• Aucun résultat trouvé

La substitution à Toulouse : les généralistes dans la mise en œuvre locale d’une politique

2. Des médecins généralistes acteurs de la politique locale

2.2. Promouvoir les bonnes pratiques substitutives en médecine générale : une mission du Réseau une mission du Réseau

2.2.1. Se démarquer des « dérives »

2.2.1. Se démarquer des « dérives »

Après la mise sur le marché du Subutex, les débats entre professionnels dans la Lettre

de Graphiti et la revue Pratiques se déplacent. Les TSO sont toujours au devant de la scène,

mais il ne s’agit plus désormais de débattre sur le bien-fondé de donner des médicaments, puisque la politique officielle a maintenant tranché et le « partenariat » local est en fonction. À partir de 1997-1998, c’est sous l’angle du trafic de Subutex que la substitution est abordée dans les différentes contributions. La question du trafic semble se poser de manière accrue à Toulouse. Une enquête régionale comparative de l’OFDT (Cadet-Taïrou, Cholley 2004) en atteste : au début des années 2000, Toulouse est la deuxième ville en nombre de patients ayant plus de 5 prescripteurs (10,6% des patients). Ces patients représentent alors à eux seuls près du tiers des prescriptions. Les auteurs notent que Toulouse, à l’instar de Paris, Bobigny et Marseille semble « connaître une activité de revente assez intense : entre 21% et 40% des doses seraient potentiellement détournées » (ibid., p. 68) Cette situation ne manque pas d’alarmer les soignants du Réseau Passages ainsi que l’assurance maladie.

Dans la Lettre de Graphiti, en 1997, un médecin du centre méthadone s’inquiète déjà de « la situation du Subutex en médecine de ville ». Les généralistes sont fortement mis en cause dans les phénomènes de revente au marché noir : les soignants dénoncent, entre autres, leur manque de formation. L’argument classique de l’incompétence des généralistes est régulièrement rappelé tout au long des années par divers acteurs dans les bulletins et les conférences21. En 1998, dans la Lettre de Graphiti, un généraliste du Réseau tente de défendre ses confrères. Sans nier l’ampleur du trafic, il insiste sur le manque de moyens des généralistes pour repérer les patients « dealers ». Selon lui, les généralistes n’ont pas à « culpabiliser » car ils ne peuvent, à eux seuls, endiguer ce phénomène. Il en déduit que la lutte contre le trafic n’est pas l’affaire des médecins, mais bien celle de la CPAM qui, assure-t-il, aurait les moyens de déceler les patients qui consultent plusieurs médecins. On peut imaginer que les sollicitations publiques du Réseau envers la tutelle, additionnées aux chiffres alarmants de l’OFDT, sont des éléments qui ont motivé l’assurance maladie de Haute

21 Comme on l’a vu au chapitre précédent, la crise de légitimité des généralistes n’est pas un phénomène proprement local.

161 Garonne à mettre en place, en 2004, un dispositif de contrôle renforcé des prescriptions et délivrances de Subutex22. Selon l’un des généralistes coordonnateurs, le dispositif a été instauré « en concertation avec le Réseau ».

Ce dispositif de contrôle de grande ampleur va alors provoquer la révélation médiatique des « affaires » du Subutex évoquées au chapitre précédent : les trafics organisés, impliquant des médecins généralistes et des pharmaciens, mis en lumière par les investigations de la CPAM. Les scandales éclatent au moment où le Réseau Passages fête ses 10 ans, et où des recommandations de bonnes pratiques pour les TSO viennent d’être publiées par l’ANAES23 (ANAES, FFA 2004). Dès lors, le Réseau et ses généralistes coordonnateurs n’auront de cesse de se démarquer des « dérives », en s’érigeant comme garants des bonnes pratiques substitutives en médecine générale. La stigmatisation politico-médiatique des généralistes amène ainsi des prises de position de la part du Réseau : défendre les bonnes pratiques, condamner les mauvaises, pour mieux défendre la politique de substitution en médecine générale.

L’affirmation des bonnes pratiques passe, en effet, par la dénonciation des mauvaises. On remarque une méfiance du Réseau face aux « gros titres » des médias, une volonté de discerner le vrai du faux. En mai 2004, Graphiti organise une soirée d’information intitulée « substitution, bonnes pratiques et dérives », dans l’objectif de répondre aux questions des professionnels et d’atténuer l’affolement suscité par les médias. En réagissant aux attaques médiatiques envers le Subutex, le Réseau cherche également à rassurer les médecins généralistes, pour éviter que ces derniers ne renoncent à prescrire par peur des contrôles et des sanctions :

« Sur le réseau des médecins et des pharmaciens, suite aux multiples contrôles de la CPAM, de nombreux professionnels se sont découragés et démotivés. Se pose à terme le problème d’un réseau suffisant. Il faut travailler dans ce sens, recenser et étoffer le réseau. » (Médecin généraliste coordonateur Réseau, Revue Pratiques, n°20, 2006)

22 Les contrôles consistent à repérer, à partir des volumes de médicaments remboursés, les patients ayant plusieurs prescripteurs ou des doses de Subutex supérieures au maximum autorisé. Les patients sont ensuite convoqués par le médecin conseil de l’assurance maladie et sommés de choisir un médecin et un pharmacien « référents » pour le Subutex. Ces derniers seront dès lors les seuls habilités à prescrire et à délivrer le Subutex. À Toulouse, chaque médecin qui a prescrit au patient est notifié par un courrier l’informant du choix de ce dernier, de même que tous les pharmaciens de la ville. Ce dernier point a suscité des problèmes d’anonymat et de secret professionnel, ce qui a forcé la CPAM de Haute Garonne à mettre fin au dispositif en 2011.

23

162

Le Réseau affirme son soutien à l’initiative de contrôle de la CPAM, en se désolidarisant totalement des généralistes impliqués dans les « affaires ». Ses fondateurs cherchent à montrer que les pratiques contestables ne sont pas l’apanage de tous les généralistes :

« Si certains ont eu des pratiques mafieuses, ils seront condamnés et nous ne les soutiendrons pas. » (Médecin hospitalier, La lettre de Graphiti, n°36, 2004)

« Hors de question de considérer que l’arbre cache la forêt, et au fond si ce qui est dit s’avérait vrai, ce serait une bonne occasion d’élaguer l’arbre. » (Intervenante en toxicomanie, Pratiques, n°17, 2004).

Aujourd’hui encore, les coordonateurs sont soucieux de rappeler que jamais les membres du Réseau ne se sont livrés à des trafics :

« Il y avait eu aussi une histoire de médecin qui en prescrivait en grande quantité, de mèche avec le pharmacien, et qui en fait n’était pas délivré, c’était un détournement d’argent, il y a eu des magouilles comme ça aussi. Mais c’était pas…sur le Réseau lui-même nous on a jamais eu de problèmes. […] Un médecin a été inquiété parce qu’il avait fait du trafic, lui il avait fait du trafic. Il faisait pas partie du Réseau, hein, tous les faits divers qu’il y a eu ça a pas été des gens du Réseau. Mais il y a eu une histoire d’un gars qui a fait du trafic, qui a été suspendu, qui avait fait du trafic. Mais d’ailleurs c’était pas qu’avec le Subutex c’était aussi d’autres produits, il y a eu une histoire de fait divers comme ça, je sais même pas qui c’est, mais qui avait fait du trafic avec les cartes Vitales, les consultations, un barjot, quoi, un fou. » (Médecin généraliste coordonateur réseau, entretien, 2011)

Ce discours, qui établit bien la différence entre « eux » et « nous », va jusqu’à présenter comme pathologique le comportement des médecins trafiquants, en le plaçant du côté de la folie. Il s’agit là d’un discours reposant sur l’exclusion, qui a pour vocation de se démarquer des pratiques déviantes. Comme l’ont montré Elias et Scotson (1997), les acteurs construisent une cohésion collective en excluant d’autres acteurs aux pratiques jugées déviantes (outsiders), afin d’asseoir leur propre légitimité et celle des valeurs qu’ils défendent. La condamnation des « dérives » participe ainsi d’une volonté de prouver la légitimité des généralistes du Réseau pour prescrire des TSO. Il s’agit d’éviter une stigmatisation de tous les généralistes prescripteurs, et par là même du Subutex, dont les « pionniers » ont eu tant de mal à défendre les bienfaits pour les patients. Établir des règles, ici, c’est aussi établir les frontières de la prise en charge substitutive en médecine générale, en rejetant hors d’elle les pratiques déviantes.

163 De plus, les généralistes du Réseau tentent de minimiser les « dérives » à l’échelle de la ville. Elles sont décrites comme des pratiques marginales, qui seraient le fait d’un petit nombre de médecins « isolés » au double sens du terme : des cas isolés, et des médecins isolés du Réseau et des professionnels spécialisés. Dans la Lettre de Graphiti, le président du Réseau insiste sur la bonne qualité globale des prises en charge « à l’exception d’une pincée de médecins pour le moins folkloriques » (Médecin généraliste président du Réseau Passages, La

Lettre de Graphiti, n°36, 2004). Par ce discours excluant, le Réseau affirme que la politique

de substitution en médecine générale reste une bonne solution malgré les attaques médiatiques.

Aujourd’hui, cette même volonté de conserver une légitimité durement acquise se retrouve dans le projet d’exclure du Réseau les médecins jugés hors normes, c'est-à-dire ne respectant pas les bonnes pratiques promues par ce dernier :

« On en a même un qui est un peu limite, qui a des pratiques un peu limite, on s’est même posé la question de l’exclure ou pas. Je me rappelle même plus son nom. […] Il est trop limite, quoi, des pratiques…Et, donc à un moment donné on s’est posé la question. » (Médecin généraliste coordonateur Réseau, entretien, 2011)

Outline

Documents relatifs