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Les poètes élégiaques pré-augustéens s’adonnaient à la traduction de poésie grecque en latin. S’étant peu à peu familiarisé dans l’art d’adapter dans leur langue les œuvres de leurs modèles, ils ont progressivement appris à les imiter de façon consciente et réfléchie5. Autoproclamés pœtae docti « poètes savants », ils étaient habiles à opérer

une imitatio / aemulatio des canons grecs et de leurs prédecesseurs latins6.

Au-delà de la traduction littérale, les écrivains apprirent à disséquer l’héritage littéraire dont ils disposaient pour le réutiliser habilement. Le lecteur initié et savant jugeait l’habileté du poète-voleur à surpasser celui qu’il imitait et l’auteur tirait avantage de ce regard qui l’obligeait à redoubler la science de ses agencements. On acceptait l’imitation d’un modèle seulement si le poète avait cherché à le dépasser et réussi dans sa tentative : c’est pourquoi Virgile est irréprochable aux yeux des latins7. À cette aune doit être lu

l’avis de différents auteurs anciens à ce sujet, à commencer par celui d’Horace :

Horace, Ars 131-135, il est plus sûr pour vous de faire d’un épisode de l’Iliade la trame d’une œuvre dramatique que de produire le premier un sujet inconnu et que nul n’a traité. Vous ferez d’une matière prise au domaine public votre propriété privée si vous ne vous attardez pas à faire le tour de la piste banale ouverte à

5. A. Foulon, « Modèles élégiaques : pour mieux comprendre les notions de poeta doctus et d’imitatio / aemulatio », Les études classiques 77 (2009), p. 40.

tous, si vous ne vous appliquez pas à rendre, traducteur trop fidèle, le mot par le mot, si vous ne jetez pas, en imitant, dans un cadre étroit d’où la timidité ou bien l’économie de l’œuvre vous interdiront de sortir8.

Pour Horace, si une œuvre a atteint la perfection, mieux vaut réutiliser ses matériaux lexicaux, syntaxiques et narratifs à ses frais plutôt que consumer son énergie dans la création d’un contexte nouveau aux dépens de la qualité. En retravaillant les différents matériaux de l’œuvre homérique – une propriété publique (materies publica) – Virgile a non seulement relevé un défi impossible, mais il a aussi rendu hommage au Poète. L’aemulatio par l’imitatio est dans cette perspective une consécration de l’œuvre imitée et un exercice d’adresse. L’auteur doit cependant, dans une forme d’esprit de compé- tition, chercher à surpasser l’œuvre qu’il imite et ne peut se contenter de servilement reprendre à son compte les vers d’autrui.

L’historiographe Velleius Paterculus affirme cependant qu’existe un âge d’or pour tous les types de littérature, dont le moteur est l’aemulatio, mais dont l’imitatio représente le déclin :

Vel. Pater. 17, 6, L’émulation fortifie les esprits ; tantôt l’envie, tantôt l’admiration les excite à imiter. Et tout naturellement les arts que l’on a cultivés avec la plus grande ardeur atteignent leur plus grand développement. Mais il est difficile de se maintenir dans la perfection et, comme il est naturel, ce qui ne peut avancer, recule,

alit aemulatio ingenia, et nunc invidia, nunc admiratio imitationem accendit, natu- raque quod summo studio petitum est, ascendit in summum difficilisque in perfecto mora est, naturaliterque quod procedere non potest, recedit.

Le sujet fut également abordé par Denys d’Halicarnasse dans son opuscule fragmentaire sur l’Imitation. Dans le livre 1 (fr. 2), il expose une définition sommaire de l’imitation et de l’émulation (μίμεσίς / ζῆλος), qui sont « l’action de prendre une empreinte du modèle dans les règles » et « l’action active de l’âme, mise en mouvement par l’admiration

de ce qui lui paraît beau »9. Ainsi, pour le rhéteur d’Halicarnasse, deux composantes

sont également en jeux : l’une relève davantage d’une méthodologie technique, l’autre est plutôt le désir d’atteindre le beau ; c’est l’union de ces deux forces qui compose un moteur créatif. Son troisième livre, beaucoup mieux conservé, traite des méthodes d’imitation et liste les auteurs à imiter. Denys présente l’analogie suivante, qui permet de mieux saisir en nuance sa définition du concept :

