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Perse est connu comme étant l’homme qui dit « non ». On relève dix-sept emplois de nec/ neque, et quatorze de non dans la première satire ; les deux premiers vers du prologue se distinguant déjà par l’anaphore de la particule nec32 : le poète assied

d’emblée son refus des influences littéraires. Ce rejet n’est pas pour autant absolu, Perse se revendique d’une poignée de modèles qui l’aident à définir son œuvre et sa persona poétique.

31. Šorn, Die Sprache des Satirikers Persius ; Gérard, « Le latin vulgaire et le langage familier dans les Satires de Perse » ; Villeneuve, Essai sur Perse, p. 368-510 ; Brouwers, « Allitération, anaphore et chiasme chez Perse » ; K. Abel traite du style de Perse, en regard de Kafka, comme d’un moyen philosophique pour explorer son for intérieur ; cf. Abel, « Die dritte Satire des Persius als dichterisches Kunstwerk » ; Jenkinson, « Impressions Concerning Persius, Style and Content. Dark at First Reading, V » ; E. J. Kenney, « Satiric Textures : Style, Meter, and Rhetoric », A Companion

Nous avons vu précédemment les divers procédés de filiation ou de distanciation avec d’autres auteurs qui permettent à Perse, notamment par l’imitatio, de situer son œuvre au sein de la littérature latine33. D’un point de vue programmatique, il est pertinent

de relire le passage de la première satire où apparaissent les noms des auteurs dont il se réclame :

P. 1, 114-126, secuit Lucilius urbem, / te Lupe, te Muci, et genuinum fregit in illis ; / omne uafer uitium ridenti Flaccus amico / tangit et admissus circum prae- cordia ludit, / callidus excusso populum suspendere naso : / me muttire nefas ? nec clam ? nec cum scrobe ? nusquam ? / hic tamen infodiam : uidi, uidi ipse, li- belle : / auriculas asini quis non habet ? hoc ego opertum, / hoc ridere meum, tam nil, nulla tibi uendo / Iliade. audaci quicumque afflate Cratino / iratum Eupoli- dem praegrandi cum sene palles, / aspice haec, si forte aliquid decoctius audis. / inde uaporata lector mihi ferueat aure,

Lucilius déchira la cité et te mordit à belles dents Lupus, et toi aussi Mucius. Horace, subtil, piqua son ami, qui en riait, pour tous ses vices, admis près de son cœur, il y folâtrait, habile à tenir le peuple en suspens en fronçant le nez . Et pour moi, il serait criminel de moufter ? Même pas en cachette ? Même pas dans un trou ? Nulle part ? Tant pis, je les enfouirai ici, mes mots : mon petit livre chéri, je les ai vues, je les ai vues moi-même ; mais qui n’a pas des oreilles d’âne ? Moi, ce secret, ce rire qui est miens, autant peu soient-ils, je ne te les troquerais contre aucune Iliade. Qui que tu sois, ô lecteur, insufflé par l’effronterie de Cratinos, tu blêmis devant le courroux d’Eupolis et du très grand Aristophane, lis aussi mon livre, si, par hasard, tu le trouves mieux mijoté.

W. T. Wehrle34 voit dans le premier vers une caractérisation de Lucilius en tant que

guerrier. Ce guerrier mordax (fregit genuinum in illis) est pour Perse un modèle ca- nonique. Contrairement à Horace, dont il dit aux vers suivants qu’il piquait ses amis (tangit), Perse s’inspire de Lucilius pour attaquer avec plus de vigueur tous les suppôts du vice : le mordant sera donc un trait majeur de ses pièces.

Il indique également dans les derniers vers de ce passage qu’un écrivain doit s’inspirer des Comiques grecs pour être audacieux (audax) et met en valeur la capacité à se mettre en colère (iratus). Ces deux caractéristiques correspondent tout à fait au style de notre satiriste : il est audax, car même contraint à ne pouvoir partager son livre qu’avec un trou, il continua la lutte amorcée par Lucilius, ce combat dirigé contre les

vices, mais qui vise également à préserver l’expression latine de l’essence romaine : cela passe évidemment par le style. Face à l’adversité, il doit aussi énoncer son indignation ; le ton sarcastique d’Horace dans ses sermones n’est pas assez piquant : il doit être élevé au niveau d’expression de Lucilius. Perse cependant à la virulence outrancière préfère une âpreté caustique, qu’il juge plus efficace :

P. 5, 14-18, uerba togae sequeris iunctura callidus acris, / ore teres modico pallentis radere mores / doctus et ingenuo culpam defigere ludo. / Hinc trahe quae dicis mensasque relinque Mycenis / cum capite et pedibus plebeiaque prandia noris, Adepte du langage familier, habile dans tes expressions serrées, tu racles les mœurs blêmes dans un style modeste et astiqué, expert à clouer le vice au moyen d’une noble moquerie. Tire d’ici ce que tu vas dire, laisse les festins de têtes et de pieds aux tragédiens et apprends à manger avec le peuple.

