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Quand le Réseau définit ce que doit être la substitution en médecine générale

La substitution à Toulouse : les généralistes dans la mise en œuvre locale d’une politique

2. Des médecins généralistes acteurs de la politique locale

2.2. Promouvoir les bonnes pratiques substitutives en médecine générale : une mission du Réseau une mission du Réseau

2.2.2. Quand le Réseau définit ce que doit être la substitution en médecine générale

Le Réseau s’inscrit en organe de diffusion des « bonnes pratiques » en utilisant plusieurs vecteurs. D’une part, il met en place une « charte de bonnes pratiques » que tous les membres doivent signer et approuver. Il organise aussi des formations à destination des généralistes, et rédige des brochures à leur intention. En 2000, il édite un « Manuel pratique pour la prise en charge de la toxicomanie aux opiacés en médecine de ville et à la pharmacie », qui sera réactualisé plusieurs fois par la suite. Ce document insiste sur la nécessité d’une prise en charge « globale » multi-partenariale. Il récapitule différentes règles à suivre pour la prescription de TSO : le déroulement de la première consultation, les principes légaux de prescription, la conduite à tenir face à la transgression des règles, etc. Ce « manuel » a également pour objectif de rassurer les généralistes réticents à prendre en charge des patients substitués. Le Réseau cherche à mettre fin aux idées reçues sur les « toxicomanes » en insistant notamment sur les bons taux d’observance des TSO. Dans sa

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troisième édition de 2005, le manuel indique que le TSO est à envisager dans le cas où le patient refuse le sevrage, ce qui diffère des recommandations de l’ANAES. On y retrouve aussi la définition de la toxicomanie comme « symptôme », portée par les intervenants en toxicomanie : ce manuel est donc le fruit d’un Réseau encore fortement marqué par la psychanalyse. Enfin, la brochure fournit les adresses des différents centres spécialisées membres du Réseau, décrits comme des acteurs indispensables de la prise en charge « globale ».

Diffuser les « bonnes pratiques » c'est donc également diffuser la norme de pratique « en réseau », qui est toujours décrite comme le point crucial de la prise en charge. On l’a vu plus haut, selon le Réseau, les médecins généralistes « isolés » des autres professionnels sont les plus exposés aux problèmes de détournements des MSO. Pour un médecin hospitalier fondateur du Réseau, il est « urgent » que les « médecins isolés » qui « ont eu des prescriptions non-conformes aux bonnes pratiques », « se forment et participent au Réseau ville-hôpital » (La Lettre de Graphiti, 2004). Les bonnes pratiques promues par le Réseau reposent avant tout sur l’idée que la prise en charge ne se réduit pas à la prescription du médicament et implique des acteurs du domaine psychologique et social.

Se faire le garant d’une certaine conception des « bonnes pratiques » signifie véhiculer ce qui peut être considéré par d’autres comme une pensée unique, une doxa n’autorisant pas d’autres méthodes de travail. Par exemple, aujourd’hui, des acteurs de la réduction des risques dénoncent la politique de dissuasion de la prescription de sulfates de morphine, que le Réseau a menée durant de nombreuses années. Selon ces acteurs, le choix du Réseau est discutable au vu des complications veineuses liées à l’injection du Subutex. C’est un choix local, puisque la situation est différente dans d’autres régions ou dans d’autres villes de la Haute Garonne. Un généraliste du Réseau s’en glorifie en nous l’expliquant :

« [Les sulfates de morphine] c’était pas un bon traitement de substitution, donc petit à petit on les a laissés tomber. Ils en faisaient des mésusages, surtout le Skénan il y en avait qui l’injectaient donc c’était presque comme si ils avaient de la drogue sur ordonnance, le Skénan. […] Ici ça a été très vite abandonné parce qu’on a compris que c’était pas un bon produit de substitution. Il y avait des régions historiquement comme Montpellier, pourquoi eux l’ont prescrit pendant longtemps, eux ils avaient l’habitude de ça, ils ont continué pendant longtemps. » (Médecin généraliste coordonateur réseau, entretien, 2011)

165 Les responsables du Réseau justifient leur choix en évoquant les « détournements » possibles des sulfates de morphine. Il s’agit pour eux de construire une frontière entre « médicament » et « drogue », qui, on l’a vu au chapitre précédent, est largement fluctuante et peut faire l’objet de controverses.

De même, au début des années 2000, le Réseau lance une vaste campagne auprès des généralistes du département contre la prescription de Rohypnol aux « toxicomanes »24. Selon le Réseau, ce médicament est trop souvent « détourné », il n’est « jamais consommé normalement » (Affiche contre le Rohypnol diffusée par Passages, 2000). Quelques années plus tard, cette opération a été renouvelée pour le Rivotril, une autre benzodiazépine faisant l’objet de « détournements ». Or, un généraliste que nous avons rencontré propose un discours alternatif à celui du Réseau. Il travaille seul, et est particulièrement critique concernant ce qu’il nomme une « charia » contre les benzodiazépines :

