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Notre premier questionnement concerne la critique par Perse du vocabulaire maniéré des autres auteurs, dont le poète fustige le choix de termes trop recherchés, destinés uniquement à impressionner le lecteur. Faut-il en conclure que Perse regarde de haut la richesse et la diversité du vocabulaire ? Une étude de P. Fleury fournit une première

1. M. M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1996, p. 302-365 ; Paul Allen Miller a aussi trouvé cette méthodologie utile ; cf. P. A. Miller, « Imperial Satire as Saturnalia », A Companion to Persius and Juvenal, sous la dir. de S. Braund et J. Osgood, Chichester / Malden / Oxford, Blackwell Publishing, 2012, p. 312–333 ; son article antérieur traite également du lien qu’entretient la satire romaine – Horace, Perse et Juvénal – avec le grotesque bakhtinien, mais l’auteur prend une direction différente de la nôtre, voulant démontrer que la dynamique grotesque latine mène à la stérilité et à la mort plutôt qu’à la vie, comme c’est le cas chez Rabelais ; cf. P. A. Miller, « The Bodily Grotesque in Roman Satire : Images of Sterility », Arethusa 31 (1998), p. 257–283.

2. Dans son étude novatrice, S. Bartsch part elle aussi du principe que les éléments textuels de Perse peuvent être considérés comme des corps pour être traités avec une optique grotesque. Dans son premier chapitre, elle renchérit en percevant la poésie comme une nourriture figurée, ce qui lui permet

piste de réflexion à ce sujet3. L’auteur y montre qu’en comparaison d’autres écrits

poétiques d’un volume similaire, les deux œuvres présentant le vocabulaire le plus riche sont les Satires de Juvénal, puis celles de Perse. Cela s’explique chez le premier par la diversité des thèmes, qui appelle des registres d’expression très divers et chez Perse, par la création de nouveaux mots. Cette question des néologismes persiens a fait l’objet à la fin des années 70 d’une étude du savant italien Giordanno A. Rampioni4, qui

en dénombre pas moins de 47. Notre décompte préliminaire de la distribution de ces néologismes dans les Satires révèle que 18 d’entre eux proviennent des Choliambes et de la première satire, soit une proportion de 38% des néologismes pour 22% du corpus total5; si l’on se rappelle que les Choliambes et la première satire sont ouvertement des

poèmes programmatiques concernant la production / transmission et consommation de la littérature, on peut à première vue considérer que les néologismes sont associés à la critique littéraire.

Plutôt que de traiter de différents effets d’emploi en regroupant par catégories tous les néologismes, nous avons sélectionné quelques termes exemplaires dont l’analyse nous permet d’aborder plus largement la question de la création de nouveaux mots chez Perse : farratus, balanatus, trutinari et sept autres mots formés à partir de noms propres. Nous avons choisi les trois premiers mots pour voir si, en dehors des Choliambes et de la première satire, ces créations étaient utilisées pour se moquer d’un élément contenu dans leur contexte narratif tout en établissant un commentaire métatextuel. Suite à l’analyse de seulement trois néologismes, nous avons tiré des conclusions satisfaisantes. Nous avons ensuite vérifié la validité de ces conclusions en faisant l’étude groupée de sept autres mots.

3. P. Fleury, « Essai d’exploitation de données fournies par des moyens informatiques sur les Satires de Perse », Revue de l’Organisation internationale pour l’étude des langues anciennes par ordinateur 3 (1978), p. 45–70.

4. G. A. Rampioni, « L’uso del neologismo in Persio », Rendiconti Atti della Accademia delle scienze dell’Istituto di Bologna, Classe di scienze morali 68 (1980), p. 271–301.

5. À titre de comparaison, voici les chiffres pour les autres satires : 10% des néologismes et 11% du volume pour la deuxième, 8% et 18% pour la troisième, 8% et 8% pour la quatrième, 23% et 29%

farratus (de blé, 4, 31) : l’adjectif formé à partir de far (blé) possède un caractère dépréciatif, car il sert à décrire l’aspect rustre du mets que l’avare offre à ses esclaves, qui l’applaudissent lors d’une fête bucolique. Les vers de Perse sont un écho antinomique de l’anecdote bucolique de Calpurnius :

Calp. 4, 122-126, Ille dat, ut primas Cereri dare cultor aristas possit et intacto Bromium perfundere uino, ut nudus ruptas saliat calcator in uuas ut quoque turba bono plaudat saginata magistro, qui facit egregios ad peruia compita ludos, C’est lui, le prince, qui, par ses dons, permet au cultivateur de donner ses premiers épis à Cérès et d’inonder Bromius de vin pur, au fouleur à demi-nu de sauter sur les raisins qui éclatent et la foule rassasiée d’applaudir le bon maître qui offre des jeux magnifiques à la croisée des chemins ;

Perse, 4, 28-32, Quandoque iugum pertusa ad compita figit, seiolae ueterem me- tuens deradere limum ingemit “hoc bene sit” tunicatum cum sale mordens cepe, et farratam pueris paudentibus ollam pannosam faecem morientis sorbet aceti !, Toutes les fois qu’il inaugure la fête de bienfaisance, effrayé de dépoussiérer une chopine de vin périmé il gémit : « Santé », puis mord dans un oignon avec la peau, agrémenté de sel, comme ses esclaves applaudissent à l’arrivée d’une marmite em- bouillassée, il gobe la croûte molle d’un vinaigre agonisant.

