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Les « affaires du Subutex » : la légitimité des généralistes en question

La politique substitutive à la lumière d’une triple rencontre

1. Les médecins généralistes dans les politiques des drogues en France : d’une émergence tardive à une légitimité contestée

1.3.3. Les « affaires du Subutex » : la légitimité des généralistes en question

Dès la mise sur le marché du Subutex, des critiques relayées par les médias remettent en cause la compétence des généralistes, en pointant leur incapacité à endiguer le détournement de leurs prescriptions vers le marché noir. Le « fuitage pharmaceutique » (Lovell, Aubisson 2008) du Subutex vers les mondes des drogues devient ainsi « un sujet de préoccupation des politiques publiques » (Lovell, Aubisson 2008; Feroni, Lovell 2007). Si le Subutex contribue à la réduction des risques pour les usagers de drogues, il génère aussi des risques nouveaux pour les pouvoirs publics lorsqu’il menace de troquer son objectif de substitution contre une finalité récréative pour les usagers. La construction politico-médiatique du trafic de Subutex en tant que problème de société a pu avoir des répercussions sur l’attitude des généralistes face à la prescription. Leur responsabilité est pointée du doigt, alors même que les détournements renforcent l’ambivalence de ces traitements susceptibles de devenir des « drogues ».

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La crise de légitimité des généralistes dans les années 2000 fait suite à la découverte, par l’assurance maladie, de fraudes et de trafics impliquant le Subutex32. Des traductions en justice de patients et de professionnels ont alors lieu dans toute la France à partir de 2004 (Feroni, Lovell 2007). En Haute Garonne, elles sont médiatisées sous l’appellation « affaire du Subutex ». Dans le journal local La Dépêche du Midi, nous avons recensé 18 articles traitant de ces « affaires » entre 2000 et 2007. Le pic se situe entre 2004 et 2006 avec 15 articles pour cette seule période33. Ils exposent, les uns après les autres, des faits semblables : des médecins généralistes et des pharmaciens interdits d’exercer par le Conseil de l’Ordre, puis jugés et écroués pour leur volume de prescription ou de délivrance de Subutex. Selon le journal, certains participeraient à un réseau de trafic structuré, alors que d’autres se seraient laissés manipuler par des « toxicomanes » violents ou sans scrupules. Le Subutex est dépeint comme une « drogue »34 financée par l’argent du contribuable via les remboursements de l’assurance maladie. Le journal insiste sur la responsabilité des professionnels de santé dans ce qui est présenté comme une fraude à la sécurité sociale. Les médecins concernés sont décrits soit comme incompétents pour repérer les revendeurs de Subutex, soit comme obnubilés par le profit. Des jugements moraux sont régulièrement prononcés à leur encontre, remettant en cause leur intégrité éthique :

« Actuellement, ce sont bien les médecins et les pharmaciens qui sont dans le collimateur de la justice pénale toulousaine. Les premiers rédigent les ordonnances. Certains le feraient très facilement... Trop facilement. Même si un généraliste ne peut pas savoir si son patient sort du cabinet d'à côté, il doit en principe suivre son malade surtout dans le cadre d'un sevrage et ne pas en profiter pour accumuler les visites à 20 euros… » (La Dépêche du Midi, « Pharmaciens et…dealers », 22 avril 2004)

Les journalistes vont même quelquefois jusqu’à révéler le nom ou l’adresse du cabinet de certains praticiens, ce qui ajoute une dimension de blâme public au stigmate qu’ils font peser sur leurs pratiques. Le journal utilise la surenchère et l’accumulation en multipliant les articles et en mettant l’accent sur le nombre des professionnels impliqués − qui semble croissant, mais en réalité plusieurs articles traitent des mêmes procès. Les titres sensationnalistes s’enchaînent : « pharmaciens et…dealers » (22/04/2004), « Des pharmaciens

32 En 2004, l’assurance maladie met en œuvre un plan d’ensemble destiné à « repérer les surconsommations et le nomadisme des patients » (Feroni, Lovell 2007).

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Pour une liste des articles recensés, voir en annexes.

34 Par exemple, le 26 octobre 2000, un article est titré « Subutex et Rohypnol, les nouvelles drogues dures ». Le 15 mars 2006 : « Quand le médicament Subutex devient une drogue. Des médecins et des pharmaciens devant le tribunal ».

