• Aucun résultat trouvé

À deux reprises dans sa première satire, le poète fait part de son inquiétude face aux œuvres grecques traduites en latin. La première occurrence intervient par la mention d’un certain Labéon :

P. 1, 4, quare ? / ne mihi Polydamas et Troiades Labeonem / praetulerint ? Nugae !, Pourquoi tu dis ça ? Parce qu’un critique coincé et les fins de race préféreront lire Labéon plutôt qu’moi ? Foutaises !

Les commentateurs déplorent le fait qu’un scholiaste soit notre seul point de repère pour identifier ce Labéon, cible de notre poète16 :

LABEONEM : quia Labeo transtulit Iliada et Odysseam, uerbum ex uerbo, ridicule satis, quod uerba potius quam sensum secutus sit. Eius est ille uersus : Crudum manduces Priamum, Priamique pisinnos,

LABEONEM : c’est que Labéon traduisit l’Iliade et l’Odyssée, au mot à mot, assez ridiculement parce qu’il suivit les mots plus que le sens. Voici un de ses vers : « cru, tu mangerais Priam et les enfants de Priam » (Trad. personnelle).

On ne peut déterminer quel crédit il faut accorder aux dires du scholiaste ; quoi qu’il en soit, rien ne laisse penser que ce Labéon fut un auteur connu. L’accent ne doit donc pas être mis sur le contenu des livres de ce traducteur oublié, mais plutôt sur sa popularité.

15. M. Fruyt affirme justement que la particule semi- peut servir à rehausser une anomalie, un fait saillant dérogeant de la normalité. Ce semi - permettrait ainsi à Perse de rehausser sa singularité

En effet, le début de la satire reprend un topos satirique présent également chez Horace et Lucilius, qui consiste pour les poètes à annoncer le destinataire qu’ils souhaitent pour leur œuvre.

Les fragments 16 et 17 du livre 26 de Lucilius présentent ce topos. Dans le premier, Lucilius annonce qu’il n’écrit pas pour un public érudit ; pour l’exprimer, il personnifie les différents publics par des hommes bien connus de ses contemporains :

Lucilius, 26, fr. 16, Persium non curo legere, Laelium decimum uolo,

Je ne me soucie pas d’être lu par Persius, mais je veux être lu par Laelius Décimus.

Le Persius mentionné est connu par l’entremise de Cicéron, qui le dépeint comme étant l’homme le plus savant de son époque, nous ne savons rien en revanche de Laelius Décimus, mais on peut déduire du contexte qu’il était probablement un homme de lettres moins savant que Persius17. Lucilius réitère ce type de propos dans le deuxième

fragment :

Lucilius, 26, fr. 17, nec doctissimis <ego scribo, nec scribo indoctissimis> <. . . > Manilium Persiumue haec legere nolo, Iunium Congum uolo,

Ce n’est pas pour les plus savants que j’écris, ni non plus pour les moins savants. . . Je ne veux pas que ces écrits soient lus par Manilius ou par Persius, je veux qu’ils le soient par Junius Congus.

Manius Manilius, consul de 155 à 149 av. J.-C. est également décrit par Cicéron comme un homme à l’éducation exemplaire18 et Junius Congus, à ne pas confondre avec un

homonyme du premier siècle avant J.-C., fait figure d’ignorant dans cette citation. Nous déduisons aisément par ces courts extraits que Lucilius entrevoyait la Satire comme une littérature accessible, qui ne requérait pas un lectorat initié.

Chez Horace en revanche, cette volonté de plaire à la majorité, ou du moins de vouloir en être compris s’estompe nettement :

Horace, Sat. 1, 4, 23-25, cum mea nemo ; scripta legat, uolgo recitare timentis ob hanc rem quod sunt quos genus hoc minime iuuat, utpote pluris culpari dignos, Moi personne ne lit mes écrits, que je n’ose débiter en public, parce qu’il y a des hommes à qui ce genre déplaît fort, ceux qui méritent le blâme étant la majorité.

Prenant la peur de l’opprobre comme excuse pour restreindre ses destinataires, Horace mise sur un style peaufiné afin de pouvoir plaire à une minorité d’hommes de lettres, un public composé d’amis dont Mécène, Virgile et Octave :

Horace, Sat. 1, 10, 76 : nam satis est equitem mihi plaudere, Il me suffit que les chevaliers m’applaudissent.

Perse, toujours dans l’hyperbole, s’entretient dans la première satire avec un rival fictif sur la popularité à venir de ses écrits :

P. 1, 2-3, “quis leget haec” min tu istud ais ? nemo hercule. “nemo ?” / uel duo uel nemo. “turpe et miserabile !”,

Un rival – Qui va lire ceci ? Perse – C’est à moi qu’tu parles ? Personne bon Dieu ! Un rival – Personne ? Perse – Deux au mieux, sinon personne. Un rival – Misérable. . . pitoyable !

À l’opposé de Lucilius, l’intention de Perse n’est pas de rejoindre un vaste public, ni même quelques amis, comme Horace : poussant à son paroxysme la démonstration, Perse en vient à réduire jusqu’à personne le nombre souhaitable de destinataires. Le personnage de Labéon, pour en revenir à lui, participe de ce topos, parce qu’il a lui-même peu de lecteurs : on doit comprendre que Perse ne se formalise pas d’avoir moins de destinataires que ce traducteur risible des œuvres homériques19. Cela nous

amène à croire que dans ce passage Perse ne blâme pas spécifiquement Labéon, ni les traductions maladroites en latin des auteurs grecs ; ces détails sont accessoires et il se sert plutôt de cette figure pour montrer à quel point la qualité d’une œuvre ne dépend pas du nombre de lecteurs.

P. 1, 50, non hic est Ilias Atti / ebria ueratro ?,

Ah, ne serait-ce pas là l’Iliade d’Attius ivre d’hellébore ?

Cette citation intervient après que Perse eut invité son rival à voir tout ce qui se cache dans la poésie qu’il prise. Le ton est alors plus critique : le poète blâme directement les goûts littéraires de son rival. Attius Labéon est de nouveau accessoire au propos, il ne fait qu’incarner la pire des littératures. Perse ne s’attaque pas directement à l’individu, mais en décriant ses traductions, il dénigre plus largement – et plus habilement – le climat littéraire ambiant qui le rebute.