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Bien que nous ayons affirmé précédemment2que Perse se moque des poètes qui se disent

rustiques, nous croyons tout de même qu’il veuille tirer avantage de cette persona de semipaganus, en incarnant une forme de rusticité différente de celle de Calpurnius et de Tibulle3. Selon nous, comme pour C. Dessen4, la rusticité endossée par Perse vise

à lier son entreprise poétique aux anciennes vertus romaines ; mais nous ne pensons pas pour notre part que Perse veuille se revendiquer des anciens poètes romains, qu’il désigne par le mot uates (Chol. 8)5.

2. Cf. supra, p. 77.

3. S. Tzounakas prétend que Perse lui-même vise à se rapprocher de ces poètes agraires et notam- ment de Tibulle. Son interprétation toutefois prend seulement en compte le lien qu’entretiennent les Choliambes avec l’œuvre de Tibulle et omet les nombreux autres parallèles que nous avons présentés dans le premier chapitre. S. Tzounakas, « Rusticitas versus Urbanitas in the Literary Programmes of Tibullus and Persius », Mnemosyne 59 (2006), p. 111–128.

4. Dessen, Iunctura Callidus Acri : A Study of Persius’ Satires, p. 19.

5. Le terme semipaganus a fait couler beaucoup d’encre, en particulier chez les philologues italiens. Il appert donc nécessaire de faire une courte recension critique sur le sujet. Nous rejetons d’abord l’interprétation de V. Ferraro, qui se fonde sur les scholies pour rapprocher semipaganus de semiuillanus – ce qui ne donne pas davantage de sens au mot – et affirmer que le mot voudrait dire semipoeta et semidoctus ; V. Ferraro, « Semipaganus / Semivillanus / Semipoeta », Maia 22 (1970), 139–146 ; Bien qu’il soit pertinent de discuter les remarques du scholiaste à ce vers, le fait qu’il accorde une autorité majeure à ces commentaires, dont il signale l’importance en introduction (p. 139) empêche de donner de la crédibilité à ses propos. De plus, il soutient (p. 141) que l’hapax semipaganus servirait à prendre une distance d’humilité vis-à-vis les uates, alors que nous avons démontré que ce passage était plein d’ironie et que notre démonstration qui suit révèle comment Perse se sert de ce mot pour afficher sa supériorité et sa singularité, toujours dans l’ironie. Nous rejettons également l’interprétation de C. M. Lucarini, qui suppose que le terme est à lier à la communauté des poètes, la militia poetica à laquelle Ovide se rattache ; cf. C. M. Lucarini, « Semipaganus (Pers. Chol. 6-7) e la storia di paganus », Rivista di Filologia e di Istruzione Classica 138 (2010), p. 426–444, Notre démonstration à cet endroit indique comment Perse réemploie les matériaux lexicaux trouvés chez Ovide et les déforme pour se moquer de cette militia poetica. De plus, il serait absurde que Perse veuille se rattacher à une communauté de poètes, lui qui si clairement se détache dans ses Choliambes et sa première satire de tous les poètes et de tout le monde en général. Nous montrons dans les pages suivantes, au contraire, comment ce terme sert à rehausser sa singularité et son isolement. G. Moretti s’approche de notre vision, parce qu’elle conçoit que la rusticitas permet à Perse de se rattacher au genus de la satire, mais, comme V. Ferraro, elle croit que c’est là une façon de construire une persona modeste, en regard des poètes qui se revandiquent de la fontaine d’Hypocrène, et elle prend au sérieux l’offre de Perse aux uates, elle affirme ainsi que Perse se sert de ce mot pour lier son œuvre à un contexte religieux populaire romain ; G. Moretti, « Allusioni etimologiche al genus satirico : Per una nuova esegesi di Persio, Choliambi 6-7 », Materiali e discussioni per l’analisi dei testi classici 46 (2001), p. 183–200, L’hypothèse selon

En effet, bien que Perse, en tant que semipaganus, souhaite contribuer au culte des uates, nous avons pu établir dans le premier chapitre qu’il confère à ce terme une charge ironique pour se moquer d’Ovide. De plus, dans la première satire, uates est utilisé pour qualifier les auteurs des poèmes lus par des patriciens lors d’une soirée mondaine :

