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Les années 1970 à 1990 : une politique qui exclut médecins et médicaments

La politique substitutive à la lumière d’une triple rencontre

1. Les médecins généralistes dans les politiques des drogues en France : d’une émergence tardive à une légitimité contestée

1.1. De l’hégémonie du secteur spécialisé aux pratiques de substitution officieuses des généralistes

1.1.1. Les années 1970 à 1990 : une politique qui exclut médecins et médicaments

Les politiques françaises en matière de drogues, tant sur le plan pénal que sur le plan sanitaire, sont largement fondées sur la loi du 31 décembre 1970. Celle-ci établit deux

1 Dans ce chapitre, nous employons les termes « toxicomane » et « toxicomanie » lorsque nous abordons les politiques des années 1970 à 1990. Nous employons la dénomination « usage(r) de drogues » lorsque nous faisons référence aux mesures de réduction des risques initiées au milieu des années 1990. Dans la deuxième partie du chapitre, nous analysons les enjeux de chacune des terminologies.

61 orientations : la répression, avec la pénalisation de l’usage privé de stupéfiants, et le soin, avec, d’une part, la mise en place d’une prise en charge anonyme et gratuite reposant sur la désintoxication, et d’autre part, l’instauration de l’injonction thérapeutique comme alternative à l’incarcération. Cette loi constitue toujours la base des politiques françaises en matière de drogues, bien qu’elle ait été contestée dès les années qui ont suivi sa mise en vigueur car elle repose sur un projet unique : l’éradication des drogues.

La velléité d’éradication est le dénominateur commun au volet répressif et au volet sanitaire de la loi. Plusieurs auteurs considèrent qu’elle pose les bases d’une « guerre à la drogue » (Coppel 2002; Ehrenberg 1995). Selon Jacqueline Bernat de Célis (1996), au moment où est instaurée la pénalisation de l’usage privé de stupéfiants, le gouvernement cherche à donner une image de fermeté vis-à-vis de la jeunesse contestataire de l’époque2. Nous ne reviendrons pas ici sur les circonstances particulières du vote de cette loi, dont les orientations répressives émanent en grande partie du gouvernement et du Ministère de la Justice, parfois contre l’avis des experts et des parlementaires en présence (pour plus de détails, voir Bernat de Célis 1996). Sur le plan sanitaire, la loi de 1970 érige l’abstinence comme seule finalité acceptable, à travers la mise en place d’un dispositif de cures de désintoxication rattaché à la psychiatrie hospitalière. De ce fait, pour de nombreux acteurs, la loi de 70 tend à réduire le « toxicomane » à un « malade » et à un « délinquant » : « le toxicomane est désigné comme coupable et victime de sa dépendance aux drogues et a donc le devoir de se soigner. » (Jauffret-Roustide 2004, p. 114).

Selon Alain Ehrenberg (1995, 1996), la loi de 1970 est « conservatrice et réactionnaire » mais aussi imprégnée de « culture politique républicaine ». En interdisant l’usage privé et en érigeant l’abstinence comme objectif thérapeutique, l’État français proclame la « subordination du privé au public » : « C’est moins l’autodestruction des drogués que la transgression de la norme civique qui est en jeu. Le drogué est celui auquel on doit rappeler qu’il vit en société avant de l’empêcher de s’autodétruire. […] L’individu doit se conformer à la norme civique ou à défaut être soigné ou puni. » (Ehrenberg 1996, p. 9). Cette volonté de faire de la loi de 1970 à la fois une loi « rempart » et une loi « pédagogique » pour la « jeunesse » a conduit l’État à privilégier la justice et la médecine comme formes de

2 « En créant une incrimination, ils faisaient appel à une autre fonction de la loi pénale qui a été d’exorciser les peurs et de rassurer sur leur choix de société les adultes d’après mai 68 » (Bernat de Celis 1996, p. 165).

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régulation pour lutter contre la drogue. La loi a pour but de « rapatrier dans le monde des individus qui s’en sont absentés en ingérant un produit » (Ehrenberg 1995). Ehrenberg utilise l’expression « abstinence républicaine » pour montrer que l’objectif d’abstinence est la traduction sanitaire de la velléité d’éradication des drogues sous-tendue par la conception française républicaine de la citoyenneté.

