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Les prescriptions officieuses des généralistes : quand les recours des usagers de drogues devancent les politiques publiques

La politique substitutive à la lumière d’une triple rencontre

1. Les médecins généralistes dans les politiques des drogues en France : d’une émergence tardive à une légitimité contestée

1.1. De l’hégémonie du secteur spécialisé aux pratiques de substitution officieuses des généralistes

1.1.2. Les prescriptions officieuses des généralistes : quand les recours des usagers de drogues devancent les politiques publiques

Toutefois, à partir de la fin des années 1980, des recherches épidémiologiques remettent en cause à la fois l’hégémonie du secteur spécialisé en matière de prise en charge, et la réalité d’un dispositif qui fonctionnerait parfaitement sur la base du « tout abstinence ». En 1989, une enquête quantitative menée par Charpak et Hantzberg (Charpak, Hantzberg 1989) met en exergue la pluralité des recours des héroïnomanes, en s’intéressant pour la première fois aux médecins généralistes. Cette recherche se veut novatrice, puisqu’elle tente de fournir une alternative aux données issues des centres spécialisés en recrutant les enquêtés exclusivement dans d’autres institutions (services de police et médecine de ville). Elle fait apparaître que de nombreux héroïnomanes n’ont aucun contact avec le secteur spécialisé, ce qui remet en cause l’expertise officielle en termes de bonne accessibilité du soin. Selon les auteurs, le médecin généraliste constitue le « premier recours » des toxicomanes en cas d’urgence liée ou non à la drogue. En cela, il doit être considéré comme « un acteur important de la chaîne thérapeutique ». Cette enquête rend donc visibles pour la première fois les généralistes : leurs pratiques quotidiennes auprès des toxicomanes commencent à sortir de l’ombre dans laquelle la domination du secteur spécialisé les cantonnait jusqu’alors.

Quelques années plus tard, une autre enquête (Charpak, Nory, Barbot 1994), menée en 1992 sur un échantillon de 150 médecins généralistes, présente des résultats pour le moins inattendus. Les généralistes sont recrutés dans quatre régions de France, par tirage au sort

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dans l’annuaire téléphonique, ce qui garantit une variété de contextes d’exercice et permet d’approcher des médecins non déjà sensibilisés à la question des drogues. Or, seuls 12% des généralistes interrogés déclarent ne jamais recevoir de toxicomanes, alors que 15% en rencontrent plus de 20 par an. À partir de ces données, les auteurs estiment à 250 000 la « file active » annuelle des héroïnomanes clients de la médecine générale dans les quatre régions envisagées. Ces chiffres attirent l’attention sur « l’importance quantitative de cette forme de prise en charge » que les auteurs mettent en comparaison avec les 26 900 toxicomanes répertoriés par le ministère de la santé dans les centres spécialisés et les sevrages hospitaliers. Par ailleurs, un tiers des généralistes interrogés souhaitent avoir une implication active dans la prise en charge des toxicomanes, les autres étant plus partagés mais pas totalement fermés à l’éventualité d’en suivre quelques-uns. Les généralistes déplorent un manque de relations avec les intervenants spécialisés, ce qui confirme le « repli du champ » constaté par Bergeron.

Cette enquête met en exergue, d’une part, le nombre élevé de recours des toxicomanes à la médecine générale en 1992, alors même que le généraliste n’est pas encore un interlocuteur reconnu par les politiques publiques, et d’autre part, le fait que les généralistes répondent souvent positivement à ces sollicitations : 70% des médecins interrogés déclarent prescrire ou avoir déjà prescrit divers médicaments à des héroïnomanes. Les médicaments cités sont principalement des anxiolytiques (Tranxène), antalgiques (Di-Antalvic), neuroleptiques (Rohypnol), mais également des morphiniques, en particulier le Temgésic (buprénorphine bas dosage à indication analgésique), utilisé par un tiers des prescripteurs de l’enquête. Cependant, les auteurs soulignent que plusieurs médecins ont renoncé à prescrire ce dernier médicament, sous l’effet d’un changement de son encadrement législatif : son utilisation a été vigoureusement dénoncée par les intervenants en toxicomanie (Coppel 2002), ce qui a conduit à son classement au tableau des stupéfiants et à l’imposition de sa prescription sur « carnet à souche »6. Par cette action, comme par la traduction en justice de généralistes prescripteurs (voir plus bas), le gouvernement et le secteur spécialisé imposent vivement leur conception du soin contre les pratiques de prescription officieuses des généralistes.