85 et des médecins sont dans le collimateur de la justice » (04/05/2004), « Subutex : un médecin mis en examen » (07/05/2004), « L'ordonnance était mortelle » (20/09/2004), « treize médecins épinglés » (30/01/2006), « pharmaciens et médecins à la dérive » (16/03/2006)… Il s’agit là d’un véritable procès médiatique envers le Subutex et les professionnels chargés de sa dispensation en ville. Nous avons choisi l’exemple de Toulouse car il est utile pour éclairer les analyses qui suivront, mais les réactions médiatiques contre une politique de délivrance jugée irresponsable ont lieu partout en France. La médiatisation sensationnaliste de ces fraudes contribue à ternir l’image du Subutex auprès des généralistes. Jeanmart (2007) remarque ainsi que plusieurs généralistes du Nord de la France ne souhaitent pas en prescrire par crainte de poursuites judiciaires.

Cette crise de légitimité dépasse le cadre médiatique. Les prescriptions des généralistes font aussi l’objet de débats au parlement, durant lesquels la pertinence de l’AMM du Subutex est régulièrement critiquée35 (Feroni, Lovell 2007). De surcroît, des travaux de recherche en sciences sociales et épidémiologie mettent l’accent sur les dysfonctionnements de la prescription de MSO en médecine de ville. Ils font probablement écho à la préoccupation des responsables politiques et de l’assurance maladie pour le marché noir du Subutex.

Une publication de l’OFDT sur Les usages non substitutifs de la buprénorphine (Escots, Fahet 2004) paraît au moment même où éclatent médiatiquement les « affaires » et autres « scandales ». Les auteurs attirent l’attention sur la facilité avec laquelle des non-consommateurs d’héroïne parviennent à se faire prescrire de la buprénorphine sur simple demande à un généraliste : « Un des répondants avait tout juste 17 ans lors de sa première prescription : ‘‘Je lui ai raconté que je prenais de l'héroïne, que je tapais 2-3 g/jour… et il m'a prescrit du 16mg d'entrée…’’. Il n’est pas le seul dans ce cas, Tony a obtenu la dose maximale recommandée au premier rendez-vous, sans examen particulier. » (Escots, Fahet 2004, p. 49). Les usagers interrogés mentionnent l’existence de médecins « charlatans » prescrivant à la demande, mais aussi de généralistes à qui il est aisé de mentir sur ses consommations pour obtenir le produit. Même si les auteurs ne mettent pas explicitement en cause les pratiques des généralistes – ce sont surtout les usagers enquêtés qui les mettent en cause –, ce texte souligne la dégradation de l’image du Subutex auprès des consommateurs de drogues, du fait de sa

35 En particulier lors des travaux préparatoires à la réforme de l’assurance maladie de 2004 (Voir Feroni, Lovell 2007 pour des détails).

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présence au marché noir et de sa facilité d’obtention en médecine générale.

À la même époque, l’enquête quantitative coordonnée par Feroni (Feroni et al. 2004, 2005)36 révèle un manque de connaissances des généralistes en matière de drogues. Les deux tiers des prescripteurs interrogés n’ont suivi aucune formation sur la dépendance aux opiacés. De plus, beaucoup prescrivent du Subutex sans respecter les recommandations de la littérature scientifique. Par exemple, 47% des enquêtés refusent d’augmenter la posologie d’un patient qui ressent des symptômes de manque à 4mg/jour, alors que plusieurs études ont démontré que le dosage moyen efficace se situe autour de 8mg/jour (Feroni et al. 2005). Ces constats mènent les auteurs à pointer les « limites » de l’ouverture « sans conditions » de la substitution à tous les médecins généralistes. Ils émettent l’idée que cette mesure met au second plan la qualité des soins au profit de l’accessibilité des médicaments. Le défaut de formation des généralistes serait susceptible de « renforcer les difficultés des médecins face à des patients peu compliants » tout comme il risque « d’exposer les patients à des prises en charges inadaptées » (Feroni et al. 2004). Les auteurs évoquent la pertinence de restreindre la prescription à des généralistes ayant suivi une formation spécialisée (Feroni et al. 2005). Selon eux, le refus français de cette option tend à véhiculer une image des TSO comme « thérapies banales », ce qui peut donner lieu à des « dérapages importants » (ibid.). Ils ne limitent pas pour autant la responsabilité de ces dysfonctionnements aux seuls généralistes : ils souhaitent que les autorités de santé s’impliquent dans le développement d’une offre de formation.

On peut cependant remarquer que les auteurs ne questionnent pas l’acceptabilité d’une telle spécialisation pour les généralistes prescripteurs de TSO. Or, l’étude de Lalande et Grelet déjà citée montre que même les médecins les plus engagés dans la substitution restent attachés au caractère généraliste de leur pratique. Avant d’exiger d’eux de devenir des quasi-spécialistes, ne conviendrait-il pas de s’interroger sur leurs aspirations, de chercher à comprendre comment la substitution s’intègre dans leurs habitudes de travail ?

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