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Le dernier angle d’approche de l’étude de l’imitation persienne nous conduit à passer en revue toutes les occurrences d’imitation de Calpurnius Siculus46, dont les Éclogues

se prêtent bien à ce genre d’exercice exhaustif : l’auteur est contemporain de Perse, l’échantillon est restreint et le texte est susceptible de faire partie du programme litté- raire du poète, tout comme la poésie bucolique, assurément dans sa ligne de mire. Les analyses qui suivent ne prennent pas en compte, comme plus tôt, toutes les in- fluences littéraires pour un passage donné : l’idée est d’isoler un auteur comme variable, afin d’essayer de dégager des éléments supplémentaires informant le commentaire per- sien sur la littérature. La répartition de ces imitations dans l’œuvre de notre poète fournit une première information : six sur dix (les six premières) font partie d’un pro- gramme littéraire. Plus pertinent encore est l’emplacement des imitations no 3-4, à l’intérieur d’une parodie de poésie à la mode (Distanciation | Imbrication) : les vers de Calpurnius y sont associés au style littéraire dont Perse se moque. Nous reprenons ici les occurrences des Éclogues de Calpurnius Siculus47 et leur extrait correspondant

dans les Satires présentées sous la forme d’un commentaire linéaire : No 1 et 2 :

46. La date de rédaction du texte de Calpurnius a été à plusieurs reprises remise en doute ; or notre analyse prouve d’elle-même l’impossibilité qu’il ait vécu après Perse et nous croyons, comme Jacque- line Amat, que Calpurnius était un auteur de l’époque néronienne ; cf. J. Amat, « Introduction », Calpurnius Siculus : Bucoliques, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. vii-xi.

47. Alors que 10 occurrences ont été répertoriées par Venuto et al., deux d’entre elles sont à notre avis discutables. En effet les auteurs écrivent que Calp. 3, 25, Callirhoen spreui, quamuis cum dote rogaret, « j’ai dédaigné Callirhoé, bien qu’elle me recherchât avec une dot » est imité par his mane edictum, post prandia Callirhoen do, « Je suggère à de telles gens d’assister au discours du maire le matin et d’aller voir les filles après le dîner » (1, 134) or, nous doutons que les deux passages soient liés, le seul point de référence est le nom propre Callirhoé à l’accusatif : pourquoi Perse aurait-il tiré ce nom de Calpurnius en particulier, alors qu’on le trouve quatre fois chez Ovide (Ibis, 339 ; Métamorphoses, 9, 413 et 430 ; Remèdes à l’amour, 449) et trois fois chez Hygin (Fables, 2, 4 ; 2, 9 ; 41, 87). De même, selon ces chercheurs Calp. 5, 118 et 7, 17, pecuaria, « troupeaux » est imité par ut Arcadiae pecuaria

Calp. 4, 12-15, quicquid id est, siluestre licet uideatur acutis auribus et nostro tantum memorabile pago, nunc mea rusticitas, si non ualet arte polita carminis, at certe ualeat pietate probari,

Quoi qu’il en soit, même si ma poésie paraît rustique à des oreilles raffinées et seulement digne de notre village, pourtant ma rusticité, si elle ne vaut pas l’habileté et le poli du chant, devrait du moins être agréée pour sa piété ;

Calp. 4, 157-159, at tu, si qua tamen non aspernanda putabis, fer, Meliboee, deo mea carmina : nam tibi fas est sacra Palatini penetralia uisere Phœbi,

Mais toi, pourtant, si tu penses que mes vers ne sont pas à mépriser, porte-les, Mélibée, au dieu. Car tu as le droit de pénétrer au fond de la demeure sacrée de l’Apollon du Palatin ;

Imités par :

Perse, Chol. 6-7, ipse semipaganus / ad sacra uatum carmen affero nostrum, Moi-même à demi paysan, je contribue au culte des Inspirés de mon propre chant.

Sens | Distanciation | Confiscation

Déjà analysées plus tôt dans ce chapitre, ces réemplois permettent à Perse de s’associer ironiquement à la fausse modestie rustique prônée par Calpurnius. Il oppose à la pé- danterie des uns cette fausse modestie des autres : ici la persona du poète bucolique se campe dans le cadre d’un village et ne vise pas un public plus large, misant plutôt sur la piété de ses propos. Perse se sert de ce parallèle pour montrer l’hypocrisie de Cal- purnius, dont la rusticité, la piété et la modestie lui semblent artificielles. Cette façade dont use Calpurnius pour paraître exemplaire rebute Perse, qui préfère se distancier de cet auteur et par le fait même de cet autre genre mineur, afin de mettre en valeur la pertinence du sien.

No 3 et 4 :

Calp. 5, 20, (silua) aestiuas reparabilis incohat umbras, En se renouvelant, (la forêt) prépare l’ombre de l’été. et

Calp. 4, 28, uentosa remurmurat echo, L’écho plein de vent renvoit.

Imités par :

Forme | Distanciation | Imbrication

Comme pour la parodie de poésie à la mode analysée plus tôt, Perse s’empare du vocabulaire associé à un style poétique particulier pour dénoncer son ridicule. Le vers est construit avec une symétrie qui oppose les deux grécismes euhion et echo flanquant les deux verbes de la haute poésie ingeminare48 et assonare49 unis au centre par l’adjectif

calpurnien reparabilis. Ici les mots choisis servent à pointer Calpurnius – entre autres – dont il se distancie assez clairement en écrivant aux vers suivants : haec fierent, si testiculi uena ulla paterni / uiueret in nobis ?, « Créerait-on ça, si la moindre veine des testicules ancestrales vivait en nous ? » ; il s’agit bien là de dénoncer l’utilisation d’un vocabulaire recherché et grécisé, en l’associant à un manque de virilité. Cet hellénisme cher à Calpurnius ferait donc de lui, selon Perse, un poète émasculé.