L’expression pallentis radere mores rappelle la parole mordante des Cyniques35 : c’est

l’aspect décapant du style de Perse, qui vise à arracher les lecteurs à leurs vices par une forme d’abrasion stylistique. Le rival de Perse lui reproche d’ailleurs dans la première satire de tenir des propos trop corrosifs :

P. 1, 107-110, sed quid opus teneras mordaci radere uero auriculas ? uide sis, ne maiorum tibi forte / limine frigescant : sonat hic de nare canina littera,

Mais pourquoi écorcher nos oreilles fragiles avec ta vérité corrosive. Veille à ne pas te heurter à la porte glacée des grands poètes. Tes poèmes sonnent comme un chien qui grogne.

Perse ne nettoie pas seulement les oreilles de ses lecteurs par ses propos, qu’il compare à un vinaigre ou une vérité mordants (5, 86, acetus mordax ; 1, 107, uerum mordax)36,

mais également par son style37. Le rival le blâme effectivement au vers 109-110 parce

que son poème sonne comme la « lettre canine » (littera canina), qui rendrait ses écrits acérés ; la périphrase littera canina utilisée pour désigner la lettre « r » n’est pas sans

35. J. Pia Comella, « Parrhésie et obscurité poétique dans les Satires de Perse : l’arrière-plan stoïcien », Revue des études latines 92 (2014), p. 200.

36. S. Bartsch va dans la même direction que nous à ce sujet ; cf. Bartsch, « Persius, Juvenal, and Stoicism », p. 222-223.

rappeler l’association du chien à la figure du philosophe cynique, aboyant et attaquant ses concitoyens. En relevant la quantité des lettres utilisées dans son livre, nous avons établi que le « r » y figure 1574 fois, comparé à d’autres consonnes moyennes, comme « b » (362), « d » (739), « g » (341) et « v » (371). Cette surreprésentation ne doit rien au hasard : Perse voulait que son propos se distinguât par une consonance acrimonieuse, voire agressive.

Perse joue sûrement sur l’expression canina eloquentia / canina facundia38, qui signifie

« éloquence de chien », c’est-à-dire « éloquence hargneuse ». Perçue négativement dans ces cas, comme par le rival, cette expression est réemployée par Perse afin de rehausser la rage de sa persona. Plus tard, Pompeius Festus reprend cette association entre la voix du chien et le fait d’être enragé :

P. Festus, sv. hirrire, HIRRIRE : garrire, quod genus uocis est canis rabiosae, HIRRIRE : grogner, comme la voix d’un chien enragé.

Le traitement que Perse veut infliger au lecteur passe donc par cette consonance décriée par son rival, mais surtout par son style brutal, composé de iuncturae acres, des images violentes qui visent à briser les conventions39; une conception stylistique proche de

l’acritas reprochée à Lucilius par Horace (Sat. 1, 10, 16-17)40 et éloignée de celle de

Lucrèce, qui cherche à rendre sa philosophie douce comme le miel (1, 936-950 ; 4, 1-25) pour amadouer ses lecteurs41. L’expression elle-même est dérivée de la recommandation

38. Cf. Quint. 12, 9, 9 ; Appius ap. Sall. frag. 25, 37.

39. P. Connor soutient lui aussi que les images et le style de Perse visent à revitaliser la littérature latine par leur brutalité ; cf. P. Connor, « The Satires of Persius : A Stretch of the Imagination », Ramus 16 (1987), p. 55–77 ; le commentaire linéaire de R. A. Harvey possède le très grand avantage de répertorier ad loc. toutes ces expressions et de proposer une explication pour chacune d’entre elles ; cf. Harvey, A Commentary on Persius.

