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La constitution du carnet d’adresses : logiques affinitaires et logiques de réputation

1. Les relations entre généralistes et autres soignants : révélatrices d’une pluralité de définitions du rôle du médecin dans la prise en d’une pluralité de définitions du rôle du médecin dans la prise en

1.1. Du Réseau de santé au carnet d’adresses des médecins généralistes

1.1.2. La constitution du carnet d’adresses : logiques affinitaires et logiques de réputation

Nous n’avons pas ici la prétention de saisir la totalité du carnet d’adresses des généralistes enquêtés, comme pourrait le faire une analyse de réseaux sociaux. Nous nous basons sur les déclarations des médecins rencontrés en entretien concernant leurs interlocuteurs privilégiés pour les prises en charge substitutives. Lors du recueil des données, nous n’avons pas cherché à obtenir une liste exhaustive des noms des collaborateurs. Dans une démarche qualitative, nous souhaitons plutôt comprendre comment les généralistes repèrent et choisissent les professionnels avec qui ils travaillent. Deux logiques de constitution du carnet d’adresses peuvent être différenciées : une logique basée sur l’affinité, et une logique basée sur la réputation des professionnels.

Le facteur temps apparaît important pour la constitution du carnet d’adresses des généralistes. Certains affirment qu’ils travaillent en priorité avec des professionnels qu’ils ont connus durant leurs études (les stages hospitaliers en particulier) ou durant des emplois salariés exercés précédemment :

« J’avais fait un diplôme universitaire d’épidémiologie, et mon sujet de mémoire était autour de la demande de Néocodion dans les pharmacies de certains quartiers de Toulouse, donc j’étais allée les rencontrer à la demande du docteur Roger avec qui j’ai fait ce mémoire, […] et ensuite j’ai travaillé un tout petit peu pour une association qui s’appelle Graphiti, où on m’a demandé de remplacer un médecin, j’étais pas à la hauteur mais ça m’a beaucoup intéressée, donc quand j’ai démarré ici en 1993, j’avais un petit peu cet arriéré de connaissance du milieu. […] Je m’appuyais beaucoup sur l’équipe de l’hôpital V.

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L’analyse de réseaux sociaux différencie les réseaux personnels (la totalité des liens qu’un individu entretient avec d’autres) des réseaux complets (la totalité des relations entre individus au sein d’une organisation donnée). Pour des détails voir Mercklé (2011).

4 « Le réseau professionnel n’a pas la consistance structurale qui est celle d’une organisation formelle, et que nous trouvons dans les réseaux de santé » (Duperrex 2006, p. 123).

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monsieur Roger, donc, avec qui j’ai un peu travaillé il y a quelques années. Ou monsieur Gabriel que j’ai eu plusieurs fois au téléphone, il était à Graphiti quand j’y étais donc ça aide quand-même les histoires comme ça. » (Dr Élisabeth, médecin généraliste, entretien, 2011)

« Et puis on connaît…j’ai travaillé à l’hôpital V. et mon associé aussi, donc on connaît un petit peu, il y a le docteur Odile et le docteur Gabriel, qui font des traitements substitutifs et des sevrages, à l’hôpital V., donc un peu naturellement des fois ils nous adressent des patients pour le suivi ambulatoire. » (Dr Sandrine, médecin généraliste, entretien, 2011)

Les liens avec des médecins hospitaliers reposent ici sur une interconnaissance ancienne. Comme le souligne Régine Bercot (2006), il existe des « ponts » entre la médecine de ville et l’hôpital, créés par l’organisation hospitalo-centrée des études médicales. D’ailleurs, dans la dernière citation, les rôles sont inversés par rapport à la fonction d’ « orientation » des généralistes : ce sont les professionnels hospitaliers qui sollicitent la praticienne. Le carnet d’adresses affinitaire peut donc fonctionner dans les deux sens.

