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Au-delà du compromis, la persistance de rapports de force : les médecins généralistes et le « partenariat »

La substitution à Toulouse : les généralistes dans la mise en œuvre locale d’une politique

1. Une spécificité locale : l’absence de prescription dans les centres spécialisés entre 1995 et 2006

1.3. Au-delà du compromis, la persistance de rapports de force : les médecins généralistes et le « partenariat »

« La collaboration est très étroite, structurelle, les CSST déléguant en quelque sorte la prescription et la délivrance de méthadone au centre dont ils sont eux-mêmes partie prenante. Le système marche depuis 11 ans, à la satisfaction de tous, usagers, personnel et partenaires. S’il est conforme à l’esprit du texte ministériel, nos tutelles ont jugé qu’il ne l’était pas à la lettre. Dès lors, l’efficacité du dispositif n’a plus aucune importance. Nous ne sommes pas là pour être efficaces et pertinents, mais strictement conformes aux circulaires. Là où l’histoire se corse c’est que le nouveau dispositif imposé – la prescription de Méthadone doit se faire in situ dans chacun des CSST – va coûter plus cher que l’actuel pour un service rendu à l’usager identique ! » (Coordonateur Réseau, Revue Pratiques, 2006)

Les acteurs revendiquent ici leur marge de manœuvre dans la mise en œuvre de la politique publique. L’évaluation qu’ils produisent sur leur système partenarial va cependant à l’encontre d’une logique de santé publique. Ils oublient de mentionner le rôle central des médecins généralistes, qui ont, durant ces onze années, contrebalancé les possibilités minimales d’obtention de la méthadone en assurant un accès à la substitution par leurs prescriptions de Subutex. Sans eux, le refus de prescrire et la concentration des prescriptions sur un seul centre n’aurait probablement pas pu durer aussi longtemps. Ils ont permis de masquer cette situation en compensant, par leur forte implication, le désinvestissement des centres vis-à-vis des objectifs de santé publique.

1.3. Au-delà du compromis, la persistance de rapports de force : les

médecins généralistes et le « partenariat »

1.3.1. Des conflits latents au sein du Réseau

Le compromis qui a duré jusqu’à 2006 ne doit pas donner l’image d’une absence de

15 Les CSAPA relèvent de la loi de 2002, mais n’ont reçu le financement pour leur mise en place qu’en 2007 (Décret n° 2007-877 du 14 mai 2007 relatif aux missions des centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie). Le détail de leurs missions obligatoires, qui comprennent la prescription de TSO, est précisé dans une circulaire de la DGS (N°DGS/MC2/2008/79 du 28 février 2008).

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conflits au niveau local. Au sein même du Réseau Passages, il existe, depuis le début, des divergences entre groupes d’acteurs. Comme on va le développer plus bas, les généralistes « pionniers » de la substitution ont amplement participé à la création du Réseau ville-hôpital. L’un d’eux en est d’ailleurs le président depuis sa fondation en 1994. Pour la plupart, ces généralistes ne partagent pas la conception du soin des intervenants en toxicomanie. Au contraire, ils ont été les premiers à prescrire. Ils cherchent à donner une légitimité à leurs pratiques qui, avant 1995, étaient fortement critiquées du fait de leur illégalité (détails en partie 2). C’est probablement dans cette volonté de faire valoir leur compétence d’experts en matière de substitution, qu’il faut rechercher des explications à leur coopération avec les intervenants en toxicomanie au sein du Réseau, malgré les divergences qui les opposent.