40. Pia Comella, « Parrhésie et obscurité poétique dans les Satires de Perse : l’arrière-plan stoï- cien », p. 220.

41. Bartsch, « Persius’ Fourth Satire : Socrates and the Failure of Pedagogy », p. 246 ; K. Freu- denburg, Satires of Rome : Threatening Poses from Lucilius to Juvenal, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 182. Apulée a plus tard employé la même méthode pédagogique que Lu- crèce. E. Gowers soutient que le prologue des Métamorphoses serait une réponse aux Satires de Perse, hypothèse difficile à vérifier, mais qui montre comment le style de Perse contraste avec ceux d’autres philosophes ; cf. E. Gowers, « Apuleius and Persius », A Companion to the Prologue to Apuleius’

d’Horace – qu’il énonce dans l’Ars poetica (v. 47-48) – de produire des iuncturae callidae, des « expressions habiles ». Ce détournement de l’expression par Perse indique sa volonté de lier son style à Lucilius et de le distancier de celui d’Horace42.

Pour produire ce style, en écrivant des tournures choquantes qui produisent des effets étranges, rompant avec les stéréotypes auxquels les lecteurs sont habitués, le satiriste doit être iratus (en colère). Cette colère est une aide à la création et n’est pas manifestée dans une perte de contrôle, que Perse condamne en se représentant lui-même, plus jeune, en train d’exploser de colère (3, 8-9)43. Ainsi, le fait de se mettre en colère permet à

Perse d’être éveillé et de réagir à la littérature produite par ses contemporains, tout en rejetant l’excès, en mettant de l’avant l’autre qualificatif de son style : les uerba togae, le langage du citoyen et du peuple romains, qui lui permet d’éloigner sa persona de la furor (folie furieuse) des poètes épiques ou tragiques, qu’il dénonce tout au long de ce segment de la cinquième satire44. Les vers 17-18, montrent en effet que les mots de la

toge, comparés à un repas partagé avec la plèbe, sont un moyen pour se distancier des tragédiens, ici désignés en tant que Mycéniens et donc étrangers de surcroît, en train de manger un festin cannibale.

Les uerba togae « mots de la toge » auxquels Cornutus fait référence (5, 14) sont des mots issus du langage populaire45. Ils confèrent au niveau paradigmatique – le choix

du vocabulaire – du style des Satires une aura humble et permettent à la surface du message persien d’être compris immédiatement. Ce langage terre à terre possède en

42. C’est aussi l’avis de Nichols, « Persius », p. 264 ; H. Bardon, « Iunctura callidus acri (Perse 5, 14) », Rivista di cultura classica e medioevale 28 (1986), p. 3 ; et de Kenney, « Satiric Textures : Style, Meter, and Rhetoric », p. 115.

43. turgescit uitrea bilis : / “findor !”, « Sa vésicule miroitante se gonfle : “J’explose !” ».

44. Pia Comella, « Parrhésie et obscurité poétique dans les Satires de Perse : l’arrière-plan stoï- cien », p. 201.

45. J. C. Zietsman affirme que les uerba togae n’étaient pas utilisés par les locuteurs latins. L’auteur ne prend donc pas en compte la différenciation entre le niveau paradigmatique et syntagmatique : les uerba togae sont des mots choisis du latin parlé, mais agencés d’une manière à ne ressembler d’aucune façon à la langue vernaculaire ; cf. J. C. Zietsman, « The Rhetoric of a Stoic Poet (Persius Satire 5) »,

outre une nature démystifiante46 envers la littérature fantaisiste et mignonne produite

par les contemporains de Perse. À l’opposé, au niveau syntagmatique – agencement des mots –, les iuncturae acres confèrent au style et au message une complexité et un raffinement accessibles seulement à une minorité de lecteurs47.

La modestie et la sophistication intellectuelle sont aussi mises de l’avant par l’expression os modicum (5, 15) (style modeste), qui qualifie le style, et en regard de l’adjectif doctus (5, 16) (savant / habile), qui désigne le satiriste lui-même. Par ailleurs, la formule ludo ingenuo (5, 16), que l’on pourrait traduire par « noble moquerie », semble désigner, par le sens premier de ingenuus (inné), un jeu verbal propre aux latins et entre dans le processus de rapprochement entre la langue de Perse et la romanité48 : le poète

exacerbe ainsi le contraste entre son expression et celles des Mycéciens cannibales, critiqués pour leurs abus des thèmes mythologiques et leur poésie épique et tragique désengagées ; à l’opposé son style réaliste et audacieux, hérité du canon de la satire lucilienne, devient la seule façon d’améliorer la littérature latine, enrichie grâce à lui d’une œuvre forte et ancrée dans la réalité romaine49. Contrairement à ses critiques

morales, tirées d’une littérature antérieure, qui ne sont pas en réaction à la société qui lui fut contemporaine, par sa volonté de changer le paradigme littéraire en proposant une alternative stylistique Perse recherche assurément un impact concret et puissant sur la littérature de son époque ; cet enjeu est au centre de la composition de son œuvre.