No 5 :

Calp. 2, 54-55, ite procul – sacer est locus ! – ite profani, Éloignez-vous – ceci est un lieu sacré – éloignez-vous, profanes.

Imité par :

Perse, 1, 113-114, pueri, sacer est locus, extra meiite, Ceci est un lieu sacré, allez uriner ailleurs les enfants.

Sens | Distanciation | Confiscation

Ici Perse tourne le vers de Calpurnius au ridicule en suppléant meiite à ite et pueri à profani. Ces mots sont prononcés par le poète lui-même, en réponse à un rival fictif qui tente de censurer Perse. S’il ne s’agit pas d’une attaque ou d’une critique directe, l’ironie avec laquelle notre satiriste reprend le vocabulaire calpurnien indique tout de même que son imitation est une forme de parodie.

No 6 :

Calp. 2, 62, saepe uaporato mihi caespite palpitat agnus,

Souvent sur un autel de tourbe fumante un agneau palpite pour mon offrande.

Imité par

Perse, 1, 126, inde uaporata lector mihi ferueat aure,

Mon lecteur doit s’échauffer de là, grâce à ses oreilles décrassées à la vapeur.

Forme | Confiscation

Le poète de Volterra confisque ici le vers de Calpurnius pour créer une métaphore médicale traitant du nettoyage des oreilles, d’où disparaît totalement le contexte buco- lique du sacrifice animal. Nous croyons que Perse – comme il l’a fait de nombreuses fois avec Virgile d’après notre analyse des Choliambes – s’amuse à prendre des mots tirés d’autres textes et à les réemployer dans des contextes incongrus, dans une forme de recherche du grotesque. Il est bien possible ainsi que Perse ait pris ces termes tirés d’un contexte sacré concret pour les appliquer dans un cadre médical figuré50. Le satiriste

met l’accent sur la puissance de sa littérature grâce à une opposition grotesque ou la mort fait place à la vie : l’agneau, agnus, fait place au lecteur, lector, qui s’échauffe au contact de la littérature persienne, ferueat. En associant la littérature de Calpurnius au religieux et à la mort et ses propres écrits à la médecine et à la vie, Perse se montre non seulement comme un guérisseur, mais comme un rédempteur pour son lecteur. No 7 :

Calp. 2, 76, quamuis siccus ager languentes excoquat herbas, Bien que le champ aride dessèche les herbes languissantes.

Imité par :

Perse, 3, 5-6, siccas insana canicula messes / iam dudum coquit,

Depuis déjà un moment la canicule furieuse calcine les sèches moissons.

50. La question de cette métaphore auriculaire est traitée en détail dans l’article de K. Reckford ; plus encore l’auteur explique comment Perse compose ses métaphores complexes qui jouent sur plusieurs

Forme | Sens | Imbrication

L’emprunt du vocabulaire calpurnien se justifie tant pour le sens que pour la forme ; il est inséré dans la réplique d’un comes venant annoncer au jeune Perse, alors qu’il cuvait son vin, que le temps est venu de se réveiller et d’étudier. Le choix des motifs de la poésie élégiaque et bucolique pour décrire ce temps de la journée relève sans doute à nouveau du désir d’opposer le jargon précieux et noble du poète bucolique au vocabulaire assez familier du vers précédant : stertimus, indomitum quod despumare Falernum / sufficiat, « Je ronfle assez pour cuver le Bordeaux inexpugnable d’hier soir, alors que les onze heures sonnent. . . ». On doit supposer que l’auteur cherche à déstabiliser le lecteur en juxtaposant ces deux formes de vocabulaire.

No 8 :

Calp. 5, 25, tum caespite uiuo pone focum geniumque loci Faunumque Laresque salso farre voca,

Alors construis un autel sur une motte de gazon frais et invoque avec un gâteau salé le Génie du lieu et Faunus et les Lares (Trad. personnelle).

Imité par :

nunc et de caespite uiuo / frange aliquid,

Dans ce cas, romps lui un bout de ta terre généreuse.

Forme | Confiscation

Ici, comme pour le no 6, une expression tirée d’un cadre sacré et pastoral est extraite de son contexte pour être employée dans l’expression concrète d’un autre registre : dans ce cas-ci, Perse emploie caespite uiuo pour parler d’une propriété foncière, ce qui crée évidemment un décalage. Encore une fois, Perse veut extirper le sacré de la poésie bucolique : caespes, qui désigne un autel de gazon chez Calpurnius devient une parcelle de terre. Dans le vers suivant, l’autel servait à sacrifier une victime : chez Perse cette parcelle de terre aide à sauver un ami de la ruine en produisant des récoltes. Cette

Bilan de l’analyse des imitations de Calpurnius

Les conclusions de cette analyse doivent être nuancées, parce qu’on se rend compte qu’il est plus profitable d’analyser un vers persien en tenant compte de tous ses modèles. Dans l’ensemble, notre auteur semble utiliser autant Calpurnius en imbriquant ses passages qu’en les confisquant. Même si Perse ne semble pas spécifiquement mener un programme anti-calpurnien, on voit qu’il décourage le lecteur de consommer la poésie pastorale, qu’il lie à l’émasculation et à la mort, tout en désignant sa poésie comme un remède pour le corps et pour l’âme ; grâce à elle, le lecteur peut prospérer et sortir du sort funeste que lui réserve la lecture de ce genre poétique mineur. Quant à ceux qui produisent une telle poésie, il rabat leurs prétentions par l’ironie et en appelle à l’humilité.