P. 1, 30-35, ecce inter pocula quaerunt / Romulidae saturi, quid dia poemata narrent : / hic aliquis, cui circum umeros hyacinthina laena est, / rancidulum quiddam balba de nare locutus / Phyllidas, Hypsipylas uatum et plorabile siquid / eliquat ac tenero supplantat uerba palato,

Voici que, entre deux coupes de vin et le ventre bien plein, les gens de souche de- mandent ce que racontent les divins poèmes. Celui-là, les épaules couvertes d’un foulard lavande, nasille en bégayant quelque propos putride et déverse les « Phyllis » et les « Hypsipyle » et autre braillaird’rie de poète inspiré, puis de son palais débile avorte les mots.

Au vers 34 le poète mentionne deux héroïnes ovidiennes6, en partie sans doute à cause

de la consonance grecque de leurs noms, mais surtout parce qu’elles représentent les sujets mélodramatiques de la poésie dont Perse se moque7 : pour lui, ces topoi sont

chaque mot recèle un sens qui détaille et rehausse sa critique de la littérature. Il parait judicieux au demeurant de considérer que ce terme permet à Perse de rapprocher sa persona du peuple, une caractéristique qui s’accorderait avec le vers 14 de la satire 5, uerba togae sequeris. L’interprétation que fait M. T. Chersoni dans son article de 2005 ne rejoint pas tout à fait la nôtre, mais peut très bien l’appuyer, car elle prend elle aussi en compte l’ironie de ce vers et les liens qu’il entretient avec les passages imités et voit dans ce terme une force contestataire contre les poètes alexandrinistes. Alors que nous interprétons comme elle semipaganus comme semirusticus, son interprétation va dans un autre sens, en essayant de trouver pourquoi il a choisi paganus au lieu de rusticus alors que nous essayons de voir comment le sens de rusticus peut nous aider à définir semipaganus ; cf. M. T. Chersoni, « Sui Choliambi di Persio : alcune postille », Prometheus 31 (2005), p. 178-183 ; Nous trouvons également judicieuse l’analyse de W. T. Wehrle, qui voit lui aussi dans le mot l’intention claire de l’auteur de se distancier de tous les autres poètes et rejette également toutes les interprétations qui font de ce mot une marque de modestie. Il comprend, comme nous, que Perse mentionne les uates de façon ironique en se démarquant d’eux comme du reste des poètes (p. 57) ; cf. W. T. Wehrle, « Persius Semipaganus ? », Scholia I (1992), p. 55–65 ; Voir également : G. D’Anna, « Persio Semipaganus », Rivista di cultura classica e medioevale 6 (1964), p. 181–185, (non uidi ) ; J. A. S. Campos, « Nota de leitura. Persio, Choliambi 6 », Euphrosyne 6 (1974), p. 145–148, (non uidi ) ; M. M. Pozdnev, « Ipse semipaganus : Zur Interpretation der Choliamben von Persius », Hyperboreus 3 (1997), p. 100–124, (non uidi ).

6. Phyllis est la protagoniste principale de la deuxième Héroïde, tandis que Hyspsypile est celle de la sixième.

quid plorabile uatum, « quelque pleurnicherie de poètes inspirés ». Ailleurs, au début de la cinquième satire (v. 1-14), les uates qui réclament cent bouches et cent langues pour chanter leurs œuvres sont l’objet d’une attaque virulente :

P. 5, 1-2, uatibus hic mos est, centum sibi poscere uoces, / centum ora et linguas optare in carmina centum,

Les poètes ont l’habitude de réclamer cent voix pour eux, de souhaiter cent bouches et langues pour cent œuvres.

La connotation négative dont Perse investit le terme uates dans ces deux passages prouve sans conteste qu’il ne souhaite pas réellement contribuer à leur culte8. Par

ailleurs, si rien n’indique nécessairement que le mot uates désigne spécifiquement les poètes anciens, un autre passage permet en revanche d’affirmer l’idée que Perse condamne bien les anciens poètes romains ; on lit en effet :

P. 1, 76-81, est nunc Brisaei quem uenosus liber Acci, / sunt quos Pacuuiusque et uerrucosa moretur / (...) hos pueris monitus patres infundere lippos / cum uideas, quaerisne unde haec sartago loquendi / uenerit in linguas ?