Même si le volet sanitaire est rattaché à l’hôpital psychiatrique avec les cures de désintoxication, le « champ spécialisé en toxicomanie » (Bergeron 1999) s’en démarque rapidement pour mettre en place le dispositif de soin anonyme et gratuit prévu par la loi. La majorité des psychiatres de l’époque se montrent, en effet, peu désireux de s’occuper de toxicomanes. Bergeron retrace l’histoire des « intervenants en toxicomanie », groupe professionnel qui a fondé les premiers centres de soins spécialisés dans les années 1970, avant d’acquérir durablement le monopole des prises en charge. Il s’agit d’un groupe hétérogène composé à la fois de travailleurs sociaux, de psychologues cliniciens et de psychiatres. Ces derniers sont peu nombreux mais toutefois dominants : ils décideront des orientations théoriques adoptées par l’ensemble du groupe. Ils s’illustrent par leurs prises de position anti-asilaires, ce qui les marginalise au sein de la psychiatrie classique (Ehrenberg 1995, 1996 ; Bergeron 1999) : « La première génération de psychiatres intervenant sur la drogue se caractérise par son refus de faire une carrière psychiatrique ou par son échec dans ses ambitions professionnelles. La naissance du secteur spécialisé s'opère ainsi dans le contexte anti-institutionnel des années 1970. » (Ehrenberg, 1996, p.10). Le premier centre spécialisé en toxicomanie, Marmottan à Paris, est fondé en 1971 par le psychiatre Claude Olievenstein, chef de file des intervenants en toxicomanie. En publiant de nombreux ouvrages sur le sujet, Olievenstein a contribué à former les premières générations d’intervenants et à établir les fondements de leur conception du « soin ». Marmottan est une structure ambulatoire, qui se veut ouverte sur la ville, en accord avec le principe de lutter contre l’enfermement des toxicomanes et, par là même, contre le statut de malades que leur attribue la loi de 1970 (Ehrenberg 1995; Bergeron 1999). Durant les vingt années qui suivront, les intervenants en toxicomanie s’opposeront activement à la « médicalisation » de la toxicomanie et aux risques de contrôle social qui l’accompagnent, contribuant à exclure les médecins et les médicaments des options de soin envisageables.

À la fin des années 1970, le groupe des intervenants en toxicomanie s’unifie progressivement autour d’un socle théorique commun : la psychanalyse (Bergeron 1999,

63 p. 95-139). La toxicomanie, dès lors, en vient à être considérée non comme une maladie mentale ou une structure de la personnalité, mais comme « le symptôme, comme il y en a beaucoup d’autres, d’une souffrance psychique profonde qui trouve son origine dans les ténèbres de la plus jeune enfance » (Bergeron 1999, p. 106). De ce fait, la thérapie doit agir sur les causes de ce symptôme, par un retour dans la biographie du « sujet » : l’objet de l’intervention en toxicomanie se dissout donc dans celui du travail psychanalytique classique (ibid.).

Comme le soulignent Bergeron et Ehrenberg, la psychanalyse est avant tout une « toile de fond théorique » (Bergeron, 1999) qui permet de donner un cadre explicatif à la toxicomanie et d’asseoir la légitimité de l’intervention des professionnels. Sur le plan thérapeutique, elle est rarement appliquée à la lettre 3. Antipsychiatrie et psychanalyse constituent « le soubassement de prises en charge visant moins à pratiquer des psychanalyses de toxicomanes, restées très marginales, qu'à mettre en place des accompagnements non coercitifs ancrés dans une problématique de l'inconscient. » (Ehrenberg 1996, p.9). La psychanalyse devient la caution scientifique des positionnements antipsychiatriques des intervenants en toxicomanie, ce qui leur permet de se constituer en groupe professionnel reconnu par l’État (Bergeron 1999).

Leur « modèle d’intervention » désormais professionnalisé s’organise autour de la « libération de la parole du toxicomane » (Bergeron 1999). Toute autre option de soin est progressivement exclue et dénigrée, en particulier la méthadone et les communautés thérapeutiques considérées comme trop coercitives (Bergeron 1999; Coppel 2002). Sur ce point, les intervenants en toxicomanie convergent avec la position de l’État : le rapport Pelletier, en 1978, officialise politiquement le rejet de ces deux options alternatives (Pelletier 1978). La méthadone représente, selon les intervenants en toxicomanie, le danger d’une « médicalisation » de la toxicomanie : elle se contente de masquer le symptôme sans en éliminer les causes. De plus, tout comme les législateurs, les intervenants considèrent l’abstinence de tout produit comme un pré-requis pour entreprendre une démarche de soins. Pour les pouvoirs publics de l’époque, renoncer à la désintoxication équivaudrait à « favoriser une politique laxiste ou purement managériale des drogues » (Ehrenberg 1995, p.112). Pour les intervenants en toxicomanie, être abstinent c’est être « sujet », alors qu’être sous l’emprise

3 Il est d’usage de parler de thérapies « d’inspiration psychanalytique » pour mettre l’accent sur les « aménagements théoriques et méthodologiques » opérés par les intervenants pour s’adapter au public des « toxicomanes » (par exemple, le renoncement à la régularité des séances et à leur paiement, la participation du thérapeute à « l’élaboration » verbale…) (Voir Bergeron 1999).

