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Depuis le début de notre étude, nous avons mis en évidence le reproche appuyé du satiriste à l’égard de l’utilisation lors de la production de littérature latine d’éléments hellénisants (sujets, personnages, vocabulaire). Cette attitude hellénophobe remonte au moins à Lucilius et est un topos par excellence de la satire romaine17 :

The satirist [Lucilius] keeps his distance, warily regarding his relationship to Greek philosophical teachings, as to Greek things generally, as one of “ours” versus “theirs.” But that should not deceive us. These poems, from Lucilius onwards, draw heavily on Greek precedents, especially diatribe, iambic poetry, and Greek Old Comedy. Many scholars, both ancient and modern, have seen this. Lucilius is demonstrably no hater of all things Greek. Rather, he plays on from time to time, as he has to, to place himself at a healthy, critical distance from his society’s philhellenic enthusiasms. (...) attacking not Greeks per se, but Roman enthusiasms for all things Greek.

D’un côté Perse lie son œuvre au canon de la satire latine en reprenant en tant que topos littéraire la critique modérée et amusée que présente Lucilius du philhellénisme des Romains ; de l’autre, il campe sa propre critique, intransigeante, dans la réalité et la dirige non contre les Grecs en général, ni même contre les auteurs grecs – il se revendique des comiques dans sa première satire, v. 123-125 – mais bien plutôt contre les écrivains philhéllènes qui lui sont contemporains18.

15. J. Marouzeau affirme que la langue littéraire latine évite les néologismes ; cf. J. Marouzeau, Traité de stylistique latine, Paris, Les Belles Lettres, 1962, p. 134.

16. On pourrait en outre considérer qu’il voulut aussi centrer l’attention du lecteur sur la diversité et la polyvalence de la langue latine, terreau fertile de ses prédécesseurs, qu’il encourage à utiliser, aux dépens de la langue d’Homère.

Cette observation renforce notre hypothèse selon laquelle les Satires sont en fait une critique de la littérature sur un fond de critique morale. Tandis que le poète a construit son réquisitoire moral à partir des observations de ses prédécesseurs, sa critique littéraire selon nous est réelle et réagit à la production contemporaine de littérature.

Si l’on s’attache à déterminer les rôles que jouent les nombreux grécismes19que l’auteur

a introduit dans son texte, il fait peu de doute que leur usage soit ironique, comme le confirme le bref portrait que l’on peut brosser de leur utilisation.

Une vaste majorité des grécismes employée par Perse sert à associer la langue grecque à la déchéance ; ce sont des mots qui décrivent divers luxes de table, comme amomum (cardamome, 3, 104), casia (cannelier, 2, 64), cuminum (cumin, 5, 55), cinnamum (can- nelle, 6, 35), perna et piper (jambon et poivre, 3, 75)20, rhombus (turbot, 6, 23), saperda

(hareng salé, 5, 139) et thynnus (thon, 5, 183) ; des matériaux précieux ou marchands comme ebenus (ébène, 5, 135), hyacinthinus (d’hyacynthe, 1, 32), phalera (bijoux, 3, 30), sardonyx et stuppa (sardoine et étoupe, 5, 135) ; à l’esclavage, catasta (estrade où l’on vend les esclaves, 6, 77) et scutica (fouet, 5, 131) ; finalement les symptômes physiques d’une vie dépravée, chiragra (goutte des mains, 5, 68) et popa (ventre gras, 6, 74).

Divers grécismes sont également utilisés dans des parodies poétiques pour associer la langue grecque à la mauvaise poésie, c’est le cas de bombus (1, 99), corymbus (1, 103), delphin (1, 94) et echo (1, 102). Le lien avec la critique est dans ce cas aisé à établir. D’autres termes méritent plus d’attention. À commencer par poetris et nectar (prol. 13-14) qui interviennent à la fin des Choliambes alors que l’auteur bafoue les poètes cherchant avidement le gain :

19. L’inventaire détaillé de ces grécismes se trouve chez Šorn, Die Sprache des Satirikers Persius, p. 26. Nous avons cependant catégorisé ces termes nous-même.

P. prol. 13-14, quod si dolosi spes refulserit nummi, / coruos poetas et poetridas picas / cantare credas Pegaseium nectar,

Et ne serait-ce que l’espoir d’un sou frauduleux venait à luire, là tu croirais en- tendre ces corbeaux-poètes et ces pies-poétesses chanter la crème des Muses.

Le premier est un substantif créé selon la morphologie grecque21, un hapax qui met en

relief, comme le souligne G. A. Rampioni22, le snobisme de ces poètes aviaires. L’emploi

est donc moqueur et ironique, mais il révèle également le type de tournure grécisante dénoncée par Perse. Quant à nectar, dont nous expliquions en détail l’origine dans le chapitre précédent23, il qualifie le produit littéraire de ces poètes avec autant de faux

sérieux. En utilisant des grécismes pour qualifier et l’auteur et son travail, Perse donne ce double sens aux vers : il se moque de la mondanité affectée des poète-oiseaux et de leur usage de mots hellénisants.

Le terme plasma (1, 17) translittéré du grec, mérite également attention. Il intervient dans une saynète (1, 13-21) qui présente un lecteur maniéré pénétrant son auditoire de poésie à la mode : « la poésie pénètre leurs reins »24. Le passage dans son ensemble

est une énumération de caractéristiques pour discréditer le lecteur et plasma, terme technique et rhétorique, vient qualifier le timbre de sa voix : « tu auras rincé ta gorge souple avec un vibrato maniéré25». La transmission de la poésie est ainsi ridiculisée

par la préciosité linguistique de ce mot grec qui désigne une modulation de la voix également méprisée par Quintilien :

21. « Au suffixe de noms d’agent en -της correspondaient pour les personnes du sexe féminin les suffixes -τρια, -τειρα et -τρις. Ces deux derniers n’ont pas de représentants parmi les emprunts du latin. Il reste poetris de Perse, prol. 13, sans correspondant grec (acc. plur. poetridas : var. poetrias) » ; tiré de J. André, Emprunts et suffixes nominaux en latin, Genève, Librairie Droz, 1971, p. 103.