D. d’Halicarnasse, l’Imitation, 3, 1, 3, C’est de la même manière qu’en littérature naît la ressemblance par imitation, lorsque piqués d’émulation pour ce que nous jugeons de meilleur chez tel ou tel des anciens, nous réunissons pour ainsi dire plusieurs ruisseaux en un seul courant, et le dérivons sur notre âme,

οὕτω καὶ λόγων μιμήσεσιν ὁμοιότης τίκτεται, ἐπὰν ζηλώσῃ τις τὸ παρ’ ἑκάστῳ τῶν παλαιῶν βέλτιον εἶναι δοκοῦν καὶ καθά περ ἐκ πολλῶν ναμάτων ἕν τι συγκομίσας ῥεῦμα τοῦτ’ εἰς τὴν ψυχὴν μετοχετεύσῃ.

On lit encore plus loin :

3, 1, 4, Un peintre fort admiré à Crotone ; un jour qu’il avait à peindre Hélène nue, les Crotoniates lui envoyèrent les jeunes filles de la ville pour qu’il les vît nues, non qu’elles soient toutes belles, mais parce qu’il était peu vraisemblable qu’elles soient totalement laides ; ce qui, chez chacune, méritait d’être reproduit en peinture fut ainsi concentré sur un seul portrait ; de la réunion de beaucoup d’éléments, l’art a composé une seule image parfaite,

ζωγράφος, καὶ παρὰ Κροτωνιατῶν ἐθαυμάζετο· καὶ αὐτῷ τὴν ῾Ελένην γράφοντι γυ- μνὴν γυμνὰς ἰδεῖν τὰς παρ’ αὐτοῖς ἐπέτρεψαν παρθένους· οὐκ ἐπειδή περ ἦσαν ἅπασαι καλαί, ἀλλ’οὐκ εἰκὸς ἦν ὡς παντάπασιν ἦσαν αἰσχραί· ὃ δ’ ἦν ἄξιον παρ’ ἑκάστῃ γρα- φῆς, ἐς μίαν ἠθροίσθη σώματος εἰκόνα, κἀκ πολλῶν μερῶν συλλογῆς ἕν τι συντος εἰκόνα, κἀκ πολλῶν μερῶν συλλογῆς ἕν τι συνέθηκεν ἡ τέχνη τέλειον [καλὸν] εἶδος.

Pour Denys, l’imitation est un moyen technique, le but étant l’émulation, c’est-à-dire atteindre le beau par l’art. L’imitation est aussi pour lui la réunion des meilleures com- posantes de plusieurs sujets étudiés : c’est le mélange choisi de plusieurs textes imités

9. Denys d’Halicarnasse, Opuscules rhétoriques : l’imitation, 1, fr. 2, Μίμησίς ἐστιν ἐνέργεια διὰ τῶν θεωρημὰτων έκματτομένη τὸ παρὰδειγμα./ Ζῆλος δέ ἐστιν ἐνέργεια ψυχῆς πρός θαῦμα τοῦ δοκῦντος

qui rend la création meilleure et lui confère plus de force. Dans ce but, l’imitateur doit opérer une lecture attentive des auteurs anciens, qui constituera pour lui un « procédé savant » (ἐπιστημόνως) :

3, 1, 7, Au lieu de lire les anciens superficiellement, de compter sur un profit qui viendrait en dormant, il faut choisir d’en faire une science, surtout si l’on veut pa- rer son discours d’ornements pris à tous. De tels ornements possèdent à coup sûr une séduction naturelle, mais si, par effet de l’art, ils entrent dans la constitution d’une œuvre rhétorique unique, le style est meilleur, grâce au mélange,

ἐξ ἧς ὑπάρξει τὸ παρ’ ἑκάστοις κατορθούμενον αἱρουμένοις μήτε παρέργως τοῖς παλαιοῖς ἐντυγχάνειν μήτε λεληθότως τὴν ὠφέλειαν προσγινομένην περιμένειν ἀλλ’ ἐπιστημόνως, ἄλλως τε καὶ κοσμήσειν μέλλουσι τὸν λόγον τοῖς παρὰ πάντων πλεο- νεκτήμασιν· ἃ καὶ αὐτὰ μὲν οἰκείᾳ φύσει τέρπει, εἰνεκτήμασιν· ἃ καὶ αὐτὰ μὲν οἰκείᾳ φύσει τέρπει, εἰ δὲ καὶ κερασθείη διὰ τῆς τέχνης εἰς ἑνὸς τύπον λογικοῦ σώματος, βελτίων ἡ φράσις τῇ μίξει γίνεται.

