudrais montrer ici que ces biais n’invalident pas pour autant la possibilité de recueillir des données sociologiques en observant des consultations. Je traiterai des effets éventuels de ma présence sur l’attitude des patients, puis sur les pratiques des médecins.

L’attitude des patients à mon égard durant les observations apparaît souvent en lien avec la façon dont les médecins me présentent et présentent mon travail. Comme ce fut le cas pour d’autres chercheuses (Fainzang 2006; Sarradon-Eck 2008; De Pauw 2012), les généralistes n’ont pas toujours été parfaitement clairs avec leurs patients sur les motifs de ma présence à leurs côtés. Lors de la phase de présentation, certains généralistes tendaient à m’assimiler à un membre de la profession médicale17. La plupart du temps, les médecins me présentaient simplement comme « une étudiante », laissant ainsi planer une certaine ambigüité sur ce que j’ « étudiais ». Après quelques consultations, le Dr André, fit un glissement de sens en me qualifiant de « stagiaire » ce qui renforçait l’équivoque sur ma qualité de médecin. André étant en instance de prendre sa retraite, plusieurs patients ont pensé que j’allais « prendre la relève ». Ce même généraliste, féru de jeux de mots, me présentait aussi parfois comme « une étudiante en médecin », et non pas « en médecine », puisque j’étais là pour observer le travail du médecin. Sans explications supplémentaires, ce qualificatif semblait semer un peu plus de confusion dans l’esprit des patients, qui demandaient rarement des précisions.

Le Dr Joël me présentait également comme « une étudiante », en mentionnant parfois l’objet de ma recherche, ce qui a pu, avec certains patients en TSO, m’assimiler à une intervenante spécialisée en addictologie. Lors des premières consultations observées à son cabinet, il disait aux patients que j’allais « participer » à la consultation. J’ai par la suite rectifié ce malentendu, étant au contraire soucieuse d’interférer le moins possible sur les échanges. L’emploi de ces termes par Joël n’est pas anodin, puisque, j’y reviendrai plus loin, il avait parfois tendance à modifier le déroulement des séances pour faire une place à mes éventuelles interventions. À l’issue de la première journée, il s’est étonné que je « n’interroge pas les patients ». Ainsi, malgré mes explications répétées, le motif de ma présence n’était pas toujours bien clair y compris pour le médecin lui-même.

Le Dr Laurence, quant à elle, se contentait souvent d’annoncer aux patients : « c’est

17 Ce phénomène est récurrent dans les expériences des chercheurs en sciences sociales. Voir par exemple Fainzang (2006) et De Pauw (2012).

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une étudiante qui fait sa thèse », suggérant ainsi que j’étais occupée à autre chose, faire ma thèse, pendant que patient et médecin avaient leur consultation. Contrairement au cas précédent, mon extériorité à la consultation s’en trouvait accentuée. C’est certainement avec cette praticienne que ma présence se faisait le plus oublier, puisqu’elle-même y prêtait peu attention, peut-être à cause du rythme soutenu de son travail qui lui laissait peu l’opportunité d’échanger avec moi. Ses patients m’ont très peu adressé la parole, à l’exception de ceux que j’ai rencontrés à plusieurs reprises.

L’ambigüité que les généralistes entretenaient sur mon appartenance à la profession médicale a pu provoquer des quiproquo : à l’instar de ce qu’ont vécu Fainzang (2006) et De Pauw (2012), il arrivait que des patients me fassent part d’éléments médicaux à leur sujet, ou de leurs symptômes, pendant que le médecin était au téléphone par exemple. De Pauw parle de « transfert de confiance », c’est probablement ce qui a eu lieu, notamment chez le Dr Laurence, où j’ai pu rencontrer plusieurs fois les mêmes patients et TSO. L’un d’eux m’a longuement parlé dans la salle d’attente alors que la praticienne n’était pas encore arrivée au cabinet. Il a ensuite exposé les mêmes éléments au Dr Laurence lors de la consultation18. Ainsi, les patients ne parvenaient pas toujours à situer mon rôle exact et m’assignaient quelquefois la fonction de substitut du médecin.

La plupart du temps, les généralistes ont demandé aux patients l’autorisation que j’assiste à la consultation19. Cependant, on peut supposer qu’avec les informations vagues dont ils disposaient sur mon identité, les patients pouvaient difficilement savoir s’il était préférable de refuser. De plus, comme le remarque Sarradon-Eck (2008), l’asymétrie de la relation médecin-patient rend difficile un refus, même si certains patients ont effectivement refusé. La dimension asymétrique était accentuée chez le Dr André : il ne demandait l’autorisation que lorsqu’il suspectait une possibilité de refus. Le reste du temps, il annonçait simplement ma présence sans réellement solliciter d’accord. Cette procédure ne fut pas toujours bien acceptée par ses patients. Lors d’une consultation de fin de matinée, le Dr André oublia de me présenter à un couple de patients en TSO. Du fait de l’enchaînement des consultations précédentes, ni lui ni moi n’avions remarqué cet oubli avant que la patiente ne pose des questions sur ma présence, plusieurs minutes après le début de la rencontre.