Dans d’autres cas, les généralistes nouent des relations au fil de leur carrière, qui perdurent pour des raisons affinitaires. Ils mettent en avant « l’expérience », qu’ils acquièrent avec le temps, pour apprendre à connaître les autres professionnels et à repérer ceux qu’ils pourront, ou non, solliciter :

« On travaille aussi avec certains pharmaciens avec qui ça se passe bien, on a vite fait le tour des collègues ou des pharmaciens avec lesquels on peut travailler. Maintenant avec l’expérience, je connais bien Toulouse, je sais à peu près à qui je peux m’adresser. Et puis j’ai une pharmacienne avec qui on a beaucoup échangé, qui suit d’ailleurs plusieurs de mes patients. […] C’est un peu difficile quand on a des patients un peu de passage et qu’il faut leur trouver une pharmacie qui veut bien le dépanner. » (Dr Élisabeth, médecin généraliste, entretien 2011)

Comme le remarquent Sejourne et al. (2010), les généralistes insistent sur leur volonté de travailler avec des interlocuteurs « de confiance ». La confiance peut être basée sur la durée de la relation mais aussi sur des critères organisationnels : un accord sur les méthodes de travail à privilégier (par exemple, une même conception du déroulement et des objectifs du traitement), ou une volonté mutuelle de communiquer. Dans la citation précédente, un interlocuteur de confiance est aussi une personne que l’on sait compréhensive face à des situations délicates. La collaboration peut être l’occasion d’échanges de services, qui ne sont

179 possibles qu’avec un partenaire privilégié (ici, « dépanner » un patient « de passage »)5.

La proximité territoriale est également une dimension importante de la logique affinitaire de création du carnet d’adresses, en particulier pour les relations avec les pharmaciens : les généralistes identifient, dans leur quartier, les pharmaciens avec qui ils « peuvent travailler » et ceux avec qui il est plus difficile de créer du lien6.

« J’exigeais au début, dans les premiers temps, qu’ils prennent le produit dans la pharmacie, devant le pharmacien. Moi je téléphonais au pharmacien, c’était obligatoire à l’époque, enfin en tout cas c’étaient les recommandations, je vérifiais l’accord de la pharmacie, et donc j’envoyais la personne, et je demandais au pharmacien s’il était d’accord, en général, dans le quartier, autour de moi, donc finalement ils s’étaient organisés, j’avais mon propre réseau de pharmaciens, ceux qui acceptaient, ceux qui acceptaient pas, je savais comment ils travaillaient. » (Dr Raymond, médecin généraliste, entretien 2010)

Dans cet exemple, la connaissance de l’organisation du travail des pharmaciens est requise, puisque le médecin prescrit une délivrance journalière du médicament avec prise à l’officine, ce qui implique une participation active du pharmacien. D’ailleurs, un pharmacien du même quartier peut devenir le partenaire exclusif et systématique pour toutes les prises en charge TSO, comme c’est le cas pour le Dr Marc et le pharmacien Bertrand (tous deux rencontrés en entretien), que nous évoquerons lorsque nous aborderons les fonctions de la collaboration. La logique est la même avec les CSAPA : les généralistes insistent sur la nécessité de bien les connaître pour y orienter les patients (connaissance qui s’acquiert avec l’ « expérience »), car tous ne travaillent pas de la même façon. Le Dr Laurence déplore qu’ils fassent « chacun leur truc » et travaillent peu ensemble. Elle opère donc une sélection, au sein de son carnet d’adresses, des partenaires pertinents pour chaque patient.

Les remplaçants se déclarent souvent plus démunis que les médecins installés pour trouver des interlocuteurs. Étant amenés à changer régulièrement de lieu d’exercice, ils connaissent mal les institutions locales de soins spécialisés ou de services sociaux :

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Les pharmaciens ne sont pas forcément en accord avec ces pratiques, qu’ils peuvent vivre sur le mode de la contrainte. Une pharmacienne nous fait part de ses difficultés avec certains généralistes qu’elle connaît bien, qui « en profitent » pour lui demander d’exécuter des ordonnances qui ne sont pas en règles. Une relation amicale avec le médecin peut rendre difficile un refus. Or, en cas de contrôle, le pharmacien sera incriminé.

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« Le réseau de spécialistes, médecins, kiné, et tout ça, on connaît, mais c'est vrai que malheureusement le réseau d’assistantes sociales et le réseau de prise en charge psychologique autre que les pathologies psychiatriques au CMP, c’est vrai qu’on a un peu du mal à connaître ce réseau de soins là, et là où je me sens pas assez formée c’est le versant, oui, travailler en réseau en médecine générale avec les partenaires type assistante sociale et psychologues. » (Dr Priscilla, généraliste remplaçante, entretien, 2011).

L’organisation du travail et le mode d’exercice jouent donc un rôle important dans les conditions de constitution d’un carnet d’adresses fiable. La logique affinitaire n’est possible que lorsque le médecin a suffisamment de temps pour nouer et entretenir des relations dans un lieu donné.