L’enquête de 1992 témoigne de l’importance non seulement des généralistes, mais aussi des médicaments, dans la prise en charge de la dépendance aux opiacés à l’époque. Les

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67 auteurs remarquent que « la prescription de Temgésic, même prudente et raisonnée, dépasse largement la substitution officielle par la méthadone qui était encore limitée à 50 toxicomanes pour toute la France au moment de l’enquête. »7 (Charpak, Nory, Barbot 1994). Malgré la politique officielle du « tout abstinence » qui se manifeste dans le rejet de la méthadone, des médicaments jouaient depuis longtemps un rôle souterrain dans le soin des toxicomanes. Les médecins généralistes, en prescrivant du Temgésic pour pallier le manque de leurs patients, palliaient du même coup les effets néfastes de l’exigence de désintoxication qui limitait l’accès aux institutions de soin.

À ce sujet, plusieurs auteurs émettent l’hypothèse que l’État et le secteur spécialisé, tout en prônant officiellement l’abstinence, reconnaissaient la nécessité d’un recours aux médicaments, en laissant plusieurs spécialités à base de codéine en vente libre en pharmacie (Bergeron 1999 ; Augé Caumon et al. 2002 ; Coppel 2002). Selon Coppel, « il s’agit bien d’un choix que l’administration de la santé, alliée aux spécialistes, impose subrepticement à la classe politique. Georgina Dufoix a bien tenté d’interdire [les spécialités codéinées], mais les spécialistes français en ont maintenu la vente libre, en cohérence avec leur refus des traitements de substitution. Le produit devait jouer un rôle de sortie de secours pour soulager le manque à défaut d’héroïne, et cette fonction ne devait pas être confondue avec un traitement de la toxicomanie. » (Coppel 2002, p. 275). Augé Caumon et al. (2002), dans un rapport ministériel sur l’accès à la méthadone, dénoncent également ce qu’ils considèrent comme une hypocrisie de l’État français : la codéine, largement utilisée comme « substitution sauvage » par les usagers d’héroïne, a longtemps fait office de « soupape » en contribuant à « maintenir la croyance en la possibilité de se passer de traitements de substitution prescrits » (Augé-Caumon et al. 2002, p. 7). L’État évite ainsi de modifier sa ligne de conduite officielle. Augé-Caumon et ses collègues précisent qu’en 1994 « on estimait à 50 000 le nombre de personnes qui faisaient un usage quotidien de la codéine en auto-substitution en France, et les ventes de Néocodion étaient d’un million de boîtes par mois ». Le rôle des pharmaciens d’officine dans les prémisses de la substitution doit donc également être souligné. Comme les médecins généralistes, ils constituent à l’époque des recours de proximité pour de nombreux consommateurs d’opiacés qui tentent de contourner la politique officielle. Les généralistes et les pharmaciens ont été amenés à adopter une politique de réduction des risques avant l’heure, en fournissant des solutions d’urgence aux usagers de drogues ne fréquentant pas le dispositif spécialisé.

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Par ailleurs, en 1992, un groupe de généralistes revendique publiquement des pratiques substitutives dans le journal Le Monde8. Ces médecins défendent la légitimité de leurs prescriptions alors illégales, et revendiquent une compétence dans le suivi des usagers de drogues. Ils exigent surtout la mise à l’agenda d’un changement de politique vers la réduction des risques. Le Dr Jean Carpentier, à Paris, fait figure de leader de ce mouvement des « pionniers » de la substitution, qui regroupe des généralistes issus de tout le pays. Il publie plusieurs ouvrages destinés à ses confrères souhaitant prendre en charge des usagers de drogues dans leur cabinet, dans l’optique de donner aux généralistes des outils pour effectuer ces suivis sans être accusés d’entretenir la toxicomanie (voir en particulier Carpentier 1994). Au début des années 1990, il sera plusieurs fois menacé d’interdiction et condamné. Lors de l’autorisation de la substitution quelques années plus tard, il deviendra chargé de mission au ministère de la santé, ce qui illustre un revirement politique fort.

L’existence d’un groupe de médecins désireux de sensibiliser l’opinion en médiatisant leurs pratiques ne doit pas faire oublier que les prescriptions étaient relativement courantes chez les généralistes au début des années 1990, comme en témoigne l’enquête de Charpak, Nory et Barbot, détaillée plus haut. Néanmoins, ce sont bien ces quelques médecins engagés en faveur de la réduction des risques, et visibles sur la scène publique, qui ont influencé les politiques ultérieures en faisant du généraliste un candidat officiel pour la prescription des TSO.

1.2. Une « spécificité française » : Le généraliste, acteur émergent d’une

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