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À ce stade de l’étude, il nous faut rassembler divers extraits programmatiques afin de bien comprendre le genre de reproches que Perse porte sur le style des poetae corui : la nature de ces griefs nous permettra de définir ensuite la manière dont son propre style s’en distingue.

L’Opinion populaire et les poètes avides de gloire et d’argent

Lorsque Perse demande à l’Opinion populaire son avis sur l’état actuel de la poésie, la réponse est confuse et énigmatique :

P. 1, 65-68, scit tendere uersum / non secus ac si oculo rubricam dirigat uno. / siue opus in mores, in luxum, in prandia regum / dicere, res grandes nostro dat Musa poetae,

Ah oui, on sait bander un vers comme on dessine un trait à main levée. Ou si l’œuvre s’attaque aux mœurs, contre le luxe ou contre les festins des rois, la Muse donne alors à notre poète de grandes choses !

L’Opinion populaire est antagonisée par sa mention de la Muse (musa) tenue pour l’ori- gine de la production poétique, concept que Perse rejette totalement dans son prologue. Comme plus tôt dans la première satire21, Perse veut montrer que l’Opinion populaire

n’est pas un bon indicateur pour juger d’une œuvre littéraire. Ici, il souligne le point en rendant les propos du peuple volontairement opaques. Deux éléments cependant sont mis de l’avant : maintenant « on sait tendre un vers », scit tendere uersum et que peu importe le sujet, le poète écrit avec de « grandes choses », res grandes ; l’analyse de ces deux points entre dans la compréhension de l’approche programmatique persienne. La première expression est tirée d’Horace :

H. Sat. 1-2, sunt quibus in satira uidear nimis acer et ultra / legem tendere opus, Aux yeux de certains, j’ai trop d’âpreté dans la satire et je force le genre au-delà de ses lois (Substantif / Synonyme).

Les expressions tendere opus / tendere uersum désignent ainsi un défaut chez Horace et Perse, alors que l’Opinion populaire tient au contraire ce travers pour une qualité d’écriture en comparant la composition d’un vers tendu (tensum) au traçage d’une ligne droite comme en réalisent les tailleurs de pierre. Cette métaphore du cordon tendu pour tracer une ligne droite figure aussi chez Quintilien22, pour signifier qu’un principe est

« clair », mais en rapprochant cette image de l’expression d’Horace tendere opus, qui veut dire « faire une œuvre qui dépasse les règles », Perse crée volontairement dans le discours du peuple un propos confus.

21. P. 1, 5-7, non, si quid turbida Roma / eleuet, accedas examenque improbum in illa / castiges trutina, nec te quaesiueris extra, « Non, si Rome, sens d’ssus d’ssous, humilie une œuvre, tu n’abonderas pas dans son sens, tu ne corrigeras pas l’aiguille truquée de sa balance, ne cherche qu’en ton for intérieur ».

Au sens propre, par l’expression non secus ac si oculo rubricam dirigat uno Perse reproche la froideur utilitaire et technique des procédés poétiques, attribués aux poètes aviaires : tout comme on trace des lignes droites pour obtenir des blocs de marbres bien taillés, ils composent des poèmes conformes et construits selon des règles convenues23.

Ensuite, quand le peuple prétend que le thème des satires, « s’attaquer aux moeurs, contre le luxe ou contre les festins des rois » nécessite que la Muse donne au poète de « grandes choses », res grandes, le peuple affirme que la satire est comme une autre épopée inspirée, avis contraire à celui de Perse. En quelques vers, le satiriste montre que l’Opinion populaire tient sur la création littéraire des propos confus, qu’il méconnaît les genres mineurs et que son intérêt est rivé envers la technicité des procédés poétiques. Cette ignorance s’étend également aux poètes aviaires, car Perse écrit aux vers suivants :

P. 1, 69-71, ecce modo heroas sensus affere docemus / nugari solitos Graece nec ponere lucum / artifices nec rus saturum laudare,

Bon. . . on apprend à formuler des sentiments héroïques à ceux qui ont l’habitude d’écrire des fadaises en grec, des artisans incapables de décrire un bois sacré selon les règles de l’art ou de louer les verts bocages.