Dans ce portrait qui vise à ridiculiser un avare anonyme, la séquence farratam plau- dentibus est ironique : alors que chez Calpurnius cette acclamation est justifiée par l’ampleur du banquet, les esclaves dans ce cas applaudissent un met frugal. On voit bien la manière dont le néologisme permet à Perse de forger une locution ramassée par- ticulièrement expressive. Perse imite le thème de Calpurnius en conservant le fond, mais il en détourne le sens pour servir ses visées : il établit un parallèle entre la nourriture frugale et moisie servie par l’avare et son âme gâtée. Ce mot dépréciatif contribue à la parodie de la scène trouvée chez Calpurnius et plus largement de la poésie bucolique6.

6. Dans sa thèse, J. Nani considère que Perse utilise une thématique bucolique dans sa troisième satire en réaction à la renaissance de l’âge d’or littéraire que Néron veut introduire. Perse voudrait donc critiquer le retour aux thèmes chers à Virgile, comme celui de la campagne, dont Calpurnius serait le représentant. Si cette hypothèse ne va pas à l’encontre de la nôtre, elle montre plutôt très vraissemblablement que Perse, d’une façon ou d’une autre, a produit un commentaire sur l’utilisation de la thématique bucolique. Il faut toutefois noter que l’auteur de cette thèse a subi l’influence de

balanatus (parfumé d’huile de balanus, 4, 37) : l’adjectif est formé par le même procédé que farratus sur le substantif balanus, du grec βάλανος, sorte d’arbrisseau odoriférant : au sens de « parfumé d’huile de balanus », il sert ici à qualifier le nom gausape, trans- littération du grec γαυσάπης « barbe fournie ». Le contexte est celui d’une saynète dans laquelle un quidam s’exposant nu au gymnase est raillé par un passant pour avoir une barbe fournie aussi bien entretenue et les parties intimes aussi méticuleusement épi- lées. L’adjectif créé par Perse lui sert encore une fois à moquer le personnage visé : le néologisme détaille et exacerbe la préciosité de l’individu et renforce son caractère ridi- cule, par un mot tarabiscoté du grec qui l’est tout autant. Le mot et le personnage, en partageant les mêmes caractéristiques, énoncent un commentaire sur la translittération maladroite du grec.

trutinari (examiner / peser, 3, 82) : ce verbe est mis dans la bouche d’un centurion rustre, qui se moque de la philosophie. Formé à partir du mot grec τρυτάνη (balance) son sens est celui de « juger », par copie sémantique du mot latin expendere (juger, ap- précier), sur la racine de pendere (juger)7. S’il existe déjà un mot latin de même sens,

on peut se demander pourquoi Perse a ressenti le besoin d’introduire ce néologisme dans l’expression confuse d’un militaire affirmant ne pas vouloir être un philosophe « qui pèse les mots avec sa lèvre allongée »8. Il faut selon nous conférer à cet emploi

ironique du grécisme trutinari une double finalité, immédiate et plus générale. Sur le plan direct de l’expression tout d’abord, l’emploi concret de l’expression figurée com- plexe — « les mots sont soupesés sur sa lèvre allongée » — accentue la confusion déjà présente dans l’argumentation de ce Centurion anti-philosophe. D’un point de vue plus large par ailleurs, l’usage maladroit d’un grécisme permet aussi à Perse de ridiculiser les compositions de ses contemporains, où les termes pseudo-savants ne visent qu’à

Cosmogony - Persius and the Invention of Nero » ; afin de comprendre pourquoi l’argumentation de K. Freudenburg est lacunaire, cf. R. Astbury, « Review of Satires of Rome : Threatening Poses from Lucilius to Juvenal », Classics Ireland 10 (2003), p. 74–77 ; J. K. Newman, « Review of Satires of Rome. Threatening Poses from Lucilius to Juvenal », Latomus 63 (2004), p. 192–193.

l’ostentation : ce membre ignare de la soldatesque « à l’odeur de bouc » fait écho aux poètes-perroquets qui sans en comprendre le sens, répètent à l’envie les mots savants pour bien paraître.