« Je suis en opposition avec la charia lancée contre les benzodiazépines par un certain Réseau, Passages, où je suis, d’ailleurs, mais j’y vais pas. Et parce que… ils ne veulent pas en donner, ils préfèrent que les gens mentent là-dessus. Et moi non. Moi je pense que c’est une famille incontournable, les benzodiazépines donnent une qualité de tranquillité qu’on ne peut pas substituer par autre chose, par d’autres familles de tranquillisants. J’ai vu des gens, qui sont arrivés de là bas, de chez ces médecins là, qui sont écrasés par les neuroleptiques ou par un truc qui ne marche pas. » (Dr Albert, médecin généraliste, entretien, 2011)

Ce médecin propose une contre-expertise, il défend des normes de bonnes pratiques alternatives, fondées par lui-même à partir de son expérience. Il ne peut cependant pas les faire valoir au niveau local où le Réseau Passages est largement reconnu. En contestant les normes promues par le Réseau, ce médecin se retrouve isolé localement, et stigmatisé pour ses « mauvaises pratiques ». Le président du Réseau ira jusqu’à nous dire qu’il représente pour lui « l’antéchrist ». Albert est systématiquement exclu des discussions alors qu’il pèse un poids certain dans les prises en charge au niveau local, du fait de son volume élevé de prescriptions – il déclare avoir 500 patients sous TSO, et même si ce chiffre est probablement surévalué pour nous convaincre de l’importance de son rôle, il est vraisemblablement le plus gros prescripteur de la ville. Nous avons là un phénomène de marginalisation des pratiques

24 Le Réseau a diffusé plusieurs messages d’information sur les méfaits de cette benzodiazépine, il a également envoyé à tous les généralistes de Haute Garonne des affiches explicatives intitulées « Pourquoi nous ne prescrivons ni ne délivrons du Rohypnol en matière de toxicomanie », en invitant les praticiens à les apposer dans leur salle d’attente.

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déviantes au sein d’un groupe professionnel, tel qu’il est décrit par Freidson (1984) : lorsque le Réseau, dominant localement, stigmatise les pratiques du Dr Albert, il incite du même coup les autres médecins à s’aligner sur sa conception des bonnes pratiques.

Pour contrer sa marginalisation locale, le Dr Albert en vient à chercher des alliés extérieurs auprès desquels diffuser son expertise : les laboratoires pharmaceutiques ou des médecins étrangers rencontrés lors de congrès.

« Ça c’est français, et peut-être toulousain, mais enfin. J’ai été, parce que je prescris beaucoup, Subutex25 m’a envoyé au congrès mondial de lutte contre la toxicomanie à Berlin en 2010. Et là il y avait, donc, c’était organisé par un prof australien, avec une vingtaine de spécialistes américains etc., et la question bien sûr était posée par les Allemands, par les Belges : ‘‘Il faut surtout pas donner de tranquillisants, benzodiazépines, et tout ça, les gens meurent, arrêts respiratoires’’, enfin des tas de conneries. Et ils ont eu la surprise de voir les américains, qui ont beaucoup d’expérience avec les toxicos, et les australiens : ‘‘Non, il faut, comme tous les médicaments, les gérer avec prudence, circonspection et précision, et dans ces conditions ben ça marchera’’. Ça apporte un service incontournable, enfin, non remplaçable, non substituable par un autre. Ce que j’ai toujours pensé. Ceci dit, ils me prennent tous pour le diable parce que je donne de la [inaudible] ou du Lexomil. » (Dr Albert, médecin généraliste, 500 patients TSO, entretien, 2011)

Malgré son isolement local et sa marginalisation du champ de la substitution à Toulouse, il tente de marquer son appartenance à un collectif plus vaste en se constituant un réseau de contacts à l’extérieur de la ville et même du pays.

Pourtant, le Dr Albert est membre du Réseau. Ce qui peut paraître paradoxal à première vue contribue à étayer l’idée selon laquelle le Réseau est très puissant localement. Être membre peut, en quelque sorte, servir de gage de bonnes pratiques, de garantie auprès des tutelles comme l’assurance maladie et l’Ordre des médecins :

« La sécu savent que les gens qui font partie du Réseau, la plupart des médecins qui y sont connaissent bien le sujet, n’ont pas de difficultés avec les prescriptions, ils se méfient plus des gens qui sont seuls qui prescrivent dans leur coin sans savoir quoi faire. » (Médecin généraliste coordonateur Réseau, entretien, 2011)

Le Dr Albert est en procès avec l’assurance maladie pour des prescriptions abusives. Selon un de ses patients, il aurait même été suspendu quelques mois. Un autre enquêté, le Dr

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167 Édouard, a dû faire face à des différends avec l’assurance maladie, après quoi il a adhéré au Réseau. Ainsi, être membre sur le papier ne présume pas forcément de la participation aux réunions organisées par le Réseau, ni du travail en « partenariat » promu par ce dernier, ni même de la conformité aux « bonnes pratiques » qu’il véhicule. Par contre, le Réseau étant reconnu auprès des tutelles, y adhérer peut constituer une protection contre d’éventuelles attaques en justice. Les généralistes-experts fondateurs du Réseau ont acquis la reconnaissance de leurs pairs, des tutelles, ainsi que des institutions spécialisés. Ils sont parvenus à asseoir la légitimité de la médecine générale en matière de TSO en présentant leur conception des bonnes pratiques comme la seule valable : tous les généralistes locaux sont obligés d’y souscrire, au moins en apparence.

2.3. Devenir prescripteur : la politique publique à l’épreuve du temps

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