L’idée est que les poètes, seulement capables d’écrire des sornettes en grec (soliti nugari Graece), se mettent à écrire de l’épopée directement (affere heroas sensus), sans avoir fait leurs gammes dans les genres mineurs comme la poésie bucolique (rus laudare). Perse dirige sa critique vers le manque d’ardeur au travail et vers le fait que les poètes, trop occupés à produire des effets hellénisants à la mode pour empocher un salaire et épater la galerie, ne prennent pas le temps d’approfondir leur culture littéraire avant de composer une littérature de leur cru :

P. 1, 106, nec pluteum caedit nec demorsos sapit ungues,

L’auteur n’a pas martelé son pupitre, ça ne goûte pas les ongles rongés.

23. Selon F. Villeneuve cette froideur technique des poètes à la mode se manifeste surtout sur le plan métrique. Il montre notamment comment les faux vers cités par Perse (1, 99-102) ne présentent pas d’élisions, comment ils mettent en valeur un nom propre en fin de vers et encore d’autres procédés métriques et stylistiques révélant que Perse déplore le fait que les poètes mettent l’accent sur les fioritures syntaxiques et métriques, dans l’unique but de produire des vers parfaits, comme l’est une

Pour renforcer cette accusation, Perse présente dans une saynète un homme au tribunal qui se concentre davantage sur les figures de style savantes de ses propos que sur la défense de sa cause :

P. 1, 85-87, ’fur es,’ ait Pedio. Pedius quid ? crimina rasis / librat in antithetis, doctas posuisse figuras / laudatur : ’bellum hoc.’ hoc bellum ? an, Romule, ceues ?, « Tu es un voleur » dit-on à monsieur Untel. Et que répond monsieur Untel ? Il fait de chaque accusation le sujet d’une antithèse pile-poil, puis on le loue d’avoir placé son style savant : « C’est beau ! », « Formidable ! ». Tu te remues le derrière Grand Chef ?

Le désir du public d’entendre des artifices stylistiques et celui du mauvais poète d’être encensé contamine, au delà de la production poétique, les cours de justice ; la mauvaise littérature est un problème de société : elle concerne tout le monde, les auteurs autant que les auditeurs. Perse ne critique pas seulement la production de mauvaise littérature, mais également sa transmission et sa consommation. Cet exemple du défenseur en cour de justice vaut certes également pour sa théâtralité ; le message tacite de Perse est que le climat littéraire néronien abrutit la société et qu’il est le symptôme d’une société abêtie dont toutes les sphères peuvent être affectées : raison supplémentaire, pour le poète, de vouloir éradiquer ce vice.

Alexandrinisme et mollesse

Dans la suite de la première satire, en un passage riche en parodies de poésie à la mode, Perse oppose la dureté de la poésie virgilienne à la mollesse de la poésie hellénisante en usage à la cour néronienne :

P. 1, 92-102, ’sed numeris decor est et iunctura addita crudis. / claudere sic uer- sum didicit “Becyntius Attis” / et “qui caeruleum dirimebat Nerea delphin”, / sic “costam longo subduximus Appennino”. / arma uirum, nonne hoc spumosum et cortice pingui, / ut ramale uetus uegrandi subere coctum ?’ / quidnam igitur tene- rum et laxa ceruice legendum ? / “torua Mimalloneis implerunt cornua bombis, / et raptum uitulo caput ablatura superbo / Bassaris et lyncem Maenas flexura co- rymbis / euhion ingeminat, reparabilis assonat echo”,

du liège ? Perse – Que peut-on lire le corps alangui ? « Ils emplirent les trom- pettes farouches de grondements mimallonéens et la Bassaride qui emportera la tête volée au veau faraud et la Ménade qui guidera le lynx avec ses lierres répète son « AHUMM » et l’écho répond en redoublant leurs paroles ».