Le traité Du Sublime, daté du début du 1er siècle ap. J.-C.10, conçoit l’imitation et

l’émulation (μίμησις τε καὶ ζήλωσις) des grands génies du passé comme une façon de parvenir au sublime :

Du Sublime, 13, 2, 2, Il y a [. . . ] encore une autre voie pour parvenir au sublime. [. . . ] C’est l’imitation, l’émulation des grands génies du passé, tant en prose qu’en vers. Voilà [...] le but que nous devons fermement viser. [. . . ] du génie des anciens s’échappent, comme de l’ouverture sacrée certains effluves qui pénètrent l’âme de leurs rivaux, même des moins doués d’inspiration et les font s’exalter de la grandeur d’autrui, ὡς καὶ ἄλλη τις παρὰ τὰ εἰρημένα ὁδὸς ἐπὶ τὰ ὑψηλὰ τείνει. [. . . ]· ῾ἡ᾿ τῶν ἔμπροσθεν μεγάλων συγγραφέων καὶ ποιητῶν μίμησίς τε καὶ ζήλωσις. καί γε τούτου, φίλτατε, ἀπρὶξ ἐχώμεθα τοῦ σκοποῦ. [. . . ] οὕτως ἀπὸ τῆς τῶν ἀρχαίων μεγαλοφυΐας εἰς τὰς τῶν ζηλούντων ἐκείνους ψυχὰς ὡς ἀπὸ ἱερῶν στομίων ἀπόρροιαί τινες φέρονται, ὑφ’ ὧν ἐπιπνεόμενοι καὶ οἱ μὴ λίαν φοιβαστικοὶ τῷ ἑτέρων συνενθουσιῶσι μεγέθει.

Dans cet extrait, l’Anonyme du Περὶ ὕψους considère les poètes anciens comme des forces créatives presque sacrées et insurpassables. Si, comme Velleius Paterculus, il met l’accent sur le respect de la littérature du passé, la considérant comme une source de génie, il ne partage pas en revanche son scepticisme concernant l’imitatio / aemulatio de ces textes : alors que Velleius croit impossible de pouvoir surpasser le génie du

passé, l’Anonyme voit plutôt l’imitation comme un vecteur nécessaire à la création littéraire, parce qu’elle suscite l’esprit de compétitivité et le désir de rivalité essentiels à l’innovation, permettant ainsi à certains de surpasser leurs modèles.

Dans sa Lettre 84, Sénèque présente le modèle de l’émulation littéraire réussie non pas en soulignant la relation unissant une représentation à son original, mais en évoquant les abeilles qui transforment en miel le nectar (§3-4) ou en soulignant le lien de ressemblance entre le portrait d’un père et celui de son fils (§8). Sans poser de jugement sur le procédé lui-même, il en fournit toutefois son idéal : loin des progymnasmata11 des bancs d’école,

l’auteur qui ose imiter doit savoir le faire avec une subtilité qu’il ne reconnait qu’à la nature : la transformation du nectar en miel et la ressemblance entre un (le portrait d’un) père et son fils.

Quintilien, pour sa part, consacre au sujet un chapitre entier (10, 2) et approfondit la plupart des idées que nous avons déjà présentées. Au lieu de citer tous les passages utiles, qui sont trop nombreux, il nous paraît pertinent de résumer ses idées : l’imitation est une grande partie de l’art (§1) et en général de plusieurs activités humaines (§2), car c’est par elle qu’on apprend (§3), mais elle n’est pas à elle seule suffisante (§4), car nous sommes autant capables de créer que ceux qui ont composé nos modèles (§5-6). Pour ne pas condamner l’art à la stagnation, il faut apprendre des erreurs des modèles et les améliorer (§7-10), en gardant en tête que toute imitation pure sera inférieure au modèle car les qualités intrinsèques du modèle sont inimitables (§11-13). Il faut choisir les bons modèles et en connaître les qualités pour les imiter avec équilibre, sans quoi on produira un texte qui est pire (§14-18). Il faut aussi mettre l’accent sur ses propres qualités et imiter un texte qui puisse les mettre en valeur (§19-21), sans commettre l’erreur d’imiter un texte d’un genre pour composer un texte d’un autre genre (§22) ; on doit surtout tirer force de plusieurs modèles et ne pas en imiter un seul (§23-26). L’imitation n’est pas la simple reprise des mots, mais celle de tous les matériaux d’un texte (§27). Le bon