18 Cette consultation est analysée au chapitre 9.

19 Lorsque les patients refusaient, j’attendais dans la salle d’attente la fin de la consultation. Je ne cherchais pas à prendre connaissance des motifs des refus, à moins que le médecin ne souhaite explicitement m’en parler.

39 L’impossibilité de refuser a provoqué la colère de la patiente, qui a ressenti l’observation comme imposée :

Extrait du journal de terrain, Dr André, patients 11

Tout d’un coup la patiente se tourne vers moi et demande à André : « c’est qui ? ». Elle dit que je suis dans le cabinet médical donc c’est normal elle a le droit de savoir, il y a le secret professionnel.

André lui dit que je suis tenue par le secret professionnel, que je suis une « stagiaire », il demande : « ah je l’ai pas dit ? », puis il ajoute sur le ton de la plaisanterie : « je l’ai dit dix fois aujourd’hui, t’aurais pu écouter ! » La patiente répond « écouté à Bagdad !... », ou quelque chose d’approchant qui veut dire qu’elle n’était pas là pour écouter (elle aussi adopte le ton de la plaisanterie).

Cette situation fut relativement inconfortable pour moi, car le médecin a usé de son autorité, ne laissant pas le choix à la patiente. La plaisanterie qu’il utilise interdit toute possibilité de réponse sérieuse. Dans cet extrait, on constate que le « secret professionnel » fait potentiellement problème pour le généraliste : ici comme dans d’autres consultations, le maintien de l’ambigüité sur mon appartenance au « corps médical »20 peut se comprendre par une volonté de rassurer les patients sur le fait que je suis, moi aussi, soumise au secret. Cette expérience se rapproche de celle que rapporte Aline Sarradon-Eck au sujet du port de la blouse : « Dans un cabinet, les praticiens ont demandé à l’ethnologue de porter une blouse comme eux-mêmes, maintenant une ambiguïté riche de sens sur le statut du chercheur : sa présence ne pouvant être acceptée qu’à la condition que l’ethnologue soit assimilé au corps médical et autorisé ainsi à “partager le secret”. » (Sarradon-Eck 2008, p. 10).

Concernant l’interférence de ma présence sur l’attitude des médecins, une question méthodologique de taille se pose : les médecins changent-ils leur pratique sous le regard d’un observateur extérieur ? En fonction des réponses que l’on apporte à cette question, la pertinence de la démarche ethnographique peut se trouver affaiblie voire littéralement invalidée. Convaincue de l’intérêt du travail d’observation, j’ai entrepris de minimiser ce biais, qui par ailleurs « fait partie des conditions de l’enquête et doit être intégré à l’analyse » (Fainzang 2006, p. 21).

Plusieurs travaux de sciences sociales insistent sur la dimension d’ « évaluation » que les médecins peuvent associer à la présence d’un sociologue dans le cabinet médical

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Même si la notion de « corps médical » fait débat (selon Arliaud, les luttes de pouvoir internes la profession la rapproche plutôt d’un « champ » médical), le secret, scellé par le rituel du serment d’Hippocrate est bien un élément qui rassemble les médecins et participe de l’unité de ce groupe en tant que « communauté professionnelle ». Le secret professionnel en médecine est aussi un secret partagé entre les médecins qui y sont soumis (Sarradon-Eck 2008).

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(Fainzang 2006; Sarradon-Eck 2008; Derbez 2010). La crainte de l’évaluation peut ainsi conduire à des refus de terrain. Mais l’évaluation peut également être recherchée par les médecins, et le chercheur être investi malgré lui d’un rôle d’ « audit » (Sarradon-Eck 2008) par des médecins cherchant à améliorer leurs pratiques ou à se mettre en valeur auprès de leurs confrères. D’autre part, le médecin peut chercher à prouver qu’il se conforme aux « bonnes pratiques », ce qui l’amène à modifier sa conduite en présence de l’observateur. C’est ce que relate Fainzang à propos de son terrain hospitalier. Lorsqu’elle s’est entretenue avec les patients21 , elle s’est rendue compte que les médecins modifiaient leur conduite en sa présence : « Annoncer aux médecins une enquête sur l’information du malade, c’était déjà risquer de les mettre en position soit de chercher à se justifier, soit au contraire de tenter d’être considérés comme des professionnels ‘‘informant bien’’ leurs patients. Au total, c’était risquer d’entrainer une modification de leurs comportements. […] Le fait que le médecin connaisse l’objet de l’étude est susceptible d’induire de sa part des conduites différentes en situation. C’est ce qu’il me fut donné de constater lorsqu’un patient me confia, un jour : ‘‘Il m’avait pas dit ça à la dernière consultation. Mais quand vous êtes là, il m’explique.’’ – une difficulté que je ne parvins à résoudre que grâce à un terrain de longue durée, favorisant le relâchement de la surveillance, par les personnes enquêtées, de leurs propres conduites. » (Fainzang 2006, p.20-21)