Nous pouvons élargir notre réflexion grâce à une analyse groupée des néologismes formés à partir de noms propres : Ergenna (2, 26), Pulfenius (5, 190), Brisaeus (1, 76), Mimalloneus (1, 99), Cleantheus (5, 64), Heliconides (chol., 4), Troiades (1, 4). Parmi ces noms, Ergenna et Pulfenius seuls ne sont pas issus du grec : ce sont des créations inspirées de phonèmes à consonances étrusques pour l’une et archaïsantes pour l’autre9. Les deux sont utilisés pour ridiculiser les personnages dans le texte : le premier

désigne un aruspice dans un segment où Perse moque un hypocrite, l’autre désigne le même centurio ingens, abordé plus haut, qui se moque de la philosophie. Quatre autres appellations sont des déformations de noms propres à consonance grecque utilisés pour brocarder la production de littérature (Heliconides, Mimalloneus et Brisaeus10)

ou sa consommation (Troiades11). En appliquant le même procédé de déformation

indifféremment à un centurion niais, un philosophe, un prêtre inconnu et à ces noms propres de la littérature grecque, on doit penser que Perse veut tourner en ridicule leur emploi en tant qu’apparats de la sophistication littéraire.

C’est cet élément surtout qui retient notre attention et ces exemples suffisent pour gui- der notre réflexion : il ne faut pas tenter d’associer les néologismes à un programme de critique littéraire dans chaque contexte d’énonciation, mais plutôt comprendre com- ment l’acte de création néologique s’inscrit globalement dans la critique littéraire de Perse. Dans son analyse de Rabelais, D. Iehl, dans la même veine que Bakhtine, affirme que l’auteur, pour ruiner le discours scolastique, le transforme en une série d’images

9. Rampioni, « L’uso del neologismo in Persio », p. 285 ; W. Schulze, Zur Geschichte lateinischer Eigennamen, Berlin, Weidmann, 1966, p. 216.

10. Le premier est utilisé pour se moquer d’une source d’inspiration poétique, dont nous avons discuté dans notre commentaire des Choliambes (p. 71), et les deux autres sont utilisés dans une

infantiles et bouffonnes, qui provoquent le rire12 : d’une façon analogue, les créations

néologiques persiennes, par la fréquence répétée de leur emploi, viennent détruire les visées de sur-raffinement des cercles littéraires de Rome en pointant par le ridicule la futilité d’utiliser des mots précieux. Cette hypothèse est renforcée par les exemples analysés : dans leur contexte d’utilisation, les mots visaient déjà à ridiculiser soit un personnage qu’ils qualifiaient, soit un personnage qui les prononçait. Ces termes em- preints d’une puissance parodique sont rares, dans ces cas-ci uniques, tout en étant ironiquement du registre du laid, car non-officiels et familiers. Tout comme Rabelais déforme les corps en les enflant, en les transformant en protubérances hyperboliques, Perse déforme les mots qu’il emprunte ailleurs13. Mais surtout, si nous considérons ces

noms propres comme des corps figurés, on peut comprendre leur déformation néologique comme une enflure grotesque, une façon pour Perse de ramener la littérature vers la réalité concrète de l’acte d’écrire en réduisant ces mots sophistiqués en corps gonflés14.

Le prestige que confère l’usage de mots rares aux écrits est donc renversé par l’ironie et l’usage grotesque de néologismes ; l’acte d’emprunter des préciosités est désacralisé : les philhéllènes sont ramenés vers la réalité par les morphèmes hybrides persiens. À un

12. D. Iehl, Le grotesque, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 30.

13. F. D’Alessandro Behr considère également qu’en regard des travaux de Bakhtine, il est possible de lier les déformations corporelles décrites par Perse et le langage qu’il utilise ; cf. F. D’Alessandro Behr, « Open Bodies and Closed Minds ? Persius’ Saturae in the Light of Bakhtin and Voloshinov », The Bakhtin Circle and Ancient Narrative, sous la dir. de R. B. Branham, Groningen, Barkhuis, 2005, p. 260–296.

14. I. Darrault-Harris évoque que la création néologique peut être une façon pour les adolescents de faire coller le langage à la réalité de manière impulsive, c’est-à-dire en créant des néologismes pour les remplacer quelques semaines plus tard, Perse se situe à l’opposé de cette potentielle interprétation. En effet, Perse a une conscience de soi littéraire qui le met en contrôle de son acte d’écrire et chaque néologisme est créé avec une intention et non pas par manque de mot ; cf. I. Darrault-Harris, « Du néologisme comme accélérateur de la diachronie », Sémiotique et diachronie : actes du congrès

usage recherché de mots précieux, à un langage littéraire qui dédaigne les néologismes15,

l’auteur oppose des mots rares de son cru : Perse voudrait par là induire un renouveau littéraire dont il serait impossible de revenir sans paraître complètement ridicule16.