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Devenir prescripteur : la politique publique à l’épreuve du temps biographique biographique

La substitution à Toulouse : les généralistes dans la mise en œuvre locale d’une politique

2. Des médecins généralistes acteurs de la politique locale

2.3. Devenir prescripteur : la politique publique à l’épreuve du temps biographique biographique

Le tableau dépeint ici ne serait pas complet sans évoquer la manière dont l’initiative du Réseau de diffuser la substitution à un grand nombre de généralistes, a rencontré la carrière de certains médecins enquêtés lorsqu’ils sont devenus prescripteurs. Afin de suivre le fil conducteur de l’articulation des échelles et niveaux d’action, il convient d’ouvrir une réflexion sur la rencontre entre l’histoire collective de la mise en œuvre locale d’une politique publique et l’histoire biographique de la vie professionnelle des acteurs impliqués.

Une typologie des modes d’entrée dans la pratique substitutive permet de déceler la double influence des confrères (en particulier les « pionniers » fondateurs du Réseau), mais aussi des patients. L’entrée dans la prescription suite à une « demande », qui rappelle la spécificité d’un mode d’exercice sous la « dépendance du client » (Freidson 1984), ne doit pas être négligée. La demande des patients est porteuse d’enjeux différents selon qu’elle a lieu avant ou après l’autorisation officielle des TSO en médecine de ville.

2.3.1. L’influence des confrères

Le Réseau a grandement contribué à la rencontre entre la politique publique des TSO et la carrière individuelle des médecins prescripteurs. En accord avec leur objectif de promouvoir la substitution en médecine générale, ses membres actifs ont su mobiliser les

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généralistes pour prescrire, comme en témoignent les récits de certains enquêtés :

«-J’ai commencé par l’entremise d’un collègue qui s’en occupait beaucoup, et qui comme toujours a su jouer sur la fibre sensible, ‘‘tes gosses vont être toxicos, t’auras rien fait’’, voilà, je me suis mis un petit peu à en faire, effectivement.

- C’est lui qui vous y a initié ?

-Disons que j’en faisais, comme Jourdain, un petit peu au petit bonheur la chance, et que là j’ai contacté, j’ai suivi pas mal de congrès de…du groupe avec qui il travaillait, Passages. » (Dr Patrick, médecin généraliste, entretien, 2011)

Les « pionniers » rencontrés expliquent qu’ils ont, chacun individuellement, essaimé leurs pratiques auprès de collègues qu’ils rencontraient dans des collectifs autres (formation médicale continue, groupes de travail sur l’adolescence ou le VIH, etc.), ou au sein de leur quartier. Ils cherchaient alors à se répartir les patients, tout en étendant l’accessibilité de la substitution en médecine générale.

Dans la même logique, pour d’autres enquêtés, c’est l’installation avec un associé déjà sensibilisé aux TSO qui a engendré l’entrée dans la pratique :

« Je m’associais à des médecins qui étaient là depuis longtemps, qui eux-mêmes faisaient la prise en charge de problèmes de toxicomanie, c’était à l’époque de l’arrivée du Subutex, donc c’était la transition entre le Temgésic qu’on prescrivait hors AMM, illégalement d’une certaine façon, et l’arrivée du Subutex et de la méthadone. Donc, en fait, moi j’ai commencé à exercer au moment de la mise en place des centres méthadone. Des premiers centres méthadone, et l’arrivée du Subutex. » (Dr Isabelle, médecin généraliste, entretien, 2010)

2.3.2. La demande des patients

La demande des patients, quant à elle, a d’abord influencé la démarche des « pionniers ». La plupart affirment se souvenir précisément de leur premier patient, souvent atteint du VIH, dont ils ont voulu soulager les souffrances en prescrivant un médicament opiacé :

« J’ai commencé à prescrire de la substitution en novembre 1993, à un patient qui était en sida terminal et qui prenait de l’héroïne. Pour lui j’ai décidé de commencer un traitement de substitution. Ça s’appelait pas traitement de substitution, il y avait pas de nom. Un traitement morphinique. Voilà. Il est mort depuis. Donc je l’ai fait, en toute illégalité. » (Dr André, médecin généraliste, entretien, 2010)