Ainsi, selon Fainzang, seule une observation prolongée est susceptible d’atténuer ce biais. C’est, entre autres, pour cette raison, que j’ai fait le choix d’assister à des journées entières de consultations plutôt que de n’observer que les consultations portant sur les TSO. Cette méthodologie présente l’avantage de fournir un aperçu global de la pratique des généralistes observés tout en permettant aux médecins de se familiariser à ma présence au fil des consultations et des journées successives. Les généralistes ont-ils fini par oublier ma présence ? Certainement pas totalement, mais progressivement, se sont installées des routines de travail que je ne perturbais plus. Par exemple, le fait que le Dr André oublie de me présenter à ses patients lors de la dernière consultation d’une matinée (exemple cité plus haut), est probablement un indice de cette habituation progressive.

Cependant, comme je l’ai mentionné, André a entrepris autrement de contrôler ce qu’il me montrait, en me faisant venir uniquement le matin à sa consultation. Il choisissait ainsi les patients et les situations qu’il voulait bien livrer à l’observation. Ayant eu l’occasion de le voir

21 Croiser les méthodes et les regards de différents enquêtés sur les situations peut en effet être un moyen de prendre conscience de ce type de biais.

41 en fin d’après-midi pour un rendez-vous, je me suis aperçue que l’ambiance du cabinet était certainement plus « calme » le matin. Les consultations de l’après-midi étaient probablement moins « cadrées » que celles du matin, avec des patients qu’André jugeait peut-être moins valorisants. Ici, il s’agissait donc de me donner accès uniquement aux « bonnes pratiques » en limitant les possibilités de rencontre des « mauvais patients ». Par ailleurs, la présence d’une personne tierce dans le cabinet additionnée à des patients parfois jugés difficiles à « gérer » posait probablement aussi un problème d’organisation au Dr André.

Chez le Dr Laurence, j’ai ressenti très peu d’effets de l’observation sur la pratique du médecin, cette dernière m’adressant rarement la parole en présence des patients. Le rythme soutenu de ses consultations y est pour beaucoup, ainsi que son habitude de recevoir des stagiaires : ma présence perturbait peu ses routines de travail.

Le Dr Joël est celui qui a eu le plus de difficultés à faire abstraction de ma présence. Il essayait souvent de m’impliquer dans les consultations : il m’apostrophait régulièrement, et allait jusqu’à récapituler la totalité du dossier médical de certains patients à mon intention – ce qui fournit d’ailleurs des données précieuses sur le contenu des dossiers informatisés de ce praticien (voir chapitre 6). Ce biais contribuait parfois à réduire l’attention du médecin pour la demande initiale des patients, ces derniers ne comprenant pas toujours sa démarche. Ici, l’observation aurait pu avoir des conséquences sur le travail clinique et potentiellement nuire aux patients, c’est pourquoi j’ai fait part de cette crainte au médecin. Ces interférences n’empêchaient pas pour autant les patients d’exprimer une plainte et le médecin d’y répondre : c’est donc sur ces éléments que j’ai concentré mes observations et mes analyses. Cependant, pour l’analyse de certaines consultations du Dr Joël, j’ai dû tenir compte de l’impact de l’observation sur le déroulement des échanges.

À d’autres occasions, le Dr Joël m’expliquait ses pratiques comme il l’aurait fait avec un interne en médecine. Par exemple, il me montre la radiographie d’une fracture en m’expliquant en quoi c’est un cas particulièrement hors du commun. Par la suite, il m’a fait part de ses doutes quant à sa pratique. Le fait de me communiquer son « savoir-faire » lui a, selon ses propres dires, permis de se prouver qu’il avait « quelque chose à transmettre ». Après mon passage, il a décidé de devenir maître de stage. Il s’agit sûrement là d’une facette du don contre-don à l’œuvre dans une relation d’enquête. Comme les patients, les médecins investissent le chercheur de différents rôles en fonction de la situation mais également en fonction de leurs besoins au moment de la rencontre.

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