Aujourd’hui encore, il y en a qui traînent dans le livre à varices d’Accius le bachique et d’autres, dans l’Antiope ridée de Pacuvius. (...) Quand tu vois les pères de famille chassieux gaver les enfants de ces conseils, tu t’demandes comment ce salmigondis langagier s’est introduit dans nos bouches.

Perse lie ici la lecture d’auteurs archaïques tel Accius et Pacuvius à la corruption du langage. Comme nous l’avons mentionné, en attribuant à leurs livres des traits normalement appliqués à une peau vieille et malade, le satiriste souligne le caractère suranné de ces œuvres et cherche à détourner de leur étude. Au début de la sixième satire, enfin, Perse se moque d’Ennius en tournant en ridicule sa prétention à être la réincarnation d’Homère (6, 10-11).

Nous pouvons donc réfuter avec certitude l’idée de Cynthia Dessen selon laquelle Perse voudrait lier son œuvre à celle des poètes anciens en général, car il se distancie assez clairement des anciens poètes tragiques et épiques ; il appert plutôt qu’il rapproche

uniquement ses poèmes de ceux de Lucilius et des pièces des comiques grecs. La persona du semipaganus serait plutôt à chercher dans le style et dans la teneur morale de ses Satires.

Sur la question précisément de l’écriture, F. Bellandi évoque le fait que Perse utilise une expression rugueuse et chargée qui devait apparaître rustica au public de son temps9.

L’idée semble trouver confirmation dans la première satire, où Perse se moque de l’opi- nion populaire au sujet de la poésie :

P. 1, 63-65, quis populi sermo est ? quis enim nisi carmina molli / nunc demum fluere, ut per leue seueros / effundat iunctura ungues ?,

Que dit le peuple ? Qu’a-t-il d’autre à dire, mise à part qu’« enfin, maintenant, les poèmes ont une souple cadence, que leurs joins au fini lisse trompent les ongles expérimentés qui les sondent ».

On voit que Perse s’oppose à la poésie dont la vocation est d’être lue facilement parce que sa cadence souple la rend fluide (fluere). Dans nos deux premiers chapitres, nous avons vu que pour être comprise la poésie de Perse doit à l’inverse être scrutée de près et analysée en détail ; nous avons réalisé également lors du processus de traduction à quel point les poèmes de Perse ne coulent pas aisément. Cet aspect donc, que nous pourrions qualifier avec Bellandi de rugueux, constituerait possiblement une partie de la rusticitas de Perse.

Dans cette optique, le semipaganus n’a rien en commun avec le Tibulle ou le Calprunius rusticus, qui utilisent quant à eux ce titre pour se rapprocher de l’univers bucolique et campagnard et conférer une façade de modestie à leur persona ; Perse utilise ce titre

9. Le savant italien systématise le style de Perse grâce à deux axes. Sur l’axe paradigmatique, Perse emploie les uerba togae, qui ont une nature démystifiante envers une littérature mignonne, comme celle préférée et produite par ses contemporains. Au niveau syntagmatique, il adopte les iuncturae acres, des combinaisons de matériel lexical qui produisent des effets étranges, pour déconstruire les idées reçues du public, aveuglé par les stéréotypes littéraires. Sur un premier niveau, il écrit donc une poésie âpre, aigre et choquante pour secouer le lecteur habitué à être bercé et caressé par des rythmes doux et les iuncturae mille fois déjà entendues et remâchées en des variations à peine perceptibles. Au deuxième niveau, il présente au lecteur averti une poésie au raffinement sans précédent qui peut ravir la uaporata auris de ses lecteurs ; cf. Bellandi, Persio : dai verba togae al solipsismo stilistico - studi

néologique pour se distancier de tous, pour s’isoler et se définir comme seul vrai poète10.