Mises à part les logiques affinitaires, les généralistes forgent également leur carnet d’adresses en fonction de la réputation des professionnels. Ici, la confiance se base sur une compétence jugée unanimement reconnue. Ainsi, un grand nombre de généralistes citent les mêmes noms de médecins addictologues. Une structure hospitalière, qui héberge un service d’addictologie (sevrage) et un centre méthadone, est presque systématiquement citée par les généralistes, qu’ils soient installés ou remplaçants. Tous identifient cet établissement comme le référent hospitalier pour les questions relatives à la dépendance aux opiacés, alors que les autres CSAPA de la ville sont plus rarement mentionnés. Certains médecins ne connaissent d’ailleurs pas toujours parfaitement les noms de leurs interlocuteurs dans cet hôpital, ce qui suggère des relations probablement plus épisodiques que pour la logique affinitaire que nous venons d’évoquer :

« Les gens qui sont un peu spécialisés sur la question comme le docteur Gabriel ou le docteur Roger, ou…une autre personne, une dame, qui a un nom en deux parties, qui s’occupent spécifiquement de ça à l’hôpital V. » (Dr Raymond, médecin généraliste, entretien 2010)

« Et puis les médecins spécialistes qui sont très disponibles au téléphone, donc que je peux joindre, si j’ai un souci, bien sûr, à l’hôpital V. […] Comment il s’appelle ? J’ai perdu son nom, qui a une grosse voix, enfin, peu importe. Il y a un médecin en qui j’ai confiance à l’hôpital V., que je peux joindre sans aucun souci. » (Dr Patricia, médecin généraliste, entretien 2011)

Ici, la désignation de l’interlocuteur par la tonalité de sa voix montre que les contacts sont le plus souvent téléphoniques et pas forcément basés sur des rencontres. Dans cette citation, on retrouve aussi le critère organisationnel de la disponibilité, dont Sejourne et al. (2010) ont

181 souligné l’importance dans le choix des « correspondants ».

Le Dr Gabriel et le Dr Roger, médecins hospitaliers, sont cités par presque tous les généralistes rencontrés comme ressources possibles pour les prises en charge substitutives. Ils apparaissent comme des acteurs centraux au niveau local, du point de vue du nombre de liens avec les généralistes : leur nom est présent dans de nombreux carnets d’adresses. Le Dr André, qui est généraliste, est, lui aussi, souvent mentionné. Sa forte implication dans les questions d’addictologie mène d’ailleurs certains médecins à le confondre avec un spécialiste (nous y reviendrons). Si ces contacts figurent dans le carnet d’adresses des médecins, ils ne sont pas toujours utilisés fréquemment, c’est pourquoi certains généralistes n’ont qu’une idée imprécise de leur activité. Ces professionnels ne sont pas à proprement parler des « correspondants » pour la prise en charge d’un patient précis. Le carnet d’adresses constitué sur la base de la réputation du soignant ou de l’institution est surtout mobilisé pour l’orientation de patients ou des conseils en cas de problème ponctuel.

Cependant, nous y reviendrons lorsque nous traiterons des adressages, il y a deux types de médecins dans le carnet d’adresses des généralistes : d’une part, les médecins considérés comme des référents spécialistes, qui sont sollicités pour des conseils ou des prises en charge complémentaires ; et d’autre part, les confrères identifiés comme prescrivant facilement des TSO, auxquels il est possible d’envoyer les patients inconnus qui arrivent sans prendre rendez-vous, par exemple. Ainsi, le Dr Laurence donne souvent des noms et adresses de médecins aux patients qu’elle ne veut pas recevoir, qui sont bien distincts des spécialistes « de confiance » auxquels elle adresse ses patients pour un suivi complémentaire d’addictologie. Les interlocuteurs du carnet d’adresses n’ont donc pas tous la même fonction pour les généralistes. On voit poindre ici un traitement différencié entre les personnes en TSO : ceux qui sont les patients du médecin, et ceux à qui le médecin refuse le statut de patients. Ce phénomène se rapporte aux pratiques de tri. Nous le développerons à la fin de ce chapitre et dans les suivants.

Après avoir appréhendé le choix des interlocuteurs dans la constitution du carnet d’adresses, il nous faut maintenant aborder les contextes dans lesquels les généralistes mobilisent ce carnet. Avant d’étudier l’adressage (partie 2), nous verrons que la collaboration peut avoir plusieurs motifs : la prise en charge « globale » multi-partenariale du patient, mais aussi le contrôle de l’observance.

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1.2. Les collaborations des généralistes autour des TSO : trois types de

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