À partir de 1995, les politiques nationales reconnaissent les généralistes comme des acteurs de la substitution à part entière, les intervenants en toxicomanie ne peuvent donc pas les laisser de côté. Créer des liens avec la médecine libérale est d’ailleurs l’une des missions principales des réseaux ville-hôpital. Dans la revue Pratiques éditée par le Réseau, une intervenante en toxicomanie explique qu’un premier projet de Réseau avait été déposé à la DDASS et refusé faute d’implication des médecins de ville :

« En 1993 couraient les bruits d’ouverture strictement hospitalo-centrées de programmes de méthadone, si personne ne venait faire de propositions complémentaires. C’est alors que [nous] avons eu l’idée de penser ‘‘réseau’’ dans cet instant, entre centres de soins spécialisés, hôpital général et médecins de ville. Décloisonner le sanitaire et le social, le droit commun et le spécialisé, mutualiser des savoir-faire et des savoir-être pour aborder la prescription et le suivi du traitement, telles furent les intentions du projet déposé à la DDASS de la Haute Garonne en août 1993. Cette année là, la DDASS, à juste titre refusant notre projet, nous faisait aimablement remarquer qu’un projet à trois en-têtes, en nécessite bien trois. En mars 1994 paraissait la circulaire favorisant les réseaux ville-hôpital toxicomanie, et nous retrouvions avec plaisir des pans entiers de notre proposition dans cette circulaire. Entre temps, le MUID (association de médecins généralistes) et [deux autres centres de soins spécialisés] avaient rejoint le navire. » (Directrice CSST, revue Pratiques, 2004)

La nécessité de correspondre aux critères ministériels pour le financement du projet est probablement l’une des raisons pour lesquelles les deux entreprises se sont rejointes, même si les intérêts et les opinions sur la substitution étaient divergents de part et d’autre. De plus, l’investissement de ce groupe de généralistes permettait une véritable politique substitutive à Toulouse, sans nécessiter la participation des centres de soins :

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« Alors ça a créé une spécificité parce que parallèlement, c’est un peu paradoxal, mais du coup ça a généré un réseau qui a été fort et structuré, et qui a été militant pour travailler là dedans. Mais ça arrangeait tout le monde, entre guillemets, ça aurait été bien que les centres de soins s’y mettent aussi, ça aurait été même mieux, mais du coup ça les arrangeait qu’il y ait un réseau de professionnels qui fasse ce boulot. » (Généraliste coordonateur Réseau, entretien, 2011)

Cependant, les intervenants en toxicomanie cherchent, dans un premier temps, à reléguer les généralistes à une place subordonnée, celle de prescripteurs, alors que ces derniers ont tendance à revendiquer l’aspect « global » de la prise en charge comme une composante de leur pratique. Ainsi, lors d’une conférence de 1995, un intervenant en toxicomanie met en garde les généralistes contre la « tendance à vouloir tout faire » et promeut, encore une fois, un travail en partenariat où chacun a une place bien définie :

« Quand un toxicomane s’adresse à un médecin, il lui assigne une place de médecin, c’est en tant que tel qu’il le reçoit, et pas, par exemple, en tant que psychothérapeute. C’est toujours dangereux de se prendre pour ce que l’on n’est pas, on y perd même le fil de ce que l’on est. Ce qui ne veut pas dire, dans ce cas concret, que le médecin généraliste ne nouera pas de relations fortes avec le patient. Quelque chose d’important va se passer autour d’un colloque singulier sur lequel il va pouvoir travailler, mais sa fonction de base n’est pas celle là. » (Intervenant en toxicomanie, Conférence, 1995)

On repère ici une volonté d’éliminer le rapport de concurrence qui pourrait s’établir entre les médecins généralistes et les intervenants en toxicomanie, par la tentative de définir les places respectives de chacun dans la prise en charge. On remarquera que ce sont les intervenants en toxicomanie qui s’arrogent le pouvoir d’attribuer ces places. Ils cherchent à intégrer les généralistes dans la logique « partenariale » de « complémentarité » qu’ils ont mise en œuvre entre eux. Les généralistes du Réseau, quant à eux, ne voient pas forcément les choses sous le même jour.