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d’un produit ou d’un médicament revient à être « objet » , « jouet de la drogue » (Gomart 2004). La convergence des vues de l’État et des intervenants provoque donc, au cours des années 1980, un « repli du champ sur lui-même » (Bergeron 1999), avec la montée en puissance d’un « couple d’acteurs » : la Direction Générale de la Santé et l’ANIT (Association Nationale des Intervenants en Toxicomanie4), réunies par une conception du soin fondée sur la psychanalyse et le sevrage (Bergeron 1999). Ce « couple d’acteurs » détient alors durablement le monopole de l’expertise en matière de drogues, invalidant d’emblée les critiques émanant d’acteurs extérieurs qui pointent, notamment, l’inadéquation du dispositif avec les besoins des « toxicomanes » des années 1980 (Ehrenberg 1995; Bergeron 1999; Coppel 2002). Ainsi, selon Ehrenberg et Bergeron, le consensus de l’État et des intervenants en toxicomanie autour du « triangle abstinence-désintoxication-éradication » (Ehrenberg 1995) est l’une des principales raisons du « retard français » (Bergeron 1999) pour l’adoption d’une politique de réduction des risques déjà à l’œuvre dans d’autres pays5.

Le refus gouvernemental d’abandonner l’idéal d’abstinence (Ehrenberg 1995), ainsi que l’hégémonie de la psychanalyse et de l’anti psychiatrie portées par les intervenants en toxicomanie (Bergeron 1999, Coppel 2002), ont donc contribué à exclure à la fois les TSO et les médecins. L’exclusion de la médecine participe ici de rapports de pouvoir entre groupes d’acteurs autour de la définition d’un problème et de son traitement par des politiques publiques. On peut mobiliser l’analyse de Claude Gilbert et Emmanuel Henry (2009) sur la construction des problèmes publics : « [Les problèmes publics] doivent être resitués par rapport à des processus antérieurs plus ou moins longs et stabilisés ayant constitué certains groupes comme ‘‘propriétaires’’ d’un problème et ayant fixé les contours de sa définition. […] Dans certains cas, ces groupes réussissent à garder la mainmise sur la définition du problème et sur l’action publique qui lui est liée en excluant, avec plus ou moins de succès, les groupes concurrents. » (Gilbert, Henry, 2009, p.18)

Or, dans les années 1990, les médecins sont loin d’occuper une position dominante dans la définition du « problème » de la toxicomanie. La conception neurobiologique de la

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L’ANIT est devenue l’ANITeA (pour Addictions) dans les années 2000 puis, aujourd'hui, la Fédération Addictions. Même si certains de ses membres sont présents depuis les débuts, sa position concernant le soin s’est considérablement modifiée, elle soutient maintenant activement la réduction des risques et les TSO.

5 Par exemple, en Grande-Bretagne, le soin en toxicomanie s’est formé d’emblée en incluant une pluralité d’acteurs, ce qui a donné lieu à une diversité d’initiatives : « Au pluralisme des réseaux d'acteurs formés autour de la question de la drogue [en Grande-Bretagne] s'oppose, en France, la fermeture couple DGS/ANIT qui a eu pour conséquence l'exclusion des organisations et acteurs porteurs de conceptions alternatives » (Hudebine 2001, p. 176).

65 dépendance aux drogues, portée par des psychiatres, est très impopulaire en France. Coppel note qu’à l’époque « on pouvait être spécialiste de la toxicomanie sans jamais avoir entendu parler de neurotransmetteur ou d’endorphine » (Coppel 2002). Selon cette auteure, « l’information sacrilège a été diabolisée avec un argumentaire hybride, qui, des valeurs républicaines à la dénonciation du contrôle social en passant par la psychanalyse, a construit un consensus idéologique sans faille pendant près de vingt ans » (ibid.). Pour l’État comme pour les intervenants en toxicomanie, la figure du médecin prescripteur de méthadone oscille entre l’agent de contrôle social et le « dealer en blouse blanche ». Dans ce contexte, on voit mal comment la profession médicale − à l’exception des psychiatres « dissidents » fondateurs de l’intervention spécialisée − aurait pu trouver sa place dans le champ du soin de la toxicomanie.

1.1.2. Les prescriptions officieuses des généralistes : quand les recours des usagers de

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