Le concept de rusticité l’aiderait à afficher une forme de supériorité vis-à-vis l’urbanitas qui caractérise les poètes aviaires présentés dans la première satire :

P. 1, 9 et 121, nam Romae quis non - a, si fas dicere ! - sed fas : (...) auriculas asini quis non habet ?,

Car qui à Rome n’aurait pas ... Ah si on peut oser dire ! Oui on peut : (...) mais qui n’a pas des oreilles d’âne ?

Après avoir hésité à avouer son secret (v. 9), Perse révèle enfin (v. 121) – faisant réfé- rence à l’histoire du roi Midas – que non seulement le roi, mais tout le monde à Rome a des oreilles d’âne. Ce passage rend évident que les adversaires littéraires du sati- riste émanent indifféremment de Rome et met clairement à jour l’opposition rustique / urbain.

Cette distanciation permet à Perse d’isoler sa persona pour avant tout créer une œuvre véritablement poétique ; sa rusticitas est donc une étrangeté, une difficulté d’approche de son texte pour quiconque n’a pas les oreilles décrassées : c’est là l’originalité de son œuvre et ce qui la distingue de la production poétique de la cour néronienne. Mais plus encore, Perse utilise sa poésie et son caractère distinct pour renforcer l’autorité de sa critique envers la production / transmission / consommation de la littérature ordinaire, dont il regroupe tous les auteurs dans un même camp, celui de l’urbanitas.

Il est également possible que Perse veuille prêter à sa persona une forme de rusticitas pour affirmer son identité romaine. Dans un article récent11 qui résume les conclusions

de sa thèse, M. Blandenet explique que le terme rusticus concilie deux facettes para- doxales : dans le théâtre de Plaute par exemple, l’archétype du rustre est l’objet de moquerie à cause de sa rusticité, mais valorise en même temps une identité romaine

10. Contrairement à Lucilius qui se met au centre de la société et à Horace qui veut interagir avec elle pour l’améliorer, Perse la rejette complètement, selon l’auteur américain, pour élaborer un style

opposée au mode de vie hellénistique en défendant les valeurs morales prônées par le mos maiorum12. Cet aspect positif du rusticus n’est pas l’exclusivité de Plaute : l’ode

au bonus agricola en tant que « représentation collective de la romanité, associée au mos maiorum» se trouve tout autant chez les rhéteurs, les agronomes et les historiens13.

Ce souhait qu’aurait eu Perse d’exprimer sa romanité par le terme semipaganus est renforcé par un énoncé de la première satire :

P. 1, 103-104, haec fierent, si testiculi uena ulla paterni / uiueret in nobis ?, Créerait-on ça, si la moindre veine des couilles ancestrales vivait en nous ?

Perse rejette des vers hellénisés que l’on vient de lui lire en appelant à l’autorité des ancêtres, c’est-à-dire à un retour à l’essence romaine et à une littérature non-hellénisée. La rusticitas de Perse n’est certes pas la balourdise d’un rustaud mais représente bien plutôt l’aspect positif de la simplicité ancestrale, une identité romaine marquée qui l’autorise à la critique.

On trouve d’ailleurs plus loin dans son texte une représentation de l’autre facette du rusticus – l’archétype ridicule dont on se moque –, lorsqu’il introduit comme adversaire un centurion niais :

P. 3, 77, hic aliquis de gente hircosa centurionum,

Un membre de la famille qui sent le bouc des centurions.

Ce personnage tient un discours incohérent face à Perse, qui encourage dès lors ses lecteurs à étudier la philosophie. Cet autre aspect de la rusticité tire peut-être son origine de l’archétype du rusticus comique, le parangon de la bêtise à l’intelligence amoindrie14; il est bien entendu totalement détaché de la persona poétique de Perse.

12. Blandenet, « Rusticité et identité romaine à l’époque républicaine », p. 36. 13. Ibid., p. 39.

En somme, le mot semipaganus contient l’essence de la persona de Perse. Par ce terme néologique, volontairement ambigu et ironique, qui invoque de façon générale l’auto- rité et la simplicité naturelle des antiques vertus romaines du mos maiorum, Perse se distingue de tous les autres poètes, tout en se distanciant de l’hellénisation urbaine. Il n’est donc pas rusticus, il est résolument semipaganus15.