Certains se montrent critiques vis-à-vis de l’agencement local décidé par les intervenants en toxicomanie et leurs alliés. Ils insistent sur le rôle moteur de la médecine générale dans la diffusion de la substitution, et sur l’hypocrisie des centres ayant refusé de prescrire. Aujourd’hui encore, des tensions persistent entre les défenseurs du « partenariat » d’antan, et ceux qui les accusent de « résistance » à la prescription. Ces conflits sont quelquefois exposés au grand jour lors des comités de suivi des TSO qui regroupent des acteurs hétérogènes. En entretien, un généraliste évoque la culture professionnelle locale forte qui aurait fait obstacle au changement en érigeant un monopole :

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« Ils ont été pris entre deux feux, à la fois dire ‘‘non pas question’’, et puis à la fois on pouvait pas ne rien faire. Ici, ils ont tranché en disant ‘‘ok, ça semble nécessaire, c’est un mal nécessaire de prendre un médicament’’, parce que pour la psychanalyse un médicament c’est diabolique, c’est la fausse solution. Mais eux n’en feront pas. ‘‘Nous on continuera à faire du vrai travail’’. C'est-à-dire dans les centres de soins, et donc il y a eu cette spécificité, parce qu’ici vraiment la psychanalyse était pire que partout en France. C’était un fief psychanalytique majeur, la Haute Garonne et Toulouse. Et tous les centres de soins spécialisés en toxicomanie étaient vraiment sous la psychanalyse. Donc du coup ils ont réussi à être dans la résistance totale. Et c’est pour ça que le Réseau s’est développé de manière très forte, parce que eux disaient à leurs patients, ‘‘on va faire un travail, mais pour votre traitement, voyez un médecin, allez en ville, voyez un médecin du Réseau’’, ils étaient capables de donner des adresses et tout ça, mais eux n’en prescrivaient pas. Ça a duré jusqu’à il y a 3 ans. » (Médecin généraliste coordonateur Réseau, entretien, 2011)

Selon ce médecin, si le dispositif a fonctionné ainsi aussi longtemps, c’est parce que le Réseau, incarné en grande partie par les médecins généralistes (le centre méthadone ne possède alors qu’une soixantaine de places) a assuré l’accès aux traitements de substitution pour un grand nombre de patients, rendant presque invisible la « résistance » des centres vis-à-vis de la prescription. Paradoxalement, les médecins généralistes s’inscrivent comme un maillon essentiel de l’accessibilité de la substitution, en même temps qu’ils ont contribué – peut-être contre leur gré – à pérenniser la situation de compromis des centres, en compensant les problèmes d’accès à la méthadone que cette situation pouvait engendrer.

1.3.2. Une politique de santé publique assurée par les généralistes

La diffusion de la substitution au niveau local a longtemps reposé en grande partie sur un médicament, le Subutex, et sur des groupes professionnels non spécialisés, les médecins généralistes libéraux et les pharmaciens d’officine. La politique de santé publique s’est donc bien mise en place à Toulouse, malgré l’obstruction du secteur spécialisé, elle a simplement reposé sur d’autres acteurs. Comme nous l’avons vu au chapitre 1, cet aspect n’est pas une spécificité locale puisque la mise sur le marché de la BHD en médecine générale répondait, pour le gouvernement de l’époque, à une volonté d’extension de l’accessibilité de ce médicament dans une logique de santé publique. La spécificité locale réside dans le faible accès à la méthadone comparé au nombre de CSST. En 2003, le rapport de l’enquête TREND16 à Toulouse (Escots 2004) note un écart considérable entre les prescriptions effectuées en médecine de ville et celles qui émanent des centres spécialisés. Cette année là,

16 Tendances Récentes Et Nouvelles Drogues. Il s’agit d’une enquête annuelle pilotée par l’Observatoire Français des Drogues et Toxicomanie (OFDT) sur plusieurs grandes villes françaises.

155 pour la Haute Garonne, en médecine de ville, 1 835 patients ont eu un traitement Subutex et 100 ont eu un traitement méthadone17. En CSST, 8 patients ont eu un traitement Subutex et 167 un traitement méthadone. Ces chiffres témoignent de l’importance de la médecine de ville pour la disponibilité des deux TSO à Toulouse. Mais comme nous allons le voir, les généralistes n’ont pas seulement participé à l’exécution de la politique de substitution. Ils sont également partie prenante de son élaboration, par leur présence dans des instances de prise de décisions telles que la coordination du Réseau.

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