Quintilien, 1, 8, 2, Mais par dessus tout, la lecture doit être faite d’une voix mâle, combiner la douceur et la gravité, ne pas ressembler à une lecture de prose, car la poésie est un chant et les poètes protestent qu’ils sont des « chantres » ; mais cela ne justifie aucunement une lecture dégénérant en psalmodie ou en modulation efféminée, comme c’est aujourd’hui la mode26.

Le grécisme sert donc ici à se moquer du poète maniéré par son signifié, qui attaque sa manière de réciter la poésie, et par son signifiant, qui associe ce mot grec précieux à sa personne et à son entreprise poétique : la critique de la transmission de la poésie est ainsi également dirigée non pas seulement envers le contenu transmis, mais aussi vers la façon de transmettre la poésie.

On peut ranger dans la même catégorie les grécismes elegidion (petite élégie, 1, 51), heros (héros, 1, 69), antitheton (antithèse, 1, 86) et même ocima (basilic, 4, 22)27 qui

qualifient des productions littéraires dans différents contextes risibles ; citons également psittacus (perroquet, prol. 8), qui désigne un producteur de mauvaise littérature, sam- bucca (sorte de harpe, 5, 95), en tant qu’instrument de production artistique joué par un incompétent, et enfin scomber (sorte de poisson, 1, 43), dont un mauvais poème est l’emballage et qui désigne donc le sort de la mauvaise production poétique.

Les deux derniers cas que nous évoquerons sont notables parce qu’ils relèvent du registre populaire. Le nom sanna (moquerie, 1, 62 ; 5, 91) est la translittération du mot σάννας (fou, insensé), utilisé seulement par les poètes comiques grecs28. Perse use de celui-ci à

deux reprises : dans le premier passage, il désigne les moqueries qu’un public composé de clients fait derrière le dos d’un patricien qui récite ses compositions ; la deuxième occurrence apparaît tandis qu’il demande à un affranchi de se calmer pour pouvoir lui expliquer ce qu’est la vraie liberté : « fais tomber la colère et la moquerie ridée de ton

26. Quintilien, 1, 8, 2, sit autem in primis lectio uirilis est cum suauitate quadam grauis, et non quidem prorsae similis, quia et carmen est et se poetae canere testantur ; non tamen in canticum dissoluta, nec plasmate, ut nunc a plerisque fit, effeminata.

27. Comme dans son contexte il apparaît dans la locution canto ocima (vanter son basilic).

28. A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 2001 (1932), sv. sanna, p. 593 ; Wehrle, The Satiric Voice : Program, Form and Meaning in Persius and Juvenal , p. 74. Juvénal l’emploira par la suite dans le sens de « grimace » ; cf. Juvénal, Satires, 2,

nez »29. À nouveau un mot grec est utilisé pour brocarder autrui : la moquerie s’exerce

à l’encontre de la production littéraire d’un personnage et du caractère agité et non maîtrisé de l’autre ; l’emploi est d’autant plus remarquable qu’il se double d’une forme de mise en abyme, puisque le mot lui-même signifie « moquerie ».

Le second cas est celui du composé artocreas, un hapax créé par la double translit- tération de ἄρτος (pain) et de κρέας (viande). Le mot n’existe pas non plus dans la littérature grecque30. Perse emploie ce terme pour menacer son héritier fictif, qui dila-

pidera sa fortune par des largesses au peuple.

L’inventaire que nous avons choisi permet de comprendre que Perse utilise les grécismes dans des contextes toujours péjoratifs. Les poètes dont il se moque ont recours au grec pour rehausser pitoyablement leur jargon, tandis que lui en use dans un répertoire po- pulaire ou comique, pour rabaisser tel ou tel personnage, pour décrier une littérature risible ou pour conférer une idée de déchéance à la langue grecque. Comme nous l’avons noté plus haut, l’usage ridiculisé ou contraire à la normale sert un programme de mise à nu de procédés littéraires trouvés ailleurs : le satiriste dénonce l’emploi de grécismes comme apparats de la sophistication littéraire. L’utilisation de mots appartenant au registre du laid, comme sanna et artocreas, qui font partie de l’expression populaire31

illustre bien cet emploi contraire par lequel il dénonce une pratique en la ridiculisant. Ainsi Perse n’aurait-il pas seulement élaboré un programme de critique littéraire, mais viserait également à éradiquer de la carte cette littérature : hypothèse que nous tente- rons de démontrer dans la section suivante.

29. (...) ira cadat naso rugosaque sanna(...).

30. En latin, il apparaît dans l’inscription CIL, 9, 5309 à la base d’une statue : ... ornetur dedicatione, artocria populo Cuprensi dedit, « Il est honoré lors de cette dédicace ; il donna du pain et de la viande au peuple de Cupra » ; de nombreux dictionnaires et auteurs conçoivent ce mot comme une sorte de pâté à la viande, tandis que le Gloss. II 209, 48 l’assimille à uisceratio, c’est-à-dire un don de viande au peuple. Artocreas serait donc, plus vraissemblablement un don de pain et de viande au peuple ; cf. Kissel, Aules Persius Flaccus Satiren, p. 833.