Après la critique du rival à l’endroit de l’Énéide (96-97), Perse lui demande ironique- ment (98) ce que l’on peut lire « de tendre, le cou alangui », quidnam igitur tenerum et laxa ceruice legendum. Ce vers pourrait être interprété comme la mollesse du lecteur, mais selon Kissel24, les adjectifs tenerum et laxa sont employés de façon ironique, en

opposition au rival pour qui l’Énéide est spumosum, « rugueuse » et comme « une vieille branche sèche », ut ramale uetus uegrandi. Nous avons pu constater précédemment que Perse transfère constamment aux protagonistes des caractéristiques de la littérature et inversement ; nous pouvons de la même manière considérer que les termes laxa cervix et tenerum caractérisent en fait ici la poésie parodiée. Le vers même prononcé par Perse révèle précisément ce qui est mou dans cette poésie. F. Villeneuve25 y révèle le

double synalèphe de la finale en m de quidnam igitur tenerum : cette préciosité sty- listique rehausse ici la valeur ironique du vers, indiquant au lecteur à la fois par le sens des mots et par la stylistique les caractéristiques que Perse parodie. F. Villeneuve détaille ces divers trais stylistiques moqueurs, notant entre autres une régularité des artifices métriques, une absence d’élisions, un style figuré et des mots grecs qui corres- pondent « à l’Alexandrinisme latin et relèvent tout particulièrement de la technique de l’épyllion »26.

Ce lien avec l’épyllion27 est particulièrement pertinent pour notre argumentation. Le

terme est utilisé par les classicistes modernes pour définir un style précis de littérature grecque et latine : il s’agit d’une petite épopée en hexamètres dactyliques qui laisse transparaître les caractéristiques stylistiques de l’élégie, de la poésie lyrique et pasto-

24. Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren, p. 240-241. 25. Villeneuve, Essai sur Perse, p. 208.

26. Ibid., p. 209-211.

rale28. Or pour Perse, thème et style ne sauraient être discordants : l’épyllion constitue

donc une forme de corruption de l’épopée par des styles plus mous, travers que le rival voit naturellement comme une avancée :

P. 1, 92, Sed numeris decor est et iunctura addita crudis,

Mais, un charme et une structure ont été ajoutés aux vers indigestes.

Tandis que le rival loue la recherche d’une certaine forme de mollesse harmonieuse dans la consonance des vers, le satiriste, après la parodie des vers 99-102, écrit pour sa part haec fierent, si testiculi uena ulla paterni / uiueret in nobis ? : Perse associe ce style, situé à l’opposé de la virilité ancestrale romaine, à la mollesse que cause l’hellénisation et à ses représentants poétiques à Rome.

Au contraire, au début de la sixième satire, il dresse le portrait de son ami, le poète Caessius Bassus, dont il loue la poésie :

P. 6, 1-6, admouit iam bruma foco te, Basse, Sabino ? / iamne lyra et tetrico uiuunt tibi pectine chordae ? / mire opifex numeris ueterum primordia uocum / atque marem strepitum fidis intendisse Latinae, / mox iuuenes agitare iocos et pollice honesto / egregius lusisse senex.

Déjà l’hiver t’a conduit au tison en campagne, Bassus ? Et déjà la lyre et ses cordes s’animent sous ton plectre sévère ? Artisan inouï, tu façonnes les sons primordiaux, d’un mètre classique, et un écho viril de ta lyre latine ; tu sais très bien, en vieil homme, plaisanter avec les jeunes et jouer d’un pouce digne.

Le poète, par transposition du qualificatif attribué à son plectre, est tetricus (sévère) ; le mot sert à montrer le sérieux que le poète déploie dans sa composition lyrique, qualité dont il déplore l’absence chez les poètes oiseaux. L’adjectif sabinus associe C. Bassius au terroir latin ; cet aspect est renforcé encore au vers 3 par les descriptions de son instrument (fides Latinae29 / lyre latine) et de sa technique (ueterum numeris / par

la métrique des anciens). Les mots mas strepitus (écho viril) éloignent sa production poétique de la mollesse. Le satiriste en outre honnit les artisans hautains et encourage les

poètes à l’auto-dérision et à la modestie, aussi complète-t-il le portrait du personnage aux vers 5 et 6 par ces qualités : il le montre en train de s’amuser avec les jeunes, en une scène qui renforce sa dignité (honestus / digne) et son excellence (egregius senex / vieillard remarquable). Cette courte adresse épistolaire révèle les qualités du poète exemplaire, dont Perse tout au long de son livre s’emploie à exposer les contre- exemples.