imitateur sait ajouter ses propres qualités au texte et avec autant de bons modèles, on peut aspirer à la perfection et à la gloire de les avoir surpassés (§28). Quintilien détaille tout le raffinement de l’émulation, activité réservée aux plus avancés (firmiores), mais ceux qui souhaitent arriver à ce degré de sophistication ont nécessairement commencé plus tôt, alors qu’ils étaient débutants (incipientes) par l’imitation simple de leurs camarades :

Quintilien, 1, 2, 26, Mais si l’émulation est un aliment pour les progrès de ceux qui sont déjà confirmés dans l’étude des lettres, les commençants, eux, d’un âge encore tendre, aiment mieux imiter leurs condisciples que leur maître, parce que, préci- sément, cela leur est plus facile. En effet, ceux qui en sont encore aux rudiments oseront à peine espérer s’élever jusqu’à une éloquence qu’ils regardent comme par- faite ; ils s’attacheront plutôt à ce qui est tout proche, comme le font les vignes accrochées aux arbres, qui saisissent tout d’abord les branches inférieures pour grimper jusqu’à la cime,

sed sicut firmiores in litteris profectus alit aemulatio, ita incipientibus atque adhuc teneris condiscipulorum quam praeceptoris iuncundior hoc ipso, quod facilior imi- tatio est. uix enim se prima elementa ad spem tollere effingendae, quam summam putant, eloquentiae audebunt ; proxima amplectentur magis, ut uites arboribus ad- plicitae inferiores prius adprendendo ramis in cacumina euadunt.

Quintilien a donc une vision pédagogique de l’imitation la plus simple et considère l’émulation comme sa forme la plus avancée et la plus noble. Se rangeant aux côtés de l’Anonyme Du Sublime et de Denys, Quintilien aborde l’émulation comme le moteur du progrès artistique : en apprenant des erreurs du passé, on peut arriver à progresser. Contrairement à Velleius Paterculus, il ne présente pas l’évolution de la littérature comme une courbe descendante qui suit un âge d’or littéraire : pour lui, il existe une évolution constante, une mutation nécessaire qui s’appuie sur l’héritage du passé. S’il rejoint Velleius, c’est peut-être dans sa volonté de renouveler l’art par l’inventivité, à la seule différence que l’historien ne croit pas que l’on y parvienne par l’imitation. Pour Quintilien, tout est dans la manière de faire et ses mises en garde soulignent les subtilités de l’art de l’imitatio : on comprend pourquoi les poètes experts en cette technique se donnaient le nom de pœtae docti. Pour Horace l’imitation est un point de départ qui

ou un pis aller, pour Quintilien et Denys, elle est un jeu d’adresse complexe et difficile à maîtriser, dont la perfection, l’émulation, conduit le poète à atteindre le meilleur de lui-même.

Les théoriciens littéraires avaient amorcé la réflexion sur la fonction et l’usage de l’imi- tation dans la création littéraire, sur sa nature complexe, sa place dans la littérature latine et le rôle des modèles anciens : Perse disposait ainsi d’une grande marge de ma- nœuvre pour tirer profit de ces éléments dans la composition de son œuvre. Il nous faut donc déterminer qui furent ses modèles, comment et à quelles fins il fait usage de ce procédé et s’il lui attribue une valeur programmatique. Ces informations nous permet- tront d’amorcer notre réflexion sur les relations qu’entretient Perse avec la littérature afin d’identifier précisément les types de littératures qu’il attaque et la nature de ses critiques.

β)

L’imitation chez Perse en chiffres : quels sont ses