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Stratégies monosémiques du récit de fiction

Dans le document Le récit et le savoir (Page 131-136)

Aborder la composante argumentative du récit de fiction, c'est déterminer ce qu'il faut à un récit de fiction pour contraindre le lecteur ou le spectateur à retrouver la conclusion souhaitée. Tout récit littéraire de fiction se passe des énoncés interprétatif et pragmatique puisqu'il prend en charge sa propre narration, qu'il n'y a pas de «sujet d'énonciation», visible. Quelles sont les stratégies nécessaires à un tel récit pour orienter la lecture ? Pour cela, il est impératif que le texte réduise la polysémie de son discours de sorte que ces deux niveaux se déduisent du seul énoncé narratif. Que faut-il à un tel texte pour réaliser ce modèle ? Par quelles stratégies rhétoriques un texte peut-il atteindre cet objectif ?

2.8.1 La redondance

Dans le récit exemplaire, le récit didactique, le locuteur explique, sémantise, complète, comble les vides du récit. Mais l'effacement du locuteur dans les codes de la narration du récit de fiction entraîne le risque d'un détournement sémantique ou pire, de ne pas être compris puisqu'aucune intervention externe ne vient fixer le sens de l'histoire par une interprétation doctrinale. C'est le cas, intradiégétique, de la légende de saint Dimitri dans Les Justes de Camus où Foka ne comprend pas le récit de Kaliayev, et celui-ci doit le commenter. Tout récit parvient généralement à éviter une telle situation en multipliant les redondances afin d'assurer le «bon» décodage du texte dans le but de garantir sa force illocutoire. Ainsi, dans la parabole du fils prodigue, le père accueillant son fils repentant, s'adresse à ses serviteurs : «Mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie; il était perdu et il est retrouvé», formulant par là une interprétation globale de la parabole. Il commente de nouveau l'histoire du retour de son fils à son aîné qui, rentrant des champs, s'était mis en colère de les voir tous fêter le retour de son frère. Il lui dit : «Toi mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Mais il fallait bien festoyer et se réjouir, puisque ton

frère que voilà était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé», corrigeant ainsi la mauvaise interprétation que son aîné et le destinataire auraient pu garder de cette histoire, les invitant du même coup à mimer son action. Cette répétition insistante rend toute intervention d'un locuteur extradiégétique inutile. Mais la redondance n'est pas toujours aussi ostensible et les personnages ne sont pas les seules unités pertinentes du récit. Elle peut prendre différentes formes : elle peut s'insinuer dans le dialogue comme nous venons de le voir, elle peut se présenter sous forme d'une action similaire, se glisser dans une description et, dans le cas du récit audiovisuel, se loger dans la série linguistique, transiter par le bruitage, la musique ou dans la bande-image, etc. La photographie de Providence (1978) d'Alain Resnais en est un bon exemple.

La redondance et la clôture de la superstructure narrative, la structure narrative quinaire chez Greimas, qui codifie la logique des actions et qui fonctionnent comme une base instructionnelle permettent d'assurer au texte une homogénéisation sémantique qui assure sa lisibilité. La clôture du récit est, ici, une donnée fondamentale en ce qui a trait à sa lisibilité. C'est elle qui institue «la temporalité et la causalité [qui] nous paraissent fonder une sorte de naturalité, d'intelligibilité de l'anecdote : elles nous permettent par exemple de la résumer (ce que les anciens appelaient l'argument, mot à la fois logique et narratif)» (Barthes, 1973, p. 357). Le récit de fiction vise bien souvent, tout comme le récit didactique, à instaurer une seule configuration sémantique à partir de la concaténation des actions de l'histoire. Et la redondance que le récit utilise à cette fin n'est qu'une des possibilités de structuration à la disposition du locuteur. La redondance peut ne pas porter sur l'interprétation elle-même mais prendre la forme d'un modèle réduit fortement codé de l'histoire tout entière, la mise en abîme.