169 Contrairement aux « pionniers », plusieurs médecins racontent qu’ils refusaient de répondre aux demandes de prescription avant 1996, alors même qu’ils auraient souhaité apporter des solutions à ceux qui ne pouvaient pas encore être leurs patients. L’interdit légal les dissuadait de passer à l’acte. La demande n’était pas entendable. Par la suite, certains d’entre eux se sont d’emblée saisis de la possibilité de prescrire, dès que les MSO ont été autorisés. Certains sont même devenus des membres actifs du Réseau. Le revirement politique modifie le sens de la demande :

« Je me suis installée en 88, et à un moment donné j’ai commencé à recevoir, enfin à devoir accueillir des patients toxicomanes mais je ne savais pas trop comment faire. Et je les renvoyais sur des confrères du quartier, mais il y a eu de plus en plus de gens qui ne voulaient pas s’en occuper. Et puis finalement dans les années 1995 par là, je me suis dit ‘‘il faut que je me forme’’, et j’ai suivi une formation auprès d’un organisme qui s’appelle Graphiti. […] Et à ce moment là il y a le Subutex, en plus, qui est apparu. C’était le premier produit de substitution. Le Subutex est sorti en 1996 et ça a facilité tout de suite beaucoup les choses, il y avait une réponse concrète, même si c’est sûrement pas la seule, mais il y avait quand-même quelque chose à leur apporter, et surtout leur demande a changé, la demande des toxicomanes a changé. […] Auparavant ils demandaient des produits illicites, vous voyez, un détournement d’indication de produits existants, et moi j’avais du mal à me débrouiller au plan relationnel avec ça parce que je ne le voulais pas, j’exerçais toute seule, il y avait des menaces… Tandis que là, quand il y a eu le Subutex, on pouvait leur proposer, pour ceux qui ne voulaient pas de sevrage, on pouvait leur proposer autre chose. » (Dr Flore, médecin généraliste, entretien, 2010)

Enfin, certains médecins installés après 1996 affirment avoir répondu « naturellement » à la demande des patients, qui fait désormais partie de leurs missions officielles. La question de la légitimité de la demande, et par là même de la légitimité à prescrire, ne se pose plus :

« -Comment vous avez commencé à prescrire des traitements de substitution ?

- De façon très naturelle, avec les toxicomanes qui se présentaient à la consultation, donc depuis toujours. » (Dr Patricia, médecin généraliste, entretien, 2011)

« C’est parce que j’en ai eu la demande. C’était pas une volonté de ma part particulière de prendre en charge particulièrement cette population, mais ça me pose pas de problème non plus de les prendre en charge comme dans le reste de la médecine générale. Enfin, pour moi ça fait partie de mon travail. » (Dr Éliane, médecin généraliste, entretien, 2011)

Ainsi, la réponse faite aux sollicitations des patients ou des confrères varie en fonction du moment où la politique substitutive rencontre la carrière des médecins. Répondre à une

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demande, avant 1996, c’est se mettre dans l’illégalité, c’est aussi rétrospectivement, être nommé « pionnier » de la substitution. Après 1996, cette même demande entre dans les prérogatives ordinaires de la médecine générale. La politique publique et l’évolution des pratiques individuelles se trouvent intriquées : une demande n’a pas le même sens ni les mêmes implications en fonction du contexte politique propre à une époque. C’est ce contexte qui établit les conditions de possibilité de la rencontre entre un médecin et un patient donné.

Enfin, il faut remarquer que l’entrée des généralistes dans la pratique substitutive n’entraîne pas forcément leur implication à titre définitif. Certains des prescripteurs de la première heure (des « pionniers » ou leurs émules), se sont, dans un second temps, désinvestis en réduisant leur activité substitutive, ou en quittant le Réseau suite à des désaccords sur les bonnes pratiques et la manière de les transmettre :

« Il y a eu ces réseaux, là, où on s’est réunis avec pas mal de copains […] et puis…moi j’ai un peu abandonné.

-Pourquoi ?

- Je sais pas ce qu’ils font dernièrement, moi j’y suis allé un an ou deux, on tournait en rond, on passait notre temps à initier des jeunes qui voulaient le faire, ça va 5 minutes, quoi. Et à se donner bonne conscience, et à échanger nos valeurs. » (Dr Alain, médecin généraliste, entretien, 2011)

En complément à une analyse de la mise en œuvre locale de la politique substitutive, il nous a donc semblé primordial de souligner l’impact de la politique nationale, mais aussi des choix propres à sa déclinaison locale, sur les pratiques et trajectoires des médecins prescripteurs.

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