2.8.2 La mise en abîme

Figure de rhétorique suprasegmentale, elle est une forme élaborée de la redondance. «Est mise en abîme toute enclave entretenant une relation de similitude avec l'œuvre qui la contient» (Dallenbach, 1977, p. 18). C'est sous ce modèle que se présente la fable du Bassa et du marchand (18, Livre VIII) analysée par Suleiman (1977). Dans ses déplacements de voyageur de commerce, un marchand grec paya un bassa de sa protection. Le trouvant trop cher, il voulut le troquer contre trois Turcs moins dispendieux. Le bassa lui raconta alors l'histoire du berger qui céda son dogue qui lui coûtait tant à nourrir, mais hardi au combat, contre trois mâtineaux couards et toujours prêts à fuir la bataille. «Le troupeau s'en sentit; lui dit le bassa, et tu t'en sentiras du choix de semblable canaille. Si tu fais bien, tu reviendras à moi. Le Grec le crut». On y retrouve là tous les éléments du récit didactique. L'histoire du marchand est énoncée par le narrateur extradiégétique que reflète et redouble le récit intradiégétique du bassa. Ce récit enchâssé vise à persuader le marchand d'une vérité tout comme l'histoire qui l'encadre a pour but de persuader le destinataire de cette même vérité. Et celui-ci devra percevoir la même analogie que celle perçue par le marchand entre sa situation et celle du berger, et tirer de la conclusion finale la même règle d'action que le marchand. Le destinataire est invité à s'identifier au marchand, à raisonner comme lui, à vivre par procuration l'expérience du marchand et à mimer ses actions. Et cette capacité mimétique repose sur la possibilité que le destinataire aura à établir la correspondance entre l'histoire racontée et sa propre situation. Sa compétence est donc une condition nécessaire puisque la mise en abîme, bien qu'ayant pour fonction de faire saillir l'intelligibilité du récit, n'est pas toujours lisible comme telle. Comme garde-fou sémantique, le récit a encore à sa disposition le fait que toujours il s'inscrit dans un contexte qui l'investit d'une intentionnalité.

2.8.3 Le contexte

La présence du contexte dans le texte, phénomène d'intertextualité, n'est pas seulement attestée par des indices externes au texte comme la date de parution ou de production, la maison d'édition ou de production, le titre même, etc. Des indices internes révèlent le contexte dans lequel baigne le texte. Dans le récit didactique et le documentaire, le narrateur extradiégétique est le corollaire de la non-clôture du texte, l'instance narrative se trouvant hors du texte. C'est le cas de l'ensemble des paraboles de l'Évangile, indépendantes les unes des autres mais tirant leur unité de la parole doctrinale de Jésus qui en informe les auditeurs. Au cinéma, la linéarité, l'enchaînement des plans, la prise en charge de la narration, est une conquête dont l'histoire de chacune des étapes peut être retracée, comme nous l'avons vu plus haut, à cause de la jeunesse du médium. Warning (1979) a esquissé quelques notes de recherches dans le même sens en ce qui a trait au récit écrit. Il ressort de ceci, d'une part qu'un texte est toujours en relation avec un autre texte, ou un ensemble de textes, ne serait-ce, au moins implicitement, que le contexte socioculturel ambiant et, d'autre part, que ce qui signale le contexte au sein du récit est la présence du locuteur. Tant la langue naturelle que le langage cinématographique contiennent des éléments symboliques ou référentiels aussi bien que des éléments indiciels ou subjectifs, ceux- ci permettant de circonscrire l'empreinte du locuteur, la trace de son discours dans le récit. Et dans le récit de fiction, le locuteur n'est pas moins présent. Ce sont donc les marques de sa présence, les traces de son énonciation, qui nous permettent d'embrayer sur la situation de discours du récit, et partant d'appréhender la relation dialogique entre le destinateur et le destinataire, de comprendre comment celui-là programme celui-ci dans son récit, de mettre à jour les présupposés, les implicites relevant du contexte du discours qu'il présume partager avec lui. Bref, la détermination du contexte par le biais des traces laissées par le locuteur dans son discours nous fait retrouver l'idée que tout récit s'adresse à un destinataire à propos duquel il construit une image idéale et en fonction duquel il structure son discours

afin d'obtenir l'effet désiré. Il n'y a donc pas, comme l'affirmait Benveniste (1966), d'un côté le discours qui manifeste la présence du locuteur et de l'autre le récit dans lequel le narrateur semble être absent, mais on retrouve plutôt des degrés de manifestation de la présence du locuteur